Il est 9h, ce matin de juillet. Denis pousse lentement le portillon du jardin. Il avance d’un pas puis observe un temps d’arrêt, les deux pieds légèrement écartés, ses larges mains sur les hanches. Ses grands yeux bleus fixent le jardin et le pavillon dressé une trentaine de mètres devant lui. Il passe ses doigts dans sa longue chevelure blanche et caresse son épaisse moustache. Une minute s’écoule ainsi.
Trois pas dans l’allée de gravillons. Nouvel arrêt. Les pensées se bousculent dans sa tête. Tant d’années dans ce lieu. Le temps est passé si vite. Il avait fini par croire que ce jardin et cette maison lui étaient associés à vie, comme accrochés à son existence. Aujourd’hui, il faut bien s’y résoudre. L’heure du départ est proche.
Long soupir.
Denis progresse à pas pesant. Il effleure le massif d’hortensia, s’approche d’un rosier, hume le parfum d’une fleur. Il est maintenant au milieu de la pelouse. Il se glisse sous un arceau de bois, couvert de feuillage. À deux pas de l’entrée de la maison, il oblique sur sa droite et se dirige vers une cour cachée par un muret. Au centre, un bassin rond, couvert en partie par des nénuphars… Trois chaises et deux bancs adossés à un parterre de fleurs des champs : Denis a toujours été sensible à cet endroit paisible.
Il replace une chaise, descend quelques marches qui le mènent à l’ombre d’un petit sous-bois. Il contourne la bâtisse par un escalier en pierre, les rambardes couvertes de lierre. Sur sa gauche, devant l’entrée de la maison, s’élève un imposant épicéa : un ami auprès duquel il se sent bien. Comme chaque jour, il pose les mains sur le tronc en signe de salut, peut-être aussi pour y puiser un peu de sa puissance. Il reprend ensuite l’escalier qui s’enfonce entre deux bosquets. Un virage à gauche, un nouveau muret, quelques marches et voici Denis face aux vignes qu’il scrute, bras croisés.
Son regard s’éloigne du terrain, vers la rue Saint-Vincent, la rue des Saules et son célèbre cabaret : Le Lapin Agile. Quel superbe coin de Paris ! Denis n’en finit pas de se dire qu’il quitte un lieu magique, une situation privilégiée. Mais la vie est ainsi faite, sa décision est irrévocable. Il faut tourner la page.
Il revient sur ses pas. Ultime coup d’œil à l’épicéa. Il ouvre la porte – fenêtre de la maison et franchit la salle, sans prêter attention aux tableaux et aux sculptures. Une fois dans la cour, il s’assoit sur un petit banc, la tête entre les mains. Encore tout chaviré par ce tour dans le parc.
Une voix le tire de ses songes.
– « Denis, tu peux venir me voir s’il te plaît ? »
Il dresse la tête, se lève, rejoint la femme qui l’a interpellé.
– « Tu peux me suivre ? Nous avons à régler les dernières formalités. Après quoi, je te laisse tranquille. Surtout, n’oublie pas de revenir demain midi. Nous tenons à fêter ton départ comme il se doit. Après 30 ans de bons et loyaux services au musée Montmartre, la retraite d’un gardien, ça s’arrose ! »
– « Merci, vous êtes tous trop gentils », murmure Denis.
Ses yeux s’arrêtent sur le bâtiment d’entrée. À l’étage supérieur, il observe les baies vitrées d’un atelier de peinture occupé un temps par Suzanne Valadon. Cette partie du musée sera bientôt restaurée.
– « Je reviendrai voir tout çà. En visiteur, cette fois-ci ».
Philippe Gitton