« C’est pour toutes ces raisons qu’au nom de la CGT, je vous appelle à rejeter le projet de restructuration. Nous passerons parmi vous dès aujourd’hui avec la pétition des syndicats. Si la direction reste sourde aux revendications du personnel, nous devrons, c’est certain, monter d’un cran le niveau de la lutte ».
Patrice plie sa feuille de papier, la glisse dans sa poche. Quelques applaudissements retentissent. Les agents retournent sur leur poste de travail. De son côté, Julien continue de trier le courrier, les écouteurs dans les oreilles.
En fin de matinée, de retour au bureau, Julien classe les lettres recommandées qu’il n’a pas délivrées pendant sa tournée. Pétition en main, Patrice s’approche de lui.
– « Excuse-moi, tu as deux minutes pour lire la pétition ? »
– « Je ne suis pas intéressé, je suis intérimaire, tu le sais bien », rétorque-t-il sèchement
– « Justement », souligne Patrice, « les gens comme toi ont des raisons supplémentaires de s’opposer aux suppressions d’emplois. Moins d’effectifs, moins de chance d’être embauché »
– « De toute façon, je ne suis pas d’accord avec vous. Vous protestez contre les réorganisations qui vont dégrader les conditions de travail mais tu as vu l’heure à laquelle on rentre de tournée ? Il est 11h30 et j’ai déjà fini. Et moi, je ne cours pas. La plupart sont là depuis une bonne demi-heure. On est payé jusqu’à 13h15, je te rappelle. Comment vous pouvez gueuler contre la direction qui cherche à nous faire faire les horaires normaux de boulot ? »
– « C’est ce que dit la directrice. Vous ne faites pas vos heures, peut-être, mais à quel prix ? L’intensité du travail augmente, les cadences de tri sont de plus en plus élevées… »
– « Arrête ta chanson avec les cadences infernales », s’énerve Julien. « À la CGT, vous êtes complètement à l’ouest. Y’a des mecs qui ont des raisons de se plaindre, les chauffeurs routiers, les marins pêcheurs, les manœuvres du bâtiment, eux ils en chient, et je ne te parle pas des travailleurs dans les pays sous-développés… Mais à la Poste, on se la coule douce. Franchement. Y’a pas de quoi la ramener »
– « Donc, si je te suis, les postiers doivent se contenter de leur sort, accepter des salaires misérables pour… »
– « Écoute, ne te fatigue pas, je connais le discours. Vous êtes dans votre bulle. Pas étonnant que les syndicats se cassent la gueule »
– « Si les syndicats se cassent la gueule, comme tu dis, c’est parce qu’il y a des gars comme toi qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, qui acceptent la régression sociale. C’est triste de voir ça. Vous vous préparez un bel avenir. Enfin, je ne veux pas t’emmerder plus longtemps. Je dois voir des gens qui, eux, veulent se battre pour notre intérêt commun.
– « Oui, c’est ça les camarades, luttez ».
Patrice rejoint Frédéric, un adhérent de la CGT. « Alors, ça signe ? », lui demande-t-il.
– « C’est plus difficile que je le pensais. Il faut dire qu’il y a de sacrés cas, le jeune intérimaire là-bas, par exemple. Je viens de discuter avec lui. « Y’a pire ailleurs, faut pas se plaindre. Les syndicats ne servent à rien ». Putain, c’est à pleurer, tu vois le genre ».
Poussant un diable chargé de colis, Julien et Lola se rendent aux guichets de la Poste de la rue Ordener. Une dizaine de mètres avant l’entrée, un petit groupe interpelle les passants, distribue des tracts. Les deux jeunes s’approchent. Julien reconnait Patrice, qui s’avance vers lui, un badge CGT sur la poitrine.
– « Tiens, j’espère que tu jugeras cette information digne d’intérêt », lâche-t-il d’un ton grinçant. « Nous protestons contre la fermeture d’une entreprise de nettoyage. On peut penser qu’il y a pire sur terre, mais nous avons choisi de ne pas laisser faire ».
– « Je vais en prendre connaissance, je ne suis pas aussi borné que tu le crois », lui dit-il en poursuivant son chemin.
– « On vient de croiser un de tes meilleurs amis ! », ironise Lola.
– « Oh, je n’ai rien personnellement contre lui. C’est un mec buté, il n’a pas compris qu’on n’est plus dans les années 60. Je reconnais malgré tout qu’il est dévoué. Dommage qu’il se trompe de combat ».
Soudain une voix s’élève. « Salut, Julien ». Un homme sort du groupe de syndicalistes. Julien se retourne.
– « Alors, toujours en plein boum ? »
– « Bah, comme tu vois », répond Julien
– « Ça marche les dons, apparemment ? »
– « Pas trop mal. Tu m’excuses, je ne m’attarde pas, on est déjà à la bourre pour déposer les paquets »
– « Pas de souci, tu salueras tes parents de ma part »
– « Je n’y manquerai pas. Salut, Alain »
Patrice rejoint Alain. « Tu le connais, ce mec ? »
– « Oui, c’est le fils d’un ancien voisin. Un chouette gars. Tu le connais ? »
– « Comme ça, sans plus. Il travaille à la Poste en intérim. Nous avons des relations un peu tendues. Les syndicats, c’est pas son truc »
– « Ah bon ! C’est étonnant parce qu’il est pas mal investi dans une association pour aider les haïtiens. Il envoie du matériel là-bas. Il récolte souvent des médicaments. Des affaires pour l’école, tout ça… »
– « C’est surprenant », constate Patrice.
Quelques jours plus tard, Julien traverse son service. Il est 13h30. La grande salle est déserte. Il entrevoit Patrice et la directrice dans le bureau d’un chef d’équipe. Pris par une vive discussion, ils ne le remarquent pas. Julien s’approche, écoute sans se faire voir.
– « Ce n’est pas possible de rester campé sur cette position », tempête Patrice. « Vous devez aider cet agent »
– « Ma responsabilité, M Brisson, est d’organiser le travail pour assurer une bonne qualité de service. Il y a des limites à l’écoute sociale que je ne peux pas franchir.
– « Si vous licenciez Mr Prades, vous lui enfoncez la tête sous l’eau. Vous en êtes consciente ? »
– « Vous faites votre devoir de syndicaliste. Je vous comprends mais je vous le répète, je suis chef d’établissement et… »
– « Non Madame. Il n’y a pas ici un syndicaliste et un cadre dans l’exercice de leurs fonctions. Il y a deux êtres humains confrontés à la détresse d’un autre être humain. Mr Prades est alcoolique. Il est en retard presque tous les matins. Il commet des erreurs dans son travail. Alors, nous devons le secourir, utiliser tous les moyens médicaux et sociaux pour l’empêcher de sombrer encore plus.
– « Je vous ai déjà donné mon point de vue. Mr Prades est ingérable. Je maintien ma demande de licenciement »
– « Je n’en resterai pas là, je vous avertis. Je compte bien agir avec le personnel pour vous contraindre à changer d’avis »
Bouleversé parce qu’il vient d’entendre, Julien s’éclipse sans bruit.
Le surlendemain, un préavis de grève est déposé par les syndicats. Qui appellent également le personnel à manifester devant la direction. L’arrêt de travail est moyennement suivi. À peine la moitié des agents ont cessé le travail. Une cinquantaine de personnes sont présentes au rassemblement. Julien en fait partie.
La semaine suivante, Julien aperçoit Patrice, seul, accoudé au comptoir du Café de la Poste. Il entre et s’installe à côté de lui.
– « Bonjour, je ne te dérange pas ? »
– « Non, pas du tout »
– « Très bien, j’ai un truc à te dire »
– « Ah bon ? J’espère que ce n’est pas désagréable au moins », dit-il en souriant. « Que je n’avale pas mon jus de travers »
– « Non, au contraire. Je voulais te féliciter pour l’action que tu mènes pour défendre Prades »
– « Bah, merci. C’est sympa, mais c’est naturel de défendre un collègue »
– « Non. Tout le monde ne le fait pas avec autant d’humanité et de dévouement. Je passai dans le service, le jour où tu t’es accroché avec la directrice. J’ai entendu la conversation. J’ai été touché par ta sensibilité. Je voulais que tu le saches »
Patrice, déstabilisé par le compliment, se trouble, reste muet quelques secondes. Puis il se reprend.
– « « C’est très gentil de ta part. Je ne sais pas quoi dire. Je suis tellement habitué à ce que tu me voles dans les plumes. J’ai plus de répondant quand tu me traites de syndicaliste ringard »
– « Eh, je te préviens, je n’ai pas changé d’avis sur le discours syndical. Mais je reconnais que votre action est parfois utile et que je me suis trompé sur ton compte »
– « Encore une fois merci », bredouille Patrice, « pourquoi tu viens me dire tout ça maintenant ? »
– « Je quitte la Poste. C’était mon dernier jour, aujourd’hui. Ma mission n’est pas renouvelée »
– « C’est parce que tu as fait grève. À tous les coups ! »
– « Tu crois ? »
– « Pardi. Pourquoi les CDD et les intérimaires ne font jamais grève ? À cause de la trouille d’être viré. Ce que tu as fait était très courageux »
– « N’exagérons rien, il y a des actes plus héroïques ! »
– « C’est sûr. En attendant, tu es balancé. Tu veux qu’on intervienne auprès de la directrice ? »
– « Non merci. Ce n’est pas utile. Ça m’arrange plutôt de partir. J’ai un projet de voyage, avec un job qui semble sur le point d’aboutir »
– « Ah c’est vrai. Alain Perrier m’a dit que tu bougeais beaucoup »
– « Pas mal, oui. En Afrique, en Amérique latine surtout »
– « Tu aides des populations. Comme en Haïti, parait-il ? »
– « J’essaie de faire de mon mieux. Il y a tant de misère à soulager dans le monde. Et puis, j’ai envie de voir ailleurs comment les gens vivent »
– « Moi tu vois, je n’ai jamais eu envie de voyager. J’ai une petite maison en Normandie. J’y passe depuis toujours mes week-ends et mes vacances. C’est là que nous y vivrons notre retraite, mon épouse et moi. Chacun son truc »
– « Chacun ses combats », renchérit Julien, un sourire au coin des lèvres.
– « C’est vrai, je comprends mieux pourquoi tu relativises tellement de choses ici. En tout cas, je me suis rendu compte que tu gagnes à être connu : à l’avenir, j’éviterai de juger trop vite un jeune qui m’envoie sur les roses ! »
– « Et moi de considérer les syndicalistes uniquement comme des dinosaures ! », réplique Julien, un peu gêné par l’aveu de Patrice. Je dois y aller à présent. Bonne continuation »
– « Salut. Porte-toi bien »
– « On se retrouvera peut-être un jour. Pour défendre une cause commune »
– « Sait-on jamais ! »
Philippe Gitton