A l’occasion du centenaire de sa naissance, « Albert Camus, citoyen du monde » s’expose à la Cité du Livre d’Aix-en-Provence jusqu’en janvier 2014. Journaliste et dramaturge, écrivain et moraliste, le plus jeune Nobel français conjugua en permanence, dans sa vie comme dans ses écrits, la révolte et le doute. Décryptage en compagnie d’Agnès Spiquel, présidente de la Société des études camusiennes et l’une des chevilles ouvrières de l’exposition.
Camus, « l’homme révolté » et le penseur du doute, ne cessera donc d’alimenter débats et vaines polémiques ! De son vivant, comme plus de cinquante ans après sa mort : hier à propos du stalinisme et de l’Algérie, aujourd’hui à propos de la tenue de l’exposition initialement prévue sous l’égide de « Marseille-Provence, capitale européenne de la culture 2013 »… Face aux pressions et débats politiques plus ou moins nauséeux autour de la figure d’Albert Camus, Benjamin Stora d’abord, le grand spécialiste de la guerre d’Algérie, fut mis devant le fait du prince lorsque les organisateurs de MP13 supprimèrent l’événement du programme en mai 2012, le philosophe Michel Onfray ensuite renonça à prendre la relève. Au final, outre Marcelle Mahasela, responsable du Centre Albert-Camus à Aix-en-Provence, quatre des meilleurs spécialistes de l’auteur du « Malentendu » (Marie-Sophie Doudet, Pierre-Louis Rey, Agnès Spiquel et Maurice Weyembergh) composeront le comité scientifique d’une toute autre exposition.
« Camus est une figure irrécupérable », souligne d’emblée Agnès Spiquel, l’une des exégètes du Prix Nobel de littérature en 1957 et présidente de la Société des études camusiennes, « son nom et son œuvre s’inscrivent dans la durée, contrairement à ceux qui tentent de se les approprier ». La formule « La parole et l’acte », dont usait avec justesse l’éminente et regrettée historienne Madeleine Rebérioux pour définir Jean Jaurès, le tribun du socialisme et fondateur de L’Humanité, s’accorde pleinement à « La pensée et l’action » de Camus, l’ancien journaliste d’Alger Républicain et de Combat, l’auteur de « L’étranger » et de « L’homme révolté ». Morale politique et justice sociale : tels furent les maîtres – mots jamais démentis du natif d’Algérie.
Enfant de la laïque
Albert Camus ? Un enfant du peuple et de l’école républicaine, orphelin d’un père mort aux premières fureurs de la guerre de 14 et bambin aimant d’une femme de ménage, pauvre à défaut d’être miséreux… Face à la précocité de son élève, Louis Germain son instituteur n’hésitera pas à prendre en main le destin scolaire du petit Albert, lui donnant des cours particuliers le soir et le préparant à l’examen des bourses. Une affection envers son maître auquel Camus dédiera son discours de réception au Nobel… « Très tôt, Camus affiche son désir d’écriture », souligne d’ailleurs Agnès Spiquel, « dès l’âge de 17 ans, puisque « la littérature peut tout dire » écrit-il, il affirme qu’il veut devenir écrivain. Aussi, très vite il se mêle de tout ce qui bouillonne à Alger ». Le football bien sûr, sa grande passion, mais aussi le théâtre pour lequel il écrit et met en scène, la philosophie dont il prépare l’agrégation… Las, atteint de la tuberculose, il se voit sanctionné de la double peine : interdiction d’enseignement et de présentation aux concours universitaires !
La déception évidemment, mais pas le découragement pour le jeune homme qui se lance déjà dans une intense activité sociale et culturelle. Mais aussi politique avec son adhésion en 1935 au PCA, le parti communiste algérien, qu’il quitte deux ans plus tard plus tard, ensuite journalistique avec son entrée en 1938 à la rédaction d’Alger Républicain où il publiera ses grands reportages « Misère de la Kabylie », … « Des articles et des engagements qu’il payera cher », commente l’universitaire à la faculté de Valenciennes, « tant son vain soutien au projet de réforme Blum – Viollette sur le droit de vote des musulmans algériens que la censure qui frappe Soir Républicain : sans travail et sans argent, ayant commencé la rédaction de « L’étranger », il quitte Alger en 1940 pour gagner Paris occupé ».
Journaliste, écrivain
Et de rejoindre alors les réseaux de la Résistance, puis le journal Combat clandestin avant d’en assumer la rédaction en chef et les éditoriaux à la Libération… En 1947, il quitte le journal alors qu’il a déjà publié L’étranger, Le mythe de Sisyphe et Caligula. Paraît bientôt La peste, son nouveau roman salué par Sartre. D’aucuns auraient pu déjà percevoir, dans son écriture, la haute conscience morale dont Camus charge l’engagement politique. Dès 1945, dans un concert de louanges international auquel se joint Mauriac, au lendemain de l’horreur atomique qui signe la capitulation du Japon, Camus seul dénonce ouvertement dans Combat la barbarie humaine scientifiquement industrialisée : jamais la fin, même la signature d’un accord de paix, ne justifie les moyens ! Et l’auteur des Justes signe son arrêt de mort au peloton d’exécution de l’intelligentsia française, composé de Sartre et des membres de la revue des Temps Modernes, avec la publication en 1951 de L’Homme révolté. Une rupture philosophique, politique et humaine avec le chantre de l’existentialisme, une rupture surtout avec tous ceux qui justifient dans la marche de l’histoire les crimes commis en son nom. « Chez Camus, les idées sont enracinées dans la réalité concrète, les concepts naissent d’abord de l’expérience, tant politique que philosophique », commente Agnès Spiquel, « Camus est avant tout un homme de convictions, pas de certitudes ». Ainsi s’expliquent son attitude et ses prises de position multiples au sujet de l’Algérie, le berceau de son cœur et le soleil de son enfance, la grande tragédie qui le réduira à terme au silence parce que jamais l’acte de terrorisme, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne, ne trouvera grâce à ses yeux !
De l’absurde au doute
Camus s’empare très tôt de la « question algérienne », il suffit de relire ses étonnantes et passionnantes Chroniques algériennes d’une lucidité à toute épreuve. Sur l’incurie et l’aveuglement du pouvoir colonial, sur la misère et la révolte qui gronde de l’autre côté de la Méditerranée… Jusqu’au bout, il plaidera la cause d’un chemin étroit à emprunter, « entre les deux abîmes de la démission et de l’injustice », pour essuyer au final les reproches et invectives tant à propos de ses paroles que de ses silences. « Pour Camus, oser proposer une troisième voie ne signifie aucunement qu’il se contente de la voie du juste milieu », précise Agnès Spiquel, « c’est encore une fois le moraliste qui pense et s’oppose de la même manière tant au fascisme qu’au stalinisme. La règle de conduite qu’il s’impose n’est jamais celle du repos. Chez Camus, il y a une justesse du mot qu’il faut entendre et reconnaître ». D’autant que, si Camus a connu et connaît la dureté et l’absurdité de la vie pour en parler aussi bien dans son théâtre que dans ses romans, il en expérimente aussi, à cause de la maladie et de la mort qui rôde, l’éventuelle brièveté et fragilité… D’où le doute, voire le désespoir, qui s’empare alors de ce croqueur impénitent de la vie devant l’incapacité qui le ronge progressivement à se faire comprendre, à parler et à écrire. Camus préfèrera toujours la terre et sa mère aux joutes intellectuelles, c’est un homme de corps et de cœur qui pense l’abstrait au pluriel dans la palette du concret. Une preuve ? « Les plus grands bonheurs de Camus : vivre la fraternité d’un collectif », constate l’universitaire, « la solidarité de l’équipe de football, la ferveur d’une compagnie de théâtre, la chaleur des ouvriers du Livre à l’heure du bouclage ».
Albert Camus ? Une œuvre, une pensée, une morale qui ravissent encore les jeunes générations, bien au-delà des frontières hexagonales. Propos recueillis par Yonnel Liégeois
Une expo, une diversité de regards
« Dans l’idée que le monde est une cité, l’exposition Albert Camus citoyen du monde veut montrer l’être-au-monde de Camus dans son rapport à la nature, à ses ami(e)s, à l’actualité, aux autres penseurs, à son siècle, à la tragédie humaine, au bonheur », commente Agnès Spiquel. « Elle le fait à partir des mots et phrases de Camus qui sont proposés, de manière mouvante, sur des écrans, que relaient des vitrines présentant des photos, manuscrits, documents. L’ensemble constitue un parcours en dix étapes (lieu, amitié, métier, jeu, langage, guerre, histoire, pensée de midi, amour, royaume) qui permettent de traverser la vie, la pensée et l’œuvre de Camus ». Ces dix étapes font ressortir à la fois la diversité et l’intensité de la présence de Camus au monde. « L’exposition met ainsi en évidence combien la pensée et l’œuvre de Camus se nourrissent du réel : sensations, sentiments, expériences. Elle permet aussi de percevoir à quel point Camus avait « l’art de la formule », non comme une manière de jouer avec les mots mais comme cette densité de langage qui résulte de la force de l’expérience et de la pensée ».
Pourquoi Camus parle autant aux hommes du XXIe siècle ? « Pour des raisons multiples », souligne l’universitaire. « C’était un esprit libre : il refusait les embrigadements, les étiquettes toutes faites, les solutions tranchées de manière simpliste au nom d’idéologies préexistantes. Il avait le sens de la nuance, une conscience aiguë de la tension – difficile mais féconde – entre des pôles opposés. Il défend les principes éthiques, entre autres en politique : pour lui, la fin ne justifie jamais les moyens. Il ne se paie pas de mots, ne prostitue pas le langage mais recherche autant la justesse que la justice. Il est lucide sur le tragique de la condition humaine mais défend le droit au bonheur. Enfin, il écrit admirablement bien ! ».
« Albert Camus, citoyen du monde », le magnifique album de l’exposition. Riche de nombreux documents, photographies et textes inédits (Gallimard, 208 p., 29€)
De Hugo à Camus
Agnès Spiquel l’avoue, « depuis plusieurs années je suis devenue une familière de Camus ». Plus fort encore pour la désormais Présidente de la Société des études camusiennes, « je me rappelle, jeune enseignante en littérature française, ma première inspection se déroula lors d’un cours sur Camus ». Et pourtant, le premier amour littéraire d’Agnès Spiquel ne se nomme pas Albert, mais Victor ! « J’ai fait ma thèse sur l’œuvre de Victor Hugo. Au final, je trouve nombre de similitudes entre ces deux grands noms de la littérature, l’un et l’autre témoins et acteurs de l’Histoire : Hugo à l’heure du coup d’état de 1851, Camus dans la tourmente de ce qui deviendra la guerre d’Algérie ».
Que lire d’emblée pour entrer de plain-pied dans l’œuvre et la pensée de Camus ? Le Premier Homme, conseille sans hésiter Agnès Spiquel, « toute la vie et les convictions de Camus se retrouvent d’une page à l’autre ». Et de poursuivre la lecture, selon l’universitaire de la faculté de Valenciennes, avec les Chroniques algériennes et « Camus à Combat ». Journaliste, essayiste, romancier et dramaturge, le prix Nobel 1957 se révèle et s’impose vraiment comme une grande plume !
En savoir plus
A lire : les quatre volumes des Œuvres complètes publiées dans la Pléiade chez Gallimard, sous la direction de la regrettée Jacqueline Lévi-Valensi. Tous les titres sont disponibles aussi chez le même éditeur en Folio dont La mort heureuse présenté par Agnès Spiquel.. Cahier Camus, dirigé par Raymond Gay-Crosier et Agnès Spiquel (Ed. de L’Herne, 376 pages, 39€).
A paraître prochainement : « Œuvres d’Albert Camus », dans la collection Quarto Gallimard avec une préface de Raphaël Enthoven (1536 p., 29€), « Le monde en partage, itinéraires d’Albert Camus », de Catherine Camus (Gallimard, 240 p., 35€)
A écouter : « La peste » lue par Christian Gonon, de la Comédie Française (CD Gallimard). Conférences et tables rondes organisées à la Cité du livre d’Aix-en-Provence : le 25 octobre à 18h30, conférence « Camus, homme du peuple » avec Marie-Sophie Doudet, suivie à 20h30 de la projection d‘Espoir. Le 8 novembre à 18h30, table ronde « Alexis Léger, Albert Camus et l’Europe » avec Henriette Levillain, Agnès Spiquel, Marie-Sophie Doudet et Georges-Henri Soutou, animée par Antoine Spire. Les 14 et 15 décembre, tables rondes avec des personnalités et de grands noms de la littérature française et étrangère, en hommage à la dernière conférence publique d’Albert Camus donnée à Aix-en-Provence le 14 décembre 1959.
A savourer : « La postérité du soleil ». Avec la complicité de René Char, les textes de Camus sur les photographies d’Henriette Grindat (Gallimard). « L’étranger« , illustré par José Munoz (Futuropolis-Gallimard, 22€).
A se procurer : « A Albert Camus, ses amis du livre », le témoignage d’amitié des ouvriers de l’imprimerie à leur rédac’chef (Gallimard).
J’ai bien appris !
Un Homme tel qu’on les aime.
Un très bel article.
Merci, cher ami, au plaisir de partager votre semblable enthousiasme sur un autre sujet.
Bien à vous, au plaisir de vous retrouver en 2014 !
Yonnel Liégeois