Le 27 février 2013, disparaissait Stéphane Hessel. Avec lui, s’éteignait un grand nom de la Résistance, un infatigable défenseur du respect de la dignité humaine et du droit des peuples à disposer de leur avenir, un amoureux fou de la vie et de la poésie. En hommage à cette imposante figure au regard vivifiant, Chantiers de culture propose à ses lecteurs l’entretien qu’il nous accordait en décembre 2010 lors de la sortie d’« Indignez-vous ! » aux éditions Indigène.
Un homme de lumière
Il n’a reçu aucun prix littéraire et, pourtant, il a plafonné au firmament des ventes ! Pas vraiment un pavé de l’édition, juste un petit ouvrage d’une trentaine de pages : « Indignez-vous ! », un vibrant et passionné cri d’espoir… Le souvenir est vivace, l’empreinte profonde : rencontrer Stéphane Hessel, c’était plonger à cœur perdu dans un authentique bain de jouvence ! Tendresse du regard, chaleur de la main, élégance du verbe. Le révolté d’hier ne cultivait pas la sagesse du repenti, il était un paradoxe vivant : la douceur de la gazelle et la vigueur du lion ! Qui se faisait discret sur son parcours personnel pour devenir insatiable et gouleyant sur ses convictions et idéaux. Hessel ? Un « homme de bien » comme on l’entendait en des temps révolus, un « juste » comme on le dit de certains depuis le mitan du siècle écoulé. Un homme de lumière, l’humanisme incarné.
Yonnel Liégeois – Merci d’abord, cher monsieur Stéphane Hessel, d’accepter ce rendez-vous en dépit d’un agenda surchargé. La rançon du succès, en quelque sorte ?
Stéphane Hessel – Je vous en prie, c’est un plaisir pour moi. Pour vous confesser d’emblée que les responsables de la maison d’édition Indigènes, et moi-même, sommes tout à la fois étonnés et ravis de l’accueil du livre par un large public. Son succès tient surtout à Sylvie Crossman qui l’a mis en musique. Je luis dois beaucoup, tant sur le format que sur la longueur. C’est elle qui a pensé qu’il fallait un texte court et un peu agressif, avec ce titre audacieux et ambitieux « Indignez-vous ! ». C’est ainsi que l’ouvrage est né pour susciter un extraordinaire engouement. Visiblement, jeunes et moins jeunes qui le lisent le trouvent superbement intéressant. Je viens de recevoir la lettre d’un grand-père m’informant qu’il m’envoie vingt-cinq exemplaires de la brochure, « j’ai quatre enfants et onze petits enfants, je vous prierai de me les dédicacer pour eux » !
Y.L. – N’est-il pas emblématique, voire symbolique de votre parcours, d’habiter à l’angle de l’avenue Jean-Moulin ?
S.H. – Je vous l’avoue, je n’ai pas choisi cet appartement uniquement pour cette raison, mais je fus ravi de le constater ! Jean Moulin fut d’autant plus important dans ma vie que je l’ai rencontré à Londres lorsqu’il venait en mission rapide auprès du Général de Gaulle. Je lui ai serré la main sans connaître son nom, qui demeurait secret à l’époque. Engagé moi-même au sein du B.C.R.A (les services secrets, ndlr), j’ai suivi pas à pas ses efforts en vue de l’unification des mouvements de résistance et je fus traumatisé par sa mort. Un moment d’autant plus tragique qu’il venait de faire ce qui demeurait son objectif : créer et présider le Conseil National de la Résistance au nom de de Gaulle. Oui, Jean Moulin m’est si proche qu’en 1958, lors du retour du Général presque à la pointe des baïonnettes, nous avons estimé à quelques-uns que la démocratie était peut-être en péril et nous avons créé un club du nom de Jean Moulin. Pendant six ans, ce club fut au cœur de mes activités.
Y.L. – Votre livre porte un titre fort et provocateur, « Indignez-vous ! ». Pourquoi semblable appel à la révolte morale ?
S.H. – Peut-être d’abord par succession intellectuelle de Jean-Paul Sartre. J’ai fait mes études à l’École Normale Supérieure au moment il était l’écrivain, le philosophe auquel tout le monde se référait. En outre, j’ai eu la chance d’avoir Merleau-Ponty comme « caïman » (un enseignant chargé de préparer les élèves au concours de l’agrégation, ndlr), un philosophe remarquable. Quelle est la percée sartrienne, le nœud de sa pensée ? « Il faut s’engager ». Une notion d’engagement que j’ai traduit par « on devient quelqu’un lorsqu’on exprime son indignation » ! Devant les défis, on peut considérer qu’il n’y a rien à faire, que l’on ne peut rien faire ou bien se dire que telle ou réalité on ne l’accepte pas. Et je vous avoue que monsieur Sarkozy fait bien évidemment partie des personnes qui m’indignent (rires, ndlr) ! Aussi, je n’ai aucun souci pour appeler à l’indignation à un moment où la France est très mal gouvernée.
Y.L. – C’est osé de jouer au rebelle à votre âge ! D’où vient cet optimisme, vous croyez en une avancée forcément positive de l’histoire ?
S.H. – Justement, elle n’est pas forcément positive mais elle peut l’être s’il y a suffisamment de gens qui s’indignent ! C’est précisément ce refus d’accepter l’échec, tant national qu’international des dix premières années de ce nouveau millénaire, qui conduit de l’indignation à l’action. Mon optimisme relève aussi naturellement de ma biographie. Lorsqu’on a eu la chance, comme moi, de passer à travers de grandes épreuves et de ne point y avoir laissé sa peau, c’est déjà pas mal ! En outre, regardez comme le monde a changé en cinquante ans : c’est non seulement Hitler, Staline et même Mao qui ont été remplacés par d’autres personnes, c’est aussi le temps de la décolonisation, c’est aujourd’hui celui de l’alerte à l’avenir de notre planète… Non pas que tout soit réglé mais notre monde a avancé, nous avons travaillé, nous avons fait des progrès, il s’agit maintenant d’apporter de nouvelles réponses à de nouvelles questions.
Y.L. – Comme vous le suggérez, avoir expérimenté la déshumanisation la plus extrême de ce qui constitue notre humanité, avoir fait l’expérience des camps autorise- t- il ce regard chargé d’optimisme ?
S.H. – Je ne sais pas mais, en tout cas, on devient plus sensible au « triste » que courent les sociétés humaines Car enfin, souvenons-nous que la société allemande de 1933 était une société cultivée, au riche passé littéraire et artistique. En l’espace de quelques années, elle s’est laissée manipuler pour donner corps à une véritable barbarie. La civilisation est fragile, ne l’oublions jamais, c’est ce que j’appellerai l’héritage des camps. En ne confondant pas les camps d’exterminations des juifs que je n’ai pas connus, une tâche noire sur l’humanité, inconcevablement horrible, avec ceux de Buchenwald et de Dora où je fus déporté… Ce dernier, certes, était plutôt destiné à tuer qu’à sauver, il était aussi barbare.
Vous m’autoriserez une digression sur la notion même de camp : où qu’il soit et quel qu’il soit, même un camp de réfugiés censé protéger une population, il est une façon de concevoir l’homme qui donne naissance à la brutalité, à la servilité. Nous sommes entrés dans une conception de la société à forts relents sécuritaires, dont le camp est la forme la plus aboutie. Pour en revenir à Dora, j’ai plus souffert du froid que de la torture ou de la faim. Ce ne fut pas une catastrophe pour moi, je ne suis pas un être catastrophé, mais je l’ai vécu avec bien des gens qui l’étaient et dans des conditions qui y tendaient. Je parle volontiers de ma chance, rien que d’appeler sa biographie « Danse avec le siècle » (Ed. du Seuil, ndlr) est signe chez moi d’une certaine joie de vivre ! Une remarque, cependant, ne pas tout à fait confondre optimisme et joie de vivre…
Y.L. – Plus qu’une nuance, à vrai dire…
S.H. – Si l’on dit « il est optimiste : quoiqu’il arrive, il trouve ça bien ! », c’est de la naïveté… Au contraire, j’essaye aussi de comprendre les choses qui vont mal et contre lesquelles il faut réagir. On a titré un documentaire tourné à mon sujet « Sisyphe heureux », c’est pas mal, c’est assez bien trouvé ! J’ai essayé effectivement de m’atteler à la solution de nombreux problèmes, le développement – l’immigration – la lutte contre le totalitarisme, j’ai essayé de soulever des rochers, beaucoup sont retombés, il faut les remonter mais je le fais sans perdre le goût de la vie. Voilà un peu ce qui me caractérise, voilà pourquoi beaucoup d’amis sont ravis de converser avec moi, prétextant que je leur donne de bonnes raisons de ne pas perdre pied et de continuer à travailler !
Y.L. – Est-ce justement ce goût de la vie qui vous conduit à affirmer que le programme du Conseil National de la Résistance, adopté en mars 1944, se révèle d’une brûlante actualité ?
S.H. – C’est un texte très utilisable. D’abord parce qu’il est court, vous connaissez mon penchant pour les textes courts, ensuite parce qu’il dit l’essentiel… A mon avis, il existe des valeurs universelles qui, pour moi, sont les valeurs historiques de la gauche au sens premier du terme. Celles de la Révolution Française, celles des fondements de la Troisième République, celles des efforts de libération portés par le C.N.R … Ces valeurs-là sont tellement importantes que la succession historique n’y change rien. Du fond du Moyen-âge jusqu’à 1945, de 1789 à 2010, elles demeurent ces valeurs sur lesquelles fonder un espoir dans la bonne marche des sociétés : des moyens d’existence assurés à tous les citoyens, la primeur de l’intérêt général sur l’intérêt particulier, le juste partage des richesses contre le pouvoir de l’argent. En trois mots, encore une fois une formule très courte, ces chose-là sont dites : Liberté, Égalité, Fraternité !
Ajoutons que ces valeurs sont plus gravement mises en question à certains moments de l’histoire. Telle est la réalité aujourd’hui, le socle des conquêtes sociales de la Résistance est ébranlé. La seule remise en cause de ces valeurs essentielles suffit, et devrait suffire à quiconque, pour s’indigner et tenter de travailler à un avenir positif pour notre pays. Les choses sont relativement simples pour moi. Après vingt ans d’un gouvernement de droite, il est temps qu’advienne un gouvernement de gauche Avec la conjonction du Parti communiste, du Parti socialiste et d’Europe Écologie qui y ajoute ce qui me tient très à cœur maintenant, la Terre, voilà les forces sur lesquelles on peut construire un avenir autre. Avant même l’élaboration de tout programme électoral, il importe cependant que ces diverses forces politiques acceptent et reconnaissent ces valeurs essentielles.
Y.L. – Des valeurs portées dans le programme du CNR en 1944, des valeurs proclamées dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en 1948 : entre l’un à portée nationale et l’autre de dimension internationale, où se fait la jonction selon vous ?
S.H. – Avec la création de l’ONU, bien sûr. Les hommes qui ont élaboré le programme du CNR n’avaient ni responsabilité ni pouvoir dans la gestion du pays, ils s’appuyaient juste sur leur grande liberté face au gouvernement de Vichy. Sans contrainte mais avec ambition, sans obligation de se demander si les choses seront réalisables ou non, ils ont simplement couché sur le papier ce qui serait fort et utile à la Nation au lendemain de la victoire sur l’ennemi… Idem pour les rédacteurs de la Déclaration Universelle : des hommes choisis par le secrétaire général de l’ONU et non par leurs gouvernements respectifs, c’est lui qui a voulu une équipe libre et indépendante, au sein de laquelle il faut souligner le rôle moteur du français René Cassin ! Certes, il était autrement plus compliqué de rédiger un texte qui s’adresse au monde entier, dans ses droits et libertés. Ce texte à portée universelle, dont les sociétés avaient besoin au sortir de la guerre, nous ramène à notre « indignez-vous » initial, justement par cet « avoir besoin ». Je crois qu’il y a des choses dont une société a vraiment besoin à un moment de son histoire.
Aujourd’hui, nous avons besoin de ce que nous avons essayé de mettre dans ce texte et qui représente un changement profond par rapport à ce que nous subissons. Dont un point qui me tient très à cœur, que l’on appellera immigration d’un mot un peu vague : nous avons besoin de constituer partout dans le monde, notamment en Europe et particulièrement en France, des sociétés multiculturelles capables de comprendre ce qui se passe autour d’elles. Toute politique qui rejette les Roms et met des gens à la porte parce qu’ils sont clandestins, toute politique de ce genre est scandaleuse. D’où, à juste titre, notre indignation… Même chose au regard de l’écart abominable entre la très grande pauvreté dans le monde et la pauvreté assez grande en France, entre la très grande richesse dans le monde et la richesse assez grande en France : c’est un scandale contre lequel il est bon de s’indigner, maintenant ! Penseurs, philosophes et sociologues, nous aident à pointer du doigt les problèmes majeurs à résoudre. Pour ma part, je suis un admirateur d’Edgard Morin et de son ouvrage « La méthode », dont le dernier volume porte précisément le titre « Éthique ». Une réflexion importante pour moi, signifiant qu’au nom de certaines valeurs morales on peut conduire une société vers un meilleur équilibre.
Y.L. – Et vers ce meilleur équilibre auquel notre monde doit tendre, une réalité qui focalise aujourd’hui tant votre attention que votre indignation : la Palestine et son devenir ?
– Tous, au sortir de la guerre, nous avons considéré que l’extermination des juifs par les nazis constituait pour l’humanité un problème qui ne pouvait rester sans solution. D’où la volonté de leur donner un État sur la terre ancestrale dont ils se réclamaient, et de permettre aux populations arabes qui l’habitaient d’y revenir, une fois la paix rétablie… Ce qui ne s’est jamais produit et, en 1967, un état fort remporte une victoire extraordinaire : c’est là que « l’hubris » (l’orgueil, la démesure, ndlr) israélienne a commencé. « Nous pouvons faire tout ce que nous voulons, personne ne va nous y empêcher, nous sommes chez nous puisque Dieu nous a donnés ces terres, et non les Nations Unies. De Dieu ou des Nations Unies, qui est le plus fort ? » Pour Israël la réponse est évidente, pour la communauté internationale il en va tout autrement.
Depuis 1967 donc, je considère que les textes adoptés par l’ONU, les résolutions 242 – 238 et 195, nous obligent à exercer toute action possible pour empêcher Israël de continuer à ignorer la Palestine, à faire comme si elle n’existait pas. Parmi les israéliens, j’ai des amis très chers qui pensent comme moi, las minoritaires. En fait, je me trouve en opposition ouverte avec des gens pour qui toute critique de l’État d’Israël s’apparente à de l’antisémitisme. C’est d’autant plus ridicule lorsqu’on est comme moi à moitié juif et que l’on a combattu le nazisme, ce n’est pas très normal de subir une telle accusation ! Au final, ça m’est tout à fait égal, je n’en souffre pas, ce sont mes accusateurs qui souffrent, tel le dénommé Taguieff. Comme je l’écris dans le livre, je suis allé à Gaza en 2009 grâce à mon passeport diplomatique et j’en témoigne, Gaza est une prison à ciel ouvert pour un million et demi de Palestiniens. Nous sommes nombreux en France avec les associations pro – palestiniennes à défendre le droit des Palestiniens à un État, comme le stipule d’ailleurs la Déclaration Universelle à l’égard de tout peuple. Sur ce sujet comme pour le reste, il faut espérer, il nous faut toujours espérer. D’où mon appel pressant à s’indigner, résister et créer ! Propos recueillis par Yonnel Liégeois