Le 16 août 1951, il y a 71 ans, Louis Jouvet meurt dans son bureau du Théâtre de l’Athénée. En hommage à l’immense comédien, Chantiers de culture vous propose un entretien imaginaire avec le « patron » de l’Athénée. Un maître dans tous les arts du théâtre.

Yonnel Liégeois – Bonjour, monsieur Jouvet. Quelle étrange destinée, vous avez failli être pharmacien plutôt que comédien !
Louis Jouvet – Comédien, ce n’est pas un métier… Toute ma famille en chœur me l’a chanté et répété avec toutes les variations que comporte l’art de la fugue. J’ai découvert le théâtre au collège, mais à 17 ans j’ai dû m’inscrire à l’école de pharmacie de Paris. Je l’avais juré aux miens et c’est grâce à cette promesse qu’ils m’ont lâché… Pour interpréter des petits rôles tout en passant brillamment mes examens. C’est en 1909, chez Léon Noël au théâtre Montparnasse, que j’ai fait mes véritables débuts de professionnel.
« On fait du théâtre parce qu’on a l’impression de n’avoir jamais été soi-même et qu’enfin on va pouvoir l’être »
Y.L. – En 1911, c’est la rencontre déterminante avec Jacques Copeau. Qui vous demande de devenir son régisseur au futur théâtre du Vieux Colombier…
L.J. – Alors que j’obtiens mon diplôme de pharmacien de première classe en 1913, je rassure Copeau en lui affirmant que « je serai des vôtres ». En octobre, une affiche orange au nom du Vieux Colombier couvre les murs de la rive gauche. C’est un appel « à la jeunesse pour réagir contre toutes les lâchetés du théâtre mercantile et défendre les plus sincères manifestations d’un art dramatique nouveau ». À la première, je joue Macroton dans L’amour médecin. Les critiques remarquent d’emblée mon phrasé particulier et me surnomment « le grand cadavre bègue ». Si j’ai cette diction, c’est évidemment le trac qui me la donne !

Y.L. – Mobilisé comme infirmier en 1914, c’est la guerre et l’horreur des tranchées…
L.J. – Dans le boyau à côté de moi, il y a des Arabes, des Malgaches, des Sénégalais. Que je soigne, réconforte, aide à mourir… Le soir venu, j’allume ma bougie et me plonge dans la lecture de Molière. Autour de moi, des milliers d’yeux m’observent et me regardent : des rats, des centaines de rats ! C’était horrible, insupportable, c’est vraiment des instants où l’on touche le fond.
« Rien de plus futile, de plus faux, de plus vain, rien de plus nécessaire que le théâtre »
.Y.L. – Nouveau directeur de la Comédie des Champs-Elysées, vous créez Knock de Jules Romains en 1923. Un triomphe ?
L.J. – Certes, mais inattendu… André Gide se précipite sur scène pour me féliciter. Pour le public et la critique, désormais, je suis Knock ! Même si le succès de la pièce ne se démentira jamais, je l’ai jouée quelque 2000 fois en 17 reprises, c’est une façon simpliste et commode de voir les choses. L’autre grande rencontre de ma vie ? Jean Giraudoux. Je créerai à la scène la majorité de ses œuvres. Un véritable ami, une vraie complicité littéraire et artistique.
Y.L. – Vous lancez le Cartel en 1927 : un accord inédit entre « théâtreux » ?
L.J. – Notre ambition avec Baty, Dullin et Pitoëff ? Défendre l’esprit du théâtre face à la comédie de boulevard, coordonner nos répertoires, pratiquer une politique commune d’abonnements et de publicité… Chaque associé conserve sa pleine liberté artistique, mais les quatre s’engagent à se solidariser dans toutes les affaires où les intérêts professionnels ou moraux de l’un sont en jeu. Notre communion de vues vivra jusqu’en 1939, date de la déclaration de guerre et de la mort de Pitoëff.
« Le théâtre est une de ces ruches où l’on transforme le miel du visible pour en faire de l’invisible »
Y.L. – Pourquoi avoir quitté la Comédie en 1934 pour l’Athénée ?
L.J. – Les cinq cents places de l’Avenue Montaigne ne suffisaient plus à équilibrer le budget et il faut de l’argent pour que l’œuvre d’art soit une chose parfaite. S’installer sur les boulevards, et alors ? Je n’ai jamais cessé d’être Jouvet, je ne me suis pas déshonoré en changeant de lieu, en prenant la direction du théâtre de l’Athénée. La classe de Giraudoux, c’est cela qui donne la ligne de conduite à mon théâtre : un beau langage, un décor et une mise en scène au service d’un texte.

Y.L. – La Marseillaise, Drôle de drame, Entrée des artistes, Quai des orfèvres, La kermesse héroïque, Hôtel du Nord… 32 films au total, dont plusieurs chefs-d’œuvre : il se dit pourtant que vous haïssez le cinéma ?
L.J. – Foutaises… Demander à un acteur s’il préfère le cinéma au théâtre revient à penser au choix que ferait un poisson entre un vivier champêtre et un aquarium climatisé ! Certes, j’ai toujours considéré le cinéma comme mon « gagne-théâtre ». Il n’empêche, qu’on me donne encore 25 ans à vivre et je montrerai à tous de quoi je suis capable !
« Le cinéma, c’est du théâtre en conserve »
Y.L. – Professeur au Conservatoire, comment définissez-vous votre métier ?
L.J. – D’abord une incompréhensible possession et dépossession de soi. Un art exigeant qui ne relève ni du pur artifice ni de la pure spontanéité. Un exercice qui demande à l’interprète un travail acharné pour s’ouvrir peu à peu au personnage et lui offrir une technique, une voix, un visage. Le « connais-toi toi-même » de la philosophie antique, c’est tout le métier du comédien, tout son art. Se connaître soi-même par rapport à Alceste ou à Marguerite Gauthier, ce n’est pas donné à tous les gens qui font de la philosophie.
Propos authentiques de Louis Jouvet, recueillis par Yonnel Liégeois
Jouvet, à l’avant-garde
Né à Crozon en Bretagne, le 24 décembre 1887, celui qui faillit être prénommé Jésus par sa mère s’éteindra en son bureau du théâtre de l’Athénée le 16 août 1951. Exceptionnel interprète, génialement doué en décors et éclairages, metteur en scène d’une intransigeance absolue, Louis Jouvet maîtrise à la perfection tous les arts du théâtre. Hanté par les œuvres majeures de Molière (L’école des femmes, Dom Juan et Tartuffe), il sera aussi à l’avant-garde du théâtre contemporain : Giraudoux, Genêt, Sartre…
À lire : Le comédien désincarné, de Louis Jouvet (Flammarion, 400 p., 10€). Les Cours de Louis Jouvet au Conservatoire, analysés par ève Mascarau (Deuxième époque, 536 p., 29€). Elvire Jouvet 40, préface de Brigitte Jaques-Wajeman (Actes Sud, 56 p., 12€50). Louis Jouvet, d’Olivier Rony (Folio Gallimard, 416 p., 9€70).