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1962, les accords d’Évian

Le 19 mars 1962, il y a 60 ans, au lendemain des accords d’Évian est instauré un cessez-le-feu entre la France et l’Algérie. La fin d’une opération de « maintien de l’ordre » décrétée en 1954, d’une guerre coloniale qui n’aura jamais voulu dire son nom… Avec un bilan tragique : 400 000 morts du côté algérien, 30 000 du côté français, plusieurs milliers chez les harkis.

Le 1er novembre 1954, en Algérie, les Monnerot, un couple d’instituteurs français, tombent dans une embuscade dans les Aurès. Auparavant, un jeune Français est abattu devant la gendarmerie de Cassaigne (redevenue Sidi Ali après l’indépendance). Le tout nouveau Front de libération nationale (FLN) vient de donner le coup d’envoi de l’insurrection d’un peuple algérien revendiquant son indépendance. Le gouvernement français, dirigé par Pierre Mendès France, riposte par des opérations de «maintien de l’ordre». Et François Mitterrand, le ministre de l’Intérieur, déclare le 5 novembre 1954 : « La seule négociation, c’est la guerre ». Et guerre il y aura, dont le bilan s’établira à 400 000 morts du côté algérien, 30 000 du côté français, plusieurs milliers chez les harkis.

Référendum pour l’indépendance

En 1956, les premières tentatives de négociation échouent du fait d’une initiative de l’armée de l’air française : le détournement de l’avion qui emmène Ahmed Ben Bella, le leader du FLN, du Caire au Maroc. Sa détention à la prison de la Santé rend impossible la poursuite de la discussion. D’autres suivront, notamment en 1958, qui échouent avec l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir au printemps et la chute de la IVème République à l’automne. Incertain après le « Je vous ai compris » proclamé par le général depuis le balcon du Gouvernement général d’Alger le 4 juin, l’avenir de l’Algérie se précise un an plus tard avec l’annonce d’un référendum d’autodétermination. Ce qui cristallise les oppositions. D’un côté, des civils français alliés à des militaires félons ont donné naissance à l’Organisation armée secrète (OAS) animée par la violence du désespoir. De l’autre, le FLN s’est engagé dans une guerre d’usure en vue de peser sur les inévitables négociations.

Elles auraient dû démarrer à Évian au début de 1961. Mais pressentant le danger, l’OAS assassine Camille Blanc, le maire de la ville qui avait accepté de les héberger. D’autres pourparlers sont entamés quelques mois plus tard, sans résultat. C’est aux Rousses, une station de sports d’hiver du Jura, que tout va se nouer en dix jours à compter du 8 février 1962. Dans le plus grand secret : Louis Joxe, ministre des Affaires algériennes, Jean de Broglie, secrétaire d’État au Sahara, et Robert Buron, ministre de la France d’Outre-Mer, arrivent, déguisés en sportifs, devant le chalet du Yéti, un hangar surmonté d’un étage habitable occupé par le couple Lison, qui assurera l’intendance. La délégation algérienne, conduite par Krim Belkacem, arrive de la Suisse toute proche et y retourne chaque soir. Sur la table : le cessez-le-feu, le sort des pieds-noirs, celui du Sahara et des bases militaires, notamment de Mers el-Kébir.

Les Rousses, avant Évian

Avec un ordre de l’Élysée : il faut aller vite. De Gaulle dit à Louis Joxe : « Réussissez ou échouez, mais ne laissez pas la négociation traîner en longueur ». Tandis que la délégation algérienne joue l’usure, l’OAS multiplie les attentats meurtriers, tant en métropole qu’en Algérie. Le 18 février, à trois heures du matin, Louis Joxe tient son « papier » : un cessez-le-feu sera proclamé, les pieds-noirs auront trois ans pour choisir leur nationalité, la France disposera de la base navale de Mers el-Kébir pendant 15ans (elle en demandait 99) et, pour quelque temps encore, des bases de Reggane et Colomb-Béchar pour les lancements de fusées et les essais nucléaires. L’accord des Rousses est soumis à Ahmed Ben Bella, sorti de prison mais maintenu en résidence surveillée, avant le round final de négociations qui se tiendront à compter du 8 mars à l’hôtel du Parc, un palace d’Évian.

Le 18 mars, les délégations se serrent la main, ce qui leur avait été interdit jusque-là. Le cessez-le-feu est déclaré le 19 mars 1962 à midi. Le 8avril, la métropole vote par référendum l’indépendance de l’Algérie, qui la confirmera par le même moyen le 1er juillet suivant. Alain Bradfer

Pleins feux sur l’Algérie

Signé Benjamin Stora et Georges-Marc Benamou, le documentaire en cinq épisodes C’était la guerre d’Algérie tente de faire la lumière sur un conflit qui exacerbe encore les mémoires d’une rive à l’autre de la Méditerranée : de « l’enfumage des indigènes » par l’armée française à l’élimination par le FLN des rivaux de la lutte anticoloniale…

De 1954 à 1962, une sale guerre de huit ans racontée dans toute sa complexité en près de cinq heures d’images et de commentaires. Fort d’archives inédites et de témoignages de premier plan, un document d’une qualité rare qui explique plus qu’il ne justifie, interroge plus qu’il ne conclue, met en perspective plus qu’il ne schématise… Entre douleurs et rancœurs, une série de haute teneur et au souffle libérateur qui se veut plaidoyer pour une histoire éclairée et assumée par chacun des protagonistes. Yonnel Liégeois

Disponible jusqu’au 12 juillet, sur la plate-forme de France.tv

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14-18, des animaux de guerre

Le 11 novembre, la ville de Montreuil (93) rend hommage aux animaux morts pendant la Première Guerre mondiale. Une plaque, sculptée par l’artiste Virgil, est apposée dans le cimetière de la ville. Retour sur une hécatombe

Ils n’ont eu d’autre sépulture que les champs de la Somme et de la Marne sur lesquels ils sont tombés, les carnassiers les débarrassant de leur chair pour s’en nourrir. Ils furent les derniers auxiliaires vivants des armées en guerre. La Grande Guerre a tué, les deux camps confondus, 9,7 millions de militaires et 8,9 millions de civils. En marge de ces destinées humaines tragiques, on estime à 11 millions d’équidés, à une centaine de milliers de chiens et à 200 000 pigeons le nombre de victimes animales du conflit.

Quel souvenir aurait-on de « cet autre cheval, un allemand, une bête de selle, un alezan clair, presque doré, aux attaches déliées et pures, une encolure gracieuse et souple, des yeux ardents qu’une buée triste commençait à éteindre… La fusillade crépitait… Lui était debout, au milieu de la chaussée, seul dans la pleine clarté… Une de ses jambes de devant, déchirée à hauteur du poitrail, ruisselait jusqu’au sabot. Par une artère ouverte, un flot rouge affluait sans trêve, inépuisable, et tachait la route à ses pieds. Quand se coucherait-il dans ce sang, cheval mort au milieu de la route ? » Quel souvenir en aurait-on sans Maurice Genevoix l’ancien combattant qui, après Ceux de 14 consacré aux hommes, y associa avec Bestiaire sans oubli le sort des animaux de guerre.

Une hécatombe

Côté français, on a enrôlé 1,8 million de chevaux, et réquisitionné puis importé des ânes et des mulets, à hauteur de 570 000, des États-Unis lorsque les écuries du pays ont été taries. Des importations qui sont une source de mortalité avant même d’avoir atteint les champs de bataille. Sur le pont des bateaux, les animaux traversant l’océan Atlantique affrontent le froid et les vagues. Entassés dans les cales, ils subsistent dans leurs excréments et crèvent sans que l’on puisse évacuer les cadavres. La France, qui paie comptant les vendeurs pour passer les commandes à moindre coût, enregistre 40% de pertes à l’arrivée. Les Anglais, eux, ne paient qu’à réception et déduisent les pertes de la facture, ce qui ramène les pertes à 20 %.

Les équidés se répartissent les rôles : aux chevaux de tirer charrettes et canons, aux ânes et mulets d’être bâtés de provisions et de munitions. Si pas moins de 700 000 chevaux français sont morts, tous ne sont pas tombés sous la mitraille. Qu’il soit de trait ou de selle, un cheval est incapable de parcourir les 50 à 80 km quotidiens qui lui étaient parfois imposés. Nombre d’entre eux sont morts d’épuisement. Et puis, il y a ceux qui, dans les plaines de Flandre, se sont enfoncés jusqu’à l’étouffement dans les trous de bombes dissimulés par la boue.

Chiens et pigeons

Les chiens sont impartis d’un rôle plus noble que celui de la traction ou du portage. À commencer par les « sanitaires » chargés de retrouver morts et blessés. « Avant de se concentrer sur les tranchées, le front de la Marne s’étendait sur plus de 50 km au long desquels il fallait repérer les blessés », rappelle Éric Baratay, historien et professeur à Lyon III, spécialisé dans les relations homme-animal. Nobles encore les tâches de chien messager ou de garde pour éviter les intrusions ennemies chargées de faire des prisonniers lorsque la guerre se confinera aux tranchées. En revanche, il en est qui seront sacrifiés à la détection des mines. À partir de 1917, aux chiens messagers chargés des missions à courte distance s’ajouteront les pigeons pour le long cours. Il en est un, le pigeon Vaillant, doté d’un numéro de matricule comme chaque soldat, qui s’est vu cité à l’ordre de la Nation pour avoir porté un message capital en traversant les nuages de gaz toxiques et au mépris des tirs.

Un honneur dont l’armée française fut avare au point d’avoir détruit dans les années 1930 les registres militaires qui mentionnaient les interventions des animaux. À l’inverse, ces auxiliaires de troupes ont été honorés à l’étranger. Un imposant monument de 18 mètres de large sur 17 de profondeur, nommé « Animals in War », a été érigé à Hyde Park, à Londres. Australiens et Canadiens en ont fait de même dans des dimensions plus modestes, suivant en cela ce qui est sans doute un tropisme anglo-saxon. L’Australian War Animal Memorial Organisation a ainsi inauguré un mémorial en 2017 à Pozières, dans la Somme.

Sur le monument de Londres, une phrase d’Erich Maria Remarque extraite d’À l’Ouest rien de nouveau : « Ils n’avaient pas le choix ». Pas davantage que ceux des tranchées. Alain Bradfer

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Octobre 61, un massacre d’Algériens

Paris, le 17 octobre 1961. Contre les discriminations dont ils sont victimes, et revendiquant l’indépendance de leur pays, les Algériens travaillant en France manifestent. Plusieurs centaines d’entre eux sont tués par la police du préfet Papon.

La guerre d’Algérie déborde jusque dans les rues de Paris : 47 agents sont tombés sous les balles des militants métropolitains du Front de libération nationale (FLN) algérien, dont 22 depuis le mois de janvier de cette année 1961. Le malaise policier n’a bien sûr pas échappé au préfet de police Maurice Papon (en 1998, il sera condamné pour complicité dans la déportation de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale). Il a décidé de lâcher la bride aux agents : « Pour un coup donné, nous en rendrons dix », a-t-il lancé lors des obsèques d’un brigadier. C’est le volet répression imaginé par Papon. Côté prévention, il ordonne un couvre-feu : interdiction aux Algériens de se déplacer dans les rues de Paris et de sa banlieue entre 20h30 et 5h30, tandis que les débits de boissons tenus ou fréquentés par les « Français musulmans » sont tenus de baisser le rideau dès 19h30.

Mohamed Zouaoui, responsable de la branche parisienne du FLN, en réfère au comité fédéral de l’organisation. Contre ce qui est qualifié de mesure « à caractère raciste », il reçoit l’aval pour une manifestation de masse dont la date ne doit être communiquée aux organisateurs que le jour même. Il est prévu une action en trois temps : une manifestation de masse le 17 octobre, puis une grève des cafés, hôtels et commerces le 18 et une nouvelle manifestation, de femmes et enfants cette fois, devant la préfecture de police le 19. Avec un mot d’ordre commun aux trois mouvements : ils doivent être pacifiques. Porter une arme vaudrait la mort, prévient Omar Boudaoud, chef de la fédération FLN de la métropole. Le secret a été si bien gardé que la préfecture de police n’est alertée le 17 que vers 16 heures par un regroupement de FMA (Français musulmans d’Algérie, dans le jargon de l’époque) entre la Madeleine et l’Opéra. Il ne s’agit de rien d’autre que de travailleurs qui, refoulés de la gare Saint-Lazare par le débrayage des cheminots, devancent l’appel à manifester prévu à 20h30.

Depuis son bureau de la préfecture, Papon mesure mal l’ampleur que pourrait prendre le mouvement. Il déploie un peu moins de 1700 hommes, trop peu pour contenir le mouvement. Cette faiblesse des effectifs voudrait expliquer en partie la violence de la répression qui s’ensuivra. Une violence exacerbée par les fausses informations circulant sur les radios de la police, qui font état de morts dans les rangs des forces de l’ordre. On passe ainsi de cinq à dix tués du côté de La Défense, l’un des points de fixation de la répression, avec le quartier Saint-Michel. Deux endroits où des ponts enjambent la Seine et où va se nouer le pire de la répression policière. Au cours des jours suivants, des corps d’Algériens sont repêchés en aval de Paris. À ces morts, il faut ajouter ceux des manifestants tombés sous les coups dans les rues.

Le nombre total de victimes a fait débat. Entre 38 et 98 selon des rapports d’enquête, 393 d’après les recherches menées par l’historien Jean-Luc Einaudi et recensées dans son livre La Bataille de Paris : jetés dans la Seine, tués par balle ou morts le crâne fracassé par des manches de pioche ou des crosses de fusils… Les vivants, eux, sont entassés dans des cars qui les emmènent au Palais des Sports, porte de Versailles. À minuit, ils sont 6000 à 7000 dans ce « centre d’identification » saturé, et 2600 au stade Pierre-de-Coubertin. La mémoire de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961, jugée par les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster comme « la répression d’État la plus violente qu’ait jamais provoqué une manifestation de rue en Europe occidentale », s’est estompée dans la mémoire collective. Occultée sans doute par celle du métro Charonne du 8 février 1962 et ses neuf victimes. L’effarant constat, établi en 1981 à l’occasion du vingtième anniversaire de l’événement ? Au ministère de l’Intérieur, la plupart des rapports ont disparu. Alain Bradfer

à VOIR :

– La projection du film documentaire Le Silence du fleuve, de Mehdi Lallaoui et Agnès Denis. Suivie d’un débat avec Mehdi Lallaoui et Halima Menhoudj animé par Éric Lafon, historien et directeur scientifique du Musée de l’Histoire Vivante. Le 22/10 à 20h30, au cinéma Le Méliès de Montreuil.

– Une exposition sur Élie Kagan, l’un des rares photographes ayant pu fixer sur la pellicule les violences policières. Jusqu’au 10/11, au Lab Altaïs (Tour Altaïs, 1 place Aimé-Césaire, 93100 Montreuil).

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La Commune de Paris, 150 ans (6)

72 jours… Entre mars et mai 1871, le peuple de Paris se soulève pour la Commune. Une expérience inédite de République sociale et démocratique, écrasée dans le sang sur ordre de Thiers. Un siècle et demi plus tard, que reste-t-il en héritage ? Jusqu’au 28 mai, ultime épisode de la « Semaine sanglante » au cimetière du Père-Lachaise, Chantiers de culture publie une série d’articles pour célébrer le 150ème anniversaire de la Commune de Paris. Yonnel Liégeois

La vitrine de la librairie Libertalia à Montreuil (93)

LA COMMUNE, à MONTREUIL AUSSI…

La municipalité de Montreuil (93), alors conservatrice, s’est efforcée en 1871 de faire la sourde oreille aux échos révolutionnaires venus de Paris. La ville a pourtant bel et bien été atteinte, même si la répression qui s’abattit sur les « communards » montreuillois fut sans commune mesure avec celle qui frappa la capitale.

Lorsque Paris s’enrhume, sa banlieue se doit d’éternuer. Et ceci d’autant plus que le siège de Paris concerne au moins autant Montreuil que la capitale, avec l’ennemi prussien à ses portes. Quoique n’ayant droit qu’à 125 grammes de viande et une livre de pain par jour, les 12000 Montreuillois recensés à l’époque sont mieux lotis que leurs voisins parisiens. Néanmoins, conscients de l’effort de guerre à consentir, ils ont souscrit à hauteur de 1370 francs à la fabrication d’un canon chargé de défendre la ville, évidemment baptisé « Le Montreuil ». Canon qui deviendra, comme ceux de Montmartre ou de Belleville, l’un des enjeux des luttes des Versaillais pour sa reprise. Une opération qui tourne au fiasco quand le 88ème bataillon, et les chasseurs de l’armée versaillaise qui en sont chargés, mettent la crosse en l’air.

C’est avant tout autour des bataillons de la Garde nationale que se joue l’implication de la banlieue de l’Est parisien. L’épuration effectuée sous la IIème République avait supprimé le bataillon montreuillois de la Garde nationale, et ses effectifs avaient été incorporés au 48ème couvrant Rosny, Villemomble et Montreuil. La défaite de Sedan, le 2 septembre 1870, change la donne et incite l’exécutif à développer cette Garde nationale, supplétive de l’armée. Ainsi naît un 210ème bataillon, de Montreuil celui-là. Le 3 mars 1871, le choix est laissé aux bataillons d’adhérer ou non à la Fédération, celle qui proclame son adhésion à la République et impose le choix de ses dirigeants. Le 210ème bataillon y adhère, au contraire du 48ème, qui estime devoir suivre « les consignes de la municipalité, qui n’apprécie guère l’appel aux travailleurs à se gouverner eux-mêmes ».

Le refus du conseil municipal conservateur de se soumettre aux injonctions de la Commune de Paris est pour le moins paradoxal. Dans une délibération du 23 octobre 1870, il vote à l’unanimité la gratuité et la laïcité de l’enseignement primaire, qui figureront au nombre des mesures prises par l’exécutif de la Commune. En revanche, il s’oppose à ce que le 48ème, qui dispose d’armes à tir rapide, soit désarmé au profit du 210ème. Il s’oppose encore à cette note de la commission de la Guerre de la Commune, qui demande au maire Théophile Sueur d’organiser les bataillons de la Garde sous son autorité en compagnies de marche et de les envoyer dans leurs anciens casernements des portes de Montreuil et de Montempoivre. En clair, d’aller renforcer les gardes fédérés parisiens.

L’imperméabilité de la ville à la révolte parisienne n’est bel et bien qu’apparente. Les 13 et 14 mai, 18 hommes du 210ème bataillon gardent l’hôtel de ville sous le commandement du lieutenant Pierre Givaudan. Des hommes qui, dans le civil, sont ouvriers ou journaliers. Ces fidèles de la Fédération décident de hisser le drapeau rouge sur la mairie et en demandent la clé au gardien, lequel refuse. S’ensuit une déposition au commissariat de Vincennes: « De 5 à 6 heures du matin, un garde national fédéré vint à la mairie me sommer de lui donner les clés, en même temps que d’autres gardes fédérés venaient pour envahir la mairie et me faire un mauvais parti. Ne pouvant lutter contre ces forcenés, je me réfugiai d’abord dans un grenier où je cachai les clés sous un tas de copeaux et je tentai de m’évader en escaladant trois murs… ».

Les gardes du 48ème bataillon viendront dégager le gardien. Les suites sont judiciaires : Pierre Givaudan est condamné aux travaux forcés à perpétuité le 20 avril 1872, Jean Brouche à cinq ans de réclusion et Pierre Gendreau à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Alain Bradfer

La Commune en province

Plusieurs villes se soulevèrent à l’annonce de la révolution du 18 mars à Paris et proclamèrent à leur tour la Commune : Le Creusot, Limoges, Lyon, Marseille, Narbonne, Saint-Etienne, Toulouse… Lyon se souleva la première, mais la plus longue et la plus puissante de ces insurrections eut lieu à Marseille (23 mars-4 avril 1871) et se termina par une répression sanglante qui fit 150 morts.

Avec 1871, Les Limousins et la Commune, Georges Châtain conte par le menu l’agitation qui secoua la capitale limougeaude. « à l’instar de sept autres villes françaises, la fièvre sociale explosait à Limoges et se propageait jusque dans les bourgs les plus éloignés », rappelle le journaliste. « Le Limousin, archétype d’une terre paysanne immuable, a vécu intensément la Commune de 1871. On ne le sait pas, les ouvriers limousins ont payé un lourd tribut. On ne compte ni les morts sur les barricades, ni les fusillés, ni les emprisonnés, ni les déportés en Nouvelle-Calédonie et en Guyane. On les a presque oubliés ». Un texte bref mais incisif, empreint d’empathie pour cette tranche d’histoire provinciale. Yonnel Liégeois

1871, Les Limousins et la Commune, de Georges Châtain (Le Puy Fraud éditeur, 123 p., 12€).

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Tours, un congrès historique

Il y a cent ans, le 25 décembre 1920, s’ouvre à Tours le 18ème congrès de la Section française de l’Internationale ouvrière. Un événement auquel le Musée de l’Histoire vivante de Montreuil (93) consacrait une remarquable exposition, étouffée par le confinement. Un congrès qui scelle la division de la gauche et donne naissance au Parti communiste français.

La guerre s’est éteinte deux ans plus tôt. Ce 25 décembre 1920, une troisième Internationale réunit dans la salle du Manège à Tours quelques centaines de militants socialistes confrontés à un choix décisif. Pourquoi à Tours ? Parce qu’à Paris, la fédération de la Section française de l’Internationale ouvrière (la SFIO, ancêtre du Parti socialiste) de la Seine, réputée la plus dure, y aurait été surreprésentée. C’est donc une assemblée disparate mêlant des notables de la gauche de la IIIème République, généreusement barbus et moustachus, à de jeunes militants revenus harassés du front où ils montaient l’églantine à la boutonnière, l’emblème du socialisme. Une assemblée où vont se mesurer les pacifistes d’avant 1914, tenants de l’internationalisme prolétarien, et ceux qui ont succombé à l’appel à l’Union nationale lancé par Raymond Poincaré, Président de la République. Entre ceux rétifs à l’idée d’affronter dans les tranchées leur semblable, prolétaire allemand et ceux qui ont voté les crédits de guerre des gouvernements de gauche d’Aristide Briand et de René Viviani. Qui plus est, des crédits sollicités par Albert Thomas, ministre SFIO de l’Armement.

D’autres éléments vont alimenter les débats. Sociaux, d’abord La France a connu quelques périodes de grèves dures entre 1916 et 1919. Des grèves qui, outre les « midinettes » de la haute-couture parisienne, ont atteint la métallurgie et l’industrie de l’armement en 1917. Plus gravement politiques, ensuite. Cette même année 1917, les Russes ont balayé le régime tsariste et placé Lénine au pouvoir. Ce faisant, ils ont pris la main sur l’Internationale socialiste dont se revendique la SFIO française. Chacun sait confusément à Tours que l’heure d’un choix a sonné : s’aligner ou non sur des principes édictés à Moscou.

Au mois de juillet 1920, Ludovic-Oscar Frossard, secrétaire de la SFIO, et Marcel Cachin, directeur du quotidien L’Humanité (il le sera jusqu’à sa mort en 1958) font le voyage de Moscou et reviennent à Paris avec la liste des neuf conditions posées par Lénine pour adhérer à la IIIeme Internationale. Rien de bien gênant a priori, mis à part qu’ils ont quitté le congrès du Komintern avant son terme : de neuf, les conditions sont passées à vingt-et-une, publiées dans L’Humanité du 8 octobre 1920. Auxquelles s’ajoute une vingt-deuxième, non écrite, interdisant aux communistes l’appartenance à la Franc-maçonnerie qui les amènerait à côtoyer des socialistes petits-bourgeois. Voilà qui indispose Frossard mais glisse sur l’indifférence de Cachin, pourtant membre du Grand Orient de France.

Du 25 au 30 décembre, l’invective émaille le débat de fond, pour chacun la scission s’avère inévitable au terme du congrès. Un « ancien combattant » de 14-18 affine à la tribune de précieuses armes politiques : Daniel Renoult, journaliste à L’Humanité et témoin de l’assassinat de Jaurès, le futur maire de Montreuil de 1945 à 1958. Est présent un autre personnage, emblématique, venu puiser les fondements d’une révolution à laquelle il songe : un dénommé Nguyên Ai Quôc, tout juste trente ans, un jeune homme cravaté qui se fera appeler Hô Chi Minh et qui, cinquante ans plus tard, libérera le Vietnam des jougs français puis américain.

Trois motions sont soumises aux délégués dont deux ont le mérite de la clarté dans leur opposition. Celle d’Oscar-Ludovic Frossard et Marcel Cachin soutient l’acceptation des vingt-et-une conditions, avec en corollaire l’alignement sur le Parti communiste d’URSS, celle de Léon Blum est son exact opposé avec le maintien de la « vieille maison socialiste ». La troisième, qui émane de Jean Longuet, le petit-fils de Karl Marx, suggère une voie moyenne : une adhésion sous conditions à la IIIeme Internationale. Deux événements vont mettre un terme aux atermoiements et débats sans fin de l’assemblée. D’abord, la lecture d’un télégramme de Grigori Zinoviev, le dirigeant du Comité exécutif de l’Internationale communiste, le Komintern. L’homme est à l’origine, quelques mois plus tôt, de la scission de la social-démocratie allemande et de la création du Parti communiste allemand, le KPD. Ensuite, Clara Zetkin, une Allemande proche de Rosa Luxembourg, prend la parole et emporte la salle. Le résultat du scrutin est net : 3 252 voix pour l’adhésion, 1 022 voix contre. Deux partis de gauche sont nés ce jour-là : l’un communiste et l’autre, socialiste. Alain Bradfer

Aux alentours du Congrès de Tours, 1914-1924

Le musée de l’Histoire Vivante de Montreuil (93) se projette Aux alentours du Congrès de Tours. L’ouvrage est bien davantage qu’un traditionnel catalogue d’exposition, une vraie somme. Sous la direction de Véronique Fau-Vincenti, Frédérick Genevée et Éric Lafon, une trentaine d’historiens (dont Gilles Candar, Michel Dreyfus, Claude Pennetier, Stéphane Sirot…) retracent très précisément les antécédents du Congrès de Tours, les enjeux de sa réunion et les retournements dans les années qui l’ont suivi. En autant de brefs chapitres, dénués de tout esprit partisan, documents connus et méconnus – voire inédits – donnent toute sa force au récit, facilitent la compréhension et rendent vivants femmes et hommes aux prises avec l’Histoire et sa mémoire (184 p., 19€ (+frais de port 8,50€).

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Au temps des coupeurs de poils…

Coupeur de poils, garde champêtre, garde messier, cantinière… Autant de professions ou de fonctions qui ont évolué, se sont raréfiées ou ont disparu des registres de Montreuil (93), et de toute ville. Sont convoqués au titre des causes : le progrès technologique et technique, la baisse de l’activité agricole, l’urbanisation et l’évolution de la fiscalité. Revue de détails

Le premier, le coupeur de poils, a été victime de la mécanisation conjuguée à la disparition de l’industrie de la peausserie, dont les établissements Chapal à Montreuil (93). Les autres ont succombé à l’urbanisation ou à la mise en concession de certaines activités. Les ancêtres des policiers municipaux d’aujourd’hui étaient quatre gardes champêtres, nommés par le conseil municipal et assermentés, au salaire mirobolant de 1500 francs annuels (soit un peu plus de 500 € actuels par mois) en 1905, revalorisé à un peu plus de 1100€ par mois en 1930. Lesquels gardes champêtres étaient flanqués d’auxiliaires et, un cran au-dessous dans la hiérarchie des agents du maintien de l’ordre, d’une quarantaine de gardes messiers. Cette fonction, propre à la ruralité, consistait à surveiller les récoltes. En l’occurrence, à Montreuil, celle des pêches.

Nommée chaque année par le conseil municipal, et jusqu’au XIXème siècle armée de piques, cette brigade escortait les porteuses de paniers de fruits jusqu’aux halles de Paris. Disparus, le fossoyeur et son auxiliaire, du fait de la mise en concession de la prestation. Sont aussi tombés en désuétude le brigadier appariteur ou le porteur, de même que le tambour afficheur (un peu moins de 400€ par mois de salaire), remplacé au XXIème siècle par un panneau d’affichage électronique. Les roulements de sa caisse claire avaient à tout le moins le mérite d’attirer l’attention.

De la cantinière à l’agent de restauration scolaire

Le cantonnier, qui avait fait son apparition au XVIIIème siècle, est devenu à la fin du XXème un agent d’exploitation, et la cantinière est dorénavant agent de restauration scolaire. Cette révision sémantique reflète une hausse des exigences. Ces agents formaient à eux seuls un petit régiment de trente-quatre personnes avec sa hiérarchie qui s’étalait de l’agent voyer aux cantonniers des chemins vicinaux, au bas de l’échelle, en passant par les auxiliaires dont un paveur. Disparu également l’octroi, qui rapportait gros à la ville : 363699 francs (1,469 million actuel d’euros) pour la seule année 1904. Et cela, en ne dépensant guère plus de 31000 francs (130000 €) pour rémunérer le personnel. Avec son préposé en chef basé à la mairie, la quinzaine d’agents était répartie sur les onze bureaux placés aux entrées de Montreuil. Sauf à disposer d’un « passe-bout » si la marchandise ne faisait que transiter par la ville, à peu près tout ce qui y entrait était taxé. Une forme d’incitation à la production locale avant l’heure. Il fallait s’acquitter de 1,50 franc (6 €) pour un hectolitre de vin, 2,50 francs (10 €) pour un porc et 8 francs (33 €) pour un bovin. Mais l’essentiel des recettes se réalisait avec le pétrole, le charbon et les matériaux de construction.

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Avant HLM et périph, la « zone »

Certains les appelaient « zoniers », d’autres, plus péjorativement, les traitaient de « zonards ». Ils étaient très pauvres et habitaient ce qu’on appelait alors, à la fin du XIXème siècle, la « zone ». Une bande de terrains vagues, futurs bidonvilles tout autour de Paris, à proximité des fameuses fortifications voulues par Adolphe Thiers et chantées plus tard par Fréhel.

 

À l’origine, en 1840, il y a la décision d’Adolphe Thiers, chef du gouvernement et ministre des Affaires étrangères, de doter Paris d’un mur d’enceinte long de 34 kilomètres, large de six mètres, haut de dix mètres. Avec ce qu’il faut pour la défendre : un fossé de quarante mètres, une contrescarpe et surtout un glacis de 250 mètres décrété non aedificandi, c’est-à-dire inconstructible. Le tout pour 140 millions de francs investis dans un projet totalement dépassé à une époque où d’autres villes européennes telles que Barcelone et Vienne envisagent de démanteler leurs fortifications. Entamée en 1841, la construction s’achève en 1844 avec ses dix-sept portes, ses vingt-trois barrières, ses huit passages pour le chemin de fer et surtout ses quatre-vingt-quinze bastions.

La muraille érigée, il n’y a plus qu’à attendre l’ennemi. L’armée de Bismarck se pointe en 1870. Mais alors que l’on imaginait les troupes allemandes monter à l’assaut de Paris, leur stratégie est plus retorse. L’essentiel des batailles se déroule dans la grande banlieue. Autant de batailles perdues par les Français et qui permettent à l’ennemi de s’installer en coupant les routes d’approvisionnement de la capitale. Paris assiégé, Paris affamé se nourrit des animaux du Jardin des Plantes, les éléphants, les chats et les rats passent à la casserole. Paris capitule et, le 1er mars 1871, Thiers autorise une occupation symbolique des Champs-Élysées par l’armée de Bismarck. Pas question d’assaut, les troupes sont entrées par la grande porte.

L’inanité du mur d’enceinte démontrée, la question se pose de son démantèlement qui sera décidé en 1919. L’envahisseur rentré chez lui en s’offrant au passage l’Alsace et la Moselle, Parisiens et banlieusards investissent le fameux glacis de 250 mètres – qui atteignait jusqu’à 1 000 mètres entre Vincennes et Montreuil – pour en faire un lieu de promenade dominicale. Des caboulots, où l’on sert un vin ni pire ni meilleur qu’ailleurs, s’y installent. Mais les militaires, tout penauds qu’ils soient de leur défaite, n’en tiennent pas moins à leur autorité et interdisent toute construction en dur. Les « puces » de Montreuil, qui datent de Louis XIII, y trouvent encore plus de surface pour s’étaler.

La « zone » voit débarquer une autre population dans son versant montreuillois : les manouches. Plus précisément les kalderashs de Bessarabie, spécialisés dans la chaudronnerie et le cuivre, auxquels se sont ajoutés des vanniers. Ils y forment une sorte d’aristocratie avec leurs roulottes ou au pire une tente, démontrant qu’ils n’étaient là que de passage. Une telle friche, aux portes d’un Paris redessiné par Haussmann et devenu inabordable pour le petit peuple, relève de l’aubaine pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir mieux qu’une baraque en planches. Les ancêtres des bidonvilles des années 1950 naissent sur cette ceinture parisienne au tout début du 20ème siècle. Ils seront jusqu’à 40 000 à coloniser ce qui fut ce glacis.

Une population miséreuse qui, de Montreuil et Bagnolet, villes industrieuses, vit d’expédients. Elle loue ses bras, fait commerce des déchets des usines qu’elle récupère. Le tout dans des conditions d’hygiène épouvantables. L’eau est fournie par les fontaines et, vaisselle et toilette faites, déversée dans ce qui fut le fossé de l’enceinte. La marmite est mise à bouillir sur un tas de pierres et sur un feu qui, parfois, se communique à la baraque. Jusqu’à ce que s’esquissent des rues, des impasses et même des jardinets clôturés.

La fin de la récréation sonne en 1919 avec l’entreprise de démolition de l’enceinte, signant du même coup le démantèlement de la zone. Les opérations commencent par le sud et l’ouest de Paris, pour se conclure par Bagnolet et Montreuil en 1930. À qui appartenait cette zone de « non droit » ? Il est décidé que Paris l’annexera. La capitale y construira des habitations à loyer modéré de briques rouges. Et le périphérique à partir de 1958. Alain Bradfer

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Frantz Fanon, figure du tiers-mondisme

Spectaculaire, la fresque réalisée à Montreuil (93) par le street artiste JBC : une effigie de Frantz Fanon ! Le psychiatre et essayiste martiniquais fut très impliqué dans le combat du FLN en Algérie. Une figure majeure de l’anticolonialisme et du tiers-mondisme.

 

Il fut l’ancêtre des « french doctors » en leur ajoutant une dimension révolutionnaire et littéraire. Un Français qui partage avec Jacques Derrida le paradoxe d’être davantage étudié dans les universités américaines que dans leurs homologues françaises. Il est vrai que Fanon, né Frantz à Fort-de France et enterré Omar Fanon à Aïn Kerma en Algérie, aura du attendre que soient à peu près cicatrisées les séquelles de la guerre d’Algérie pour retrouver droit de cité dans les facultés de l’hexagone.

Autant qu’un petit français de Martinique, c’est un futur républicain forcené qui naît en 1925, fils d’un fonctionnaire des douanes, franc-maçon comme l’est à l’époque la petite bourgeoise radicale-socialiste de l’île. L’élève du Lycée Victor-Schoelcher de Fort-de-France est aussi brillant que le sera l’étudiant, quelques années plus tard, de la Faculté de Médecine de Lyon. Entretenu pour expliquer son évolution, un mythe est à détricoter : il ne fut jamais l’élève d’Aimé Césaire, poète et chantre de la négritude. En revanche, le lycéen de 17 ans, pas encore bachelier, rejoint clandestinement la Dominique en 1942 pour s’enrôler dans les Forces de la France Libre. Fanon entend défendre cette République qui, en 1848, a aboli l’esclavage. Le débarquement de l’Amiral Robert quelques mois plus tôt, avec 10 000 marins pour appliquer les lois de Vichy, achève de le convaincre. Sa candidature est rejetée et il regagne le Lycée Schoelcher jusqu’en 1944.

À 19 ans, il peut intégrer le 5ème Bataillon de Marche des Antilles et arrive à Casablanca pour y attendre le débarquement de Provence. Au commencement, les notes du livret militaire ne sont guère brillantes. On passe de « soldat quelconque au mauvais esprit » à « élève brillant mais esprit militaire douteux » avant d’atteindre en avril 1944 « s’est révélé courageux et de sang-froid. Fait l’admiration de ses camarades. Blessé et cité ». C’est à Casablanca qu’il prend conscience de la société racialisée dans laquelle il est appelé à évoluer. Le camp y est divisé en trois sections : les Européens auxquels sont assimilés les 500 Antillais parce que citoyens français, les Arabes « indigènes » et enfin les « Sénégalais » qui regroupent tous les ressortissants de l’Afrique noire française. Son bataillon remonte le Rhône, atteint le Doubs en plein hiver avant Strasbourg qu’il est chargé de libérer. La propagande hitlérienne usant du « nègre qui violera vos femmes s’il n’est pas cannibale » a fait son œuvre. La population libérée craint ses soldats « de couleur ». Et l’attitude de la hiérarchie militaire, forcément blanche, en ajoute au désappointement dont il fait part à ses parents dans une lettre du 12 avril 1945 : « Aujourd’hui, il y a un an que j’ai quitté Fort-de-France. Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète. Je doute de tout, même de moi… Je me suis trompé ». Cette confrontation à la vision du noir, même antillais, par le Français de métropole, l’ouvre à la réalité du fait colonial.

Retour à Fort-de-France en 1945, il y passe son bac. Lecture passionnée des philosophes Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre. Actif soutien à la candidature d’Aimé Césaire aux législatives. Il entre ensuite à la Faculté de Médecine de Lyon avant d’intégrer l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère où il rencontre son maître de stage André Tosquelles et des pratiques de traitement en décalage avec la doxa de l’époque. En 1952, Frantz Fanon publie Peau noire, masques blancs: un essai vigoureux et volontiers satirique, dans lequel il interroge l’aliénation et les relations Noirs-Blancs. Nommé en 1953 médecin-chef d’une division psychiatrique de l’hôpital de Blida-Joinville en Algérie, il découvre un univers psychiatrique conformiste, mâtiné d’esprit colonialiste, ségrégant Européens et « indigènes ». Sa prise de conscience du fait colonial continue de se parfaire lorsqu’il doit traiter des tortionnaires de la police française. L’hôpital de Blida-Joinville ayant hébergé clandestinement des combattants des deux organisations indépendantistes, l’Armée de libération nationale (ALN) et le Front de libération nationale (FLN), Robert Lacoste, gouverneur du territoire, expulse Fanon, croit-il, vers Paris.

Le militant anticolonialiste et tiers-mondiste rejoint en fait Tunis. Il y exerce son travail de psychiatre dans un hôpital déserté par les Français et devient ambassadeur du Gouvernement provisoire de la République algérienne. Il collabore à l’organe de presse du FLN, El Moudjahid, dont il devient l’un des principaux rédacteurs. En 1959, il publie L’an V de la révolution algérienne (aussi appelé Sociologie d’une révolution). L’année suivante, atteint d’une leucémie, Fanon travaille sur Les damnés de la terre. En 1961, affaibli, il rencontre Jean-Paul Sartre à Rome pour trois jours de conversations ininterrompues. Dont le philosophe tirera la substance de la préface, tant souhaitée par Fanon, de son dernier ouvrage qui deviendra un  classique mondial de la littérature politique de combat. Les damnés de la terre ? Un élément d’enseignement dans la plupart des universités américaines aujourd’hui. Frantz Fanon meurt aux États-Unis le 6 décembre 1961, quelques mois avant l’indépendance de l’Algérie. Alain Bradfer

La fresque de JBC, sise à Montreuil (93), se donne à voir à l’angle du  160 Boulevard Théophile Sueur et de la rue Maurice Bouchor.

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1968, pandémie et trou de mémoire !

Après le H2N2 en 1957 (2,5 millions de morts), un nouveau virus grippal, le H3N2, frappe la planète en 1968. En provenance de Chine, il fera plus de 30 000 morts en France, un million dans le monde. Une pandémie occultée de la mémoire collective.

 

Qu’ils s’appellent Lydie, Éliane, Louis ou Daniel, elles et eux avaient la vingtaine ou la trentaine en 1969 et n’en ont – pas davantage que l’auteur de ces lignes – conservé la mémoire. Cet hiver-là, pourtant, 31 000 Français sont morts en deux mois de la grippe. Au décompte macabre, ils étaient plus de 50 000 aux États-Unis et un million dans le monde. Comment expliquer une telle béance de la mémoire, voire la relative indifférence dans laquelle s’est déroulée cette pandémie grippale ?

Cette année-là, la France digère les suites de Mai 68. Le Français a retrouvé le loisir de faire le plein de sa Renault 4L, De Gaulle a quitté l’Élysée au mois d’avril, Jacques Duclos a renvoyé dos-à-dos les deux finalistes de l’élection présidentielle, Georges Pompidou et Alain Poher d’un « bonnet blanc et blanc bonnet ». Un nouveau Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, séduit les foules en grimpant quatre-à-quatre les marches du perron de l’Élysée et annonce une « nouvelle société ». Le monde est hanté par les images des enfants mourant de faim, victimes de la guerre du Biafra, conserve le souvenir de l’invasion de Prague par les chars soviétiques au mois d’août 1968 et de la glaciation du Bloc de l’Est qui s’est ensuivi, sans compter cette guerre qui ravage le Vietnam. Bref, le monde et la France ont la tête ailleurs. S’il en fallait une confirmation, Le Monde daté du 11/12/69 la livre sous la plume de Claudine Escoffier-Lambiotte, médecin et chroniqueuse médicale du journal : « Des chiffres souvent fantaisistes pourraient inciter à croire que la France entière est alitée. Toute absence au travail est attribuée à « la grippe », et les enrhumés classiques de décembre se croient en danger de mort s’ils ne se livrent pas aux joies du repos absolu, des vitamines C et des boissons chaudes ». En contrepoint de la « grippette », associée à la paresse notoire des Français évoquée par la chroniqueuse du Monde, un médecin niçois se souvient : « Les gens arrivaient en brancard, dans un état catastrophique. Ils mouraient d’hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. On n’avait pas le temps de sortir les morts. On les entassait dans une salle au fond du service de réanimation et on les évacuait quand on pouvait, dans la journée ou le soir ». Pas moins de 15% des cheminots du sud-ouest sont hors d’état de prendre les commandes de leur machine, la Caisse d’Assurance-maladie de Périgueux a fermé ses portes le 22 décembre faute de personnel, de même que pas mal écoles d’Aquitaine ou de Normandie privées d’enseignants.

Une semaine plus tard, le 18/12, le même journal balance entre légèreté et prise de conscience : « Les Français, comme la plupart des Européens, subissent les misères de l’hiver, rhumes et grippes en tête. Mais est-il bien utile d’ajouter à ces maux, somme toute banals, les risques d’une véritable psychose collective ? Toute l’Europe, sauf la Scandinavie, a été envahie par le virus A2, et en Allemagne fédérale notamment on enregistre cette semaine de très nombreuses absences dues à la grippe. Le chancelier Willy Brandt est lui-même alité ». Et d’ajouter, pour souligner la gravité de la situation : « Cette régression de la grippe en France ne signifie pas, loin de là, que tout risque de contamination soit écarté. Les cas de grippe observés en « queue d’épidémie », et que verront les praticiens jusqu’à fin janvier, sont souvent, par leurs complications, difficiles à soigner ». Cette grippe A (plus précisément virus H3N2) est née en février 1968 au cœur d’une Chine en pleine Révolution culturelle dont les Gardes rouges ont davantage le souci d’inculquer la « Pensée Mao Tsé Toung » que celui de la santé. Il fait une pause estivale avant de resurgir à Hong Kong dont la grippe à virus A prend le nom. C’est de ce qui est encore une colonie britannique, véritable plaque tournante, que le virus migre vers Singapour et le Vietnam. De là, des soldats américains permissionnaires vont l’importer aux États-Unis où il tue plus de 50 000 personnes. Il s’y repose le temps d’un été avant de voyager à la vitesse du Boeing 707 vers l’Europe. On connaît la suite avec ses 25 000 morts de décembre 1969 auxquels s’ajoutent les 6 200 de janvier 1970 pour la seule France.

Le H3N2 de 1968 n’est rien d’autre que le descendant d’un H2N2 qui a sévi une dizaine d’années plus tôt, en 1957. Au palmarès des pandémies grippales, ce H2N2 tient une bonne place avec 2,5 millions de morts dans le monde, 116 000 aux États-Unis et certainement – les statistiques ne sont pas précises – près de 25 000 en France. Si cette grippe est qualifiée d’« asiatique », c’est parce qu’elle est apparue dans le Yunnan et le Guizhou, transite par sa plateforme de Hong Kong et ne met que six mois à se répandre dans le monde. Avec une particularité qui la distingue notablement du covid-19 d’aujourd’hui : l’essentiel de ses victimes se situent dans les tranches d’âges inférieures à 70 ans. En clair, ce sont les forces vives qui sont les premières atteintes et à l’inverse de sa version « de Hong Kong » qui lui succédera dix ans plus tard, les places financières de New York et de Londres s’effondrent. Les virologues et autres épidémiologues expliquent cette ségrégation par l’âge des survivants de la grippe « espagnole » (une grippe importée des États-Unis dont seule la presse espagnole non soumise à la censure en 1918 avait eu le droit d’évoquer) dont le bilan se chiffre entre 30 et 50 millions de morts dans le monde. Les « vieux » de 1957 auraient développé les anticorps leur permettant de résister à ce nouvel assaut d’un virus.

Comment expliquer la relative indifférence des épisodes de pandémies opposée à la psychose qui a saisi le monde en 2020 ? Outre la virulence inédite du microbe, Bernardino Fantini, historien suisse de la médecine, livre une explication puisée dans l’évolution de la société : « Ce changement d’attitude sociale est d’abord liée à l’espérance de vie. À l’époque, les plus de 65 ans étaient considérés comme des survivants de la mortalité naturelle. Alors qu’aujourd’hui, même la mort des personnes âgées est devenue un scandale ». Une histoire oubliée qui resurgit à la faveur de la crise du coronavirus. Alain Bradfer

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Cécile Rol-Tanguy, amour et liberté

Son parcours de résistante durant la seconde guerre mondiale fut unanimement salué. Le 8 mai 2020, Cécile Rol-Tanguy s’est éteinte à Monteaux (41). Longue est la liste des épithètes qu’elle a recueillis : héroïque, courageuse, exemplaire. Militante engagée dès l’adolescence, indissociable de son mari Henri (colonel Rol), elle a écrit avec lui une belle histoire d’amour, de liberté et d’égalité.

 

À quoi une jeune sténodactylo – une profession balayée par la bureautique – pouvait-elle rêver dans les années trente ? Certainement pas de se retrouver dans les salons de l’Élysée et de se voir épingler la médaille de Grand Officier de la Légion d’Honneur par un président de la République quelque soixante-dix ans plus tard. Cécile Le Bihan était de celles-là. Une fois le brevet élémentaire décroché, elle s’inscrit au cours Pigier qui a formé des armées entières de virtuoses du clavier de machine à écrire, vous pose derrière la Remington ou la Japy et assure à tout le moins un début de carrière. Pour elle, en 1936, ce fut au syndicat des Métaux de la CGT de la région parisienne. La suite ? Une affaire de convictions et… la rencontre d’un homme !

Côté convictions, Cécile Le Bihan a de qui tenir. Son père François, ouvrier électricien, est passé par la SFIO (l’ancêtre du Parti socialiste) avant de rejoindre les rangs du Parti communiste après le congrès de Tours de 1920. Pétri de son idéal, il en a transmis les gènes à sa fille qui adhère à l’Union des jeunes filles de France (l’une des antichambres du Parti communiste) en 1936, l’année même de son embauche au syndicat des métallos. La rencontre ? Celle d’Henri Tanguy. Un ouvrier breton hautement qualifié, mais une forte tête qui a été virée de plusieurs entreprises pour y avoir monté des cellules du Parti communiste, des sections de la CGT et surtout y avoir suscité des mouvements de grève. Inscrit sur la liste noire du patronat local, il retombe sur ses pieds en accédant au secrétariat des métallos parisiens de la CGT en 1936. Cécile a tout juste 18 ans, Henri 28 : dix ans d’écart mais une foi commune dans la lutte contre ce fascisme qui ronge l’Europe. L’homme a effectué son service militaire dans un bataillon disciplinaire en Algérie et en est sorti soldat de Première classe. Il y a fait ses armes, qu’il mettra au service des Brigades internationales de la guerre d’Espagne dans lesquelles il embarque en 1937. Avec Cécile Le Bihan pour marraine de guerre. Ainsi naissent les idylles.

Henri Tanguy, de retour d’Espagne en 1939, blessé et avec un surnom de guerre « Rol » emprunté à son ami Théo abattu par les franquistes, épouse Cécile Le Bihan en avril. Lucide, son futur mari l’avait prévenue : « La guerre, c’est dans six mois… », une prémonition dont elle se moquait. En juin 1940, alors que les troupes allemandes déferlent sur Paris, leur première fille, Françoise, née sept mois plus tôt, meurt faute de soins appropriés à l’hôpital. Henri Tanguy, mobilisé sur le front, est introuvable. Démobilisé en août 1940, Henri Tanguy retrouve une épouse et un syndicat entrés dans une clandestinité partagée le temps que durera la guerre. De l’automne 1940 à l’été 1941, Cécile désormais Tanguy a repris son travail de dactylo et tape à la machine les bulletins de liaison entre les comités populaires de métallos. Son père, arrêté en 1941, déporté à Auschwitz, y meurt en 1942.

Le couple Tanguy, dont le mari se dissimule sous le surnom de Rol et son épouse qui s’appelle au gré des circonstances Jeanne, Yvette ou Lucie, est entré dans la Résistance. Lui, chez les Francs-tireurs et Partisans, elle, comme agent de liaison. Ils se déplacent de planque en planque et sauvegardent un semblant de vie de couple. Il organise les troupes, elle assure les liaisons. Qui soupçonnerait cette mère de famille poussant le landau d’Hélène, née en 1941 ou de Jean venu au monde deux ans plus tard, d’y dissimuler des armes ou des papiers dans le panier de topinambours et de rutabagas ?

Ainsi va la guerre, jusqu’au 18 août 1944 où celui qui est devenu le colonel Rol, chef pour la région parisienne des Forces françaises de l’Intérieur (FFI), installe son poste de commandement 26 mètres sous terre, dans les catacombes de Paris, Place Denfert-Rochereau. Cécile Tanguy (qui ne sera Rol-Tanguy qu’en 1970, lorsque qu’un décret admettra le double patronyme) y reprend du service. Penchée sur sa machine (une Remington ou une Japy ?), elle frappe ce mémorable appel à l’insurrection des Parisiens qui facilitera l’entrée dans la ville des troupes de la 2ème Division blindée de Leclerc : « Aux patriotes aptes à porter les armes (…) La France vous appelle ! Aux armes citoyens ! »

Après avoir vécu à Montreuil (93), Cécile Rol-Tanguy s’éteint à 101 ans dans la maison familiale de Monteaux, en Loir-et-Cher. Un 8 mai 2020, jour anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale : tout un symbole ! Alain Bradfer 

 

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Lino Ventura, le Parmesan de Montreuil

La Première Guerre mondiale a décimé la population masculine, l’industrie et le bâtiment recrutent alors au-delà des Alpes. C’est à Montreuil, en 1927, que le futur Lino Ventura, le petit « macaroni » débarqué de Parme, s’installe avec sa mère. Sans oublier Les ritals, l’adaptation du roman de Cavanna sur les planches de La scène parisienne !

 

C’était en juin 1927. Luisa Borrini quitte Parme et une Italie rongée par la misère. Elle emmène son fils d’à peine huit ans, Angiolino, avec un double espoir : retrouver Giovanni Ventura, le père de l’enfant parti se faire oublier à Paris, y gagner une vie moins sordide. Avec le gamin, elle s’installe au 57 de la rue de Romainville, dans une maison sans eau ni électricité. Comme beaucoup de ses compatriotes,elle a rejoint une des petites communautés qui parsèment l’Est parisien. Avec une prédilection pour Nogent, Montreuil et Bagnolet… Angiolino fréquente l’école élémentaire du quartier. Pas longtemps. Il évoquera plus tard les brimades subies par cette mère qui ne parle pas français. Lui n’est rien d’autre que l’un des « macaronis » de l’école, qu’il quitte à neuf ans pour faire des petits boulots. En 1930, Luisa trouve un travail de femme de ménage dans un hôtel parisien, le tandem migre vers le 9ème arrondissement de Paris. Vingt-trois ans plus tard, après une brève carrière de lutteur puis de catcheur, Angiolino devenu Lino Ventura tient son premier rôle dans Touchez pas au grisbi.

Le jeune garçon et sa mère n’ont jamais fait que participer à un vaste exode d’Italiens, qui connut son acmé au cours des années 1920. Au lendemain de la Grande Guerre 14-18 qui a décimé la population masculine, les secteurs de l’industrie et le bâtiment sont avides de main-d’oeuvre. « Entre 1870 et 1970, c’est comme si un village de 600 habitants disparaissait tous les jours », résume la chanteuse montreuilloise Anna Andreotti qui a recueilli les témoignages de ceux qui ont traversé les Alpes. De celles débarquant le foulard noué sur la tête et dont la seule sortie autorisée était la messe. Aussi importantes soient-elles, les arrivées ne se traduisent pas par un effet de masse. La communauté des Italiens immigrés s’éclate en « petites Italies », selon une étude menée par Marie-Claude Blanc-Chaléard. Ce petit monde se satisfait d’un habitat précaire dans des baraques érigées sur les friches de la ville ou de maisons sommaires bâties sur les mêmes terres. Les hommes, célibataires ou venus seuls, se contentent d’hôtels modestes. Tous se retrouvent à effectuer les travaux les plus pénibles dans le bâtiment ou l’industrie. Les femmes ne sont pas épargnées, astreintes aux tâches les plus rudes. « Chez Bailly, usine de produits pharmaceutiques, au lavage des bocaux, il n’y avait que des Italiennes parce que c’était le plus dur », se souvient Mme Silva, citée par Marie-Claude Blanc-Chaléard.

Les immigrés italiens, tout européens qu’ils soient, sont rejetés autant au titre de ce statut social, qui les relègue dans des zones inhabitables pour les autochtones, que par un mode d’existence méditerranéen, jugé bruyant et négligé, dont ils ne peuvent se départir. Le dédain s’efface lorsqu’ils sortent l’accordéon pour animer les fêtes champêtres des parcs de Montreuil. Le musette transcende alors les différences culturelles, mais c’est sur le terrain de la politique que les fraternités se nouent autant que les fossés se creusent. Au point de rejouer une version montreuilloise de don Camillo et Peppone… Côté don Camillo, les Italiennes qui entendent ne pas rompre avec les fondements du catholicisme transalpin et côté Peppone, les antifascistes qui s’allient aux communistes de plus en plus victorieux dans cette banlieue devenant rouge. Pour la jeunesse, les deux institutions que sont l’Église (et ses patronages) et le Parti communiste (et ses organisations sportives) deviennent des lieux de brassage et donc d’intégration.

Le décret Laval de 1932, qui limite à 10% les étrangers à l’embauche (conséquence de la crise de 1929), et la mobilisation par Mussolini des hommes, fussent-ils émigrés, font disparaître 35% de la population italienne des statistiques de Montreuil. Jusqu’à son retour, à compter du milieu des années 50, attirée par la construction des HLM de la ville. Alain Bradfer

Les « ritals » de France

Au temps glorieux de la puissante sidérurgie lorraine, le patronat organisait à pied, en camions ou en wagons, le passage de la frontière pour cette main d’œuvre italienne bon marché, dont il manquait tant ! « En 1956, nous fûmes 42 jeunes de vingt ans à passer ensemble la frontière », se souvient Carlo. « Je suis arrivé un 23 mai à Villerupt et le 25, je partais au boulot dans le brouillard et le froid. Sans gants ni chaussures de travail. Mon seul réconfort, dans le bruit et la poussière ? Les copains de l’usine qui parlaient tous la même langue que moi ». En cette région, les « ritals » iront jusqu’à constituer presque 70% de la population !

Du rejet viscéral à l’intégration réussie, ce ne fut pas vraiment la « dolce vita » pour les « ritals » de France ! « Si vous passez un jour à l’heure de midi vers Mont-Saint-Martin ou Villerupt près d’une des nombreuses cantines italiennes », écrit L’Etoile de l’Est en juillet 1905, « votre odorat est désagréablement chatouillé par des odeurs d’abominables ratatouilles. Des vieilles sordides, à la peau fripée et aux cheveux rares, font mijoter des fritures étranges dans des poêles ébréchées. Et les bêtes mortes de maladie à des lieux à la ronde ne sont pas souvent enfouies », poursuit le journal local, « elles ont leur sépulture dans l’estomac des Italiens qui les trouvent excellentes pour des ragoûts dignes de l’enfer. La saleté chronique et la façon de vivre déplorables des Italiens font courir de sérieux dangers de contamination à la population indigène », conclut doctement le chroniqueur. Et L’Est Républicain d’ajouter que « les Italiens regroupés dans un ou plusieurs quartiers donnent l’impression qu’Hussigny ou Villerupt sont devenus des vieux quartiers de Rome et de Naples, pouilleux à souhait sous le clair soleil ».

Sociologues et chercheurs sont formels, l’immigration italienne en France constitue le plus ancien et le plus fort courant migratoire sur notre territoire. D’indésirables Les Ritals, selon le fameux roman autobiographique de Cavanna, deviennent pourtant indispensables à la bonne marche de l’économie française. Jusque dans les années 60 où le courant se tarit, cédant la place au « bougnoule ». Une page de l’histoire se tourne, une autre commence à s’écrire. Yonnel Liégeois

À voir : Les ritals, jusqu’au 26/04 au Théâtre La scène parisienne (75). Accompagné de l’accordéoniste Grégory Daltin, le comédien d’origine sarde Bruno Putzulu s’empare des mots de Cavanna. Avec verve et couleurs… « Pas besoin d’avoir baigné dans les macaronis pour être conquis…Dans un one man show tendrement bercé à l’accordéon, Putzulu retranscrit cet univers à cœur ouvert », commente Charlie Hebdo. Et le quotidien Le Parisien d’ajouter, « un hommage aux Italiens installés à Nogent depuis le milieu du XIXe siècle… On y retrouve le sel du roman et de la vie de ces Italiens dans un spectacle qui fait autant rire que pleurer ».

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Le Mali et Montreuil, une longue histoire

L’affirmation, fort répandue, consacre la ville de Montreuil (93) comme la deuxième capitale du Mali : Bamako-sous-Bois ! Des relations entre la ville et l’ancien Soudan français placées sous le signe de l’humanisme et de la coopération décentralisée… Nées à la fin des années 1950, elles sont permanentes, chaleureuses et fraternelles.

 

L’histoire commence dans les années 1960. Le Soudan français, ainsi qu’on l’appelle alors, englobe l’actuel Mali, le Niger et la Haute-Volta qui deviendra Burkina Faso sur décision du leader panafricain Thomas Sankara. Une entité qui éclate au moment des indépendances. Dès la fin des années 1950, quelques militants syndicalistes et communistes s’étaient rendus dans ce Soudan français pour y apporter leur soutien aux mouvements de la décolonisation et ont noué des liens avec Mobibo Keita, futur père de l’indépendance et premier président de la République malienne. Parmi eux, Marcel Dufriche, conseiller municipal de Montreuil depuis 1959 avant d’en devenir le maire en 1971. Une mécanique va s’engrener autour de Montreuil et de ces militants reçus dans les familles maliennes. Ils n’étaient autre que « les étrangers de dieu », « ils étaient mieux traités que les enfants de la famille », précise Lassana Niakaté, le président de l’Association des Maliens de Montreuil. Et par effet miroir, un Malien attend une attitude identique de la part de celui auquel il est étranger.

L’indépendance acquise en 1960, le Mali requiert une aide au développement. À laquelle la France est disposée en troquant l’équipement du pays contre l’envoi d’une main-d’œuvre dont l’ancienne métropole, prise dans le tourbillon de croissance des « Trente Glorieuses », avait un ardent besoin. Une époque où les cars des constructeurs automobiles français sillonnent le Maroc pour recruter ceux qui seront les « ouvriers spécialisés », au bas de l’échelle salariale, des ateliers de Montbéliard ou de Boulogne-Billancourt. Les premiers arrivants logent dans des caves à Vincennes et balaient les rues de Paris dans la journée. Ce fut le sort de Niama Keita, qui débarqua en France en 1965. À l’époque, on arrivait à Marseille en partant d’Abidjan, à Bordeaux si l’on

Le président malien à Montreuil

avait embarqué à Dakar. Dans l’un et l’autre cas, au tarif de 45 000 francs CFA d’alors, soit 45 € aujourd’hui…

Que ce soit Marseille ou Bordeaux, la destination finale ne pouvait être que Montreuil ! « Une ville qui était plus connue des Maliens que Paris », se souvient Lassana Niakaté, arrivé au milieu des années 1980 au foyer Bara. Un foyer ouvert en 1968, dont l’état de délabrement fit récemment l’actualité. D’autres furent aménagés dans des entrepôts désertés, au gré de la désindustrialisation de la ville. À destination unique, Montreuil, origine presque unique, Kayes ! Cette ville-département, capitale du Soudan Français à la fin du XIXème siècle avant la désignation de Bamako, est proche du Sénégal. Une proximité qui conduit jeunes et vieux à traverser la frontière pour aller récolter l’arachide sénégalaise et rentrer au pays avec de quoi acquitter l’impôt colonial. « C’était une humiliation pour une famille de ne pas pouvoir payer l’impôt », rappelle Lassana Niakaté. C’est aussi ce qui fit de Dakar un port d’émigration. C’est ainsi que des Maliens, nationalisés sénégalais par une carte d’identité obtenue à bon compte, redeviennent maliens à leur arrivée en France.

Communautarisme accuseront certains, simple respect des traditions séculaires soutiendront d’autres. La vie dans les foyers s’organise selon le principe de solidarité qui prévaut dans les villages : ceux qui n’ont aucun revenu sont les hôtes à table de ceux qui ont les moyens de nourrir la collectivité. Que deviennent ces Maliens, à l’heure de la retraite ? Les célibataires rentrent au pays. Les autres, qui ont fondé un foyer à Montreuil, se sentent immigrés dans leur village. Alain Bradfer

 

Les Maliens à Montreuil

Montreuil, première ville du département de Seine-Saint-Denis par le nombre de ses habitants, s’affiche souvent, non sans fierté, comme la « seconde ville malienne au monde », après Bamako ! D’aucuns la surnomment avec humour « Bamako-sous-Bois »… Montreuil compte en effet une population malienne très importante : de 6 000 à 10 000 personnes selon la mairie, qui estime d’ailleurs que la ville accueille la plus grosse communauté malienne de France. 10 % de la population de la ville est malienne ou d’origine malienne.

Dans cette ville, l’Insee comptait, en 2012, 25,63 % d’immigrés. Sur ses 103 520 habitants, 26 530 étaient ainsi nés à l’étranger. Impossible cependant, avec les statistiques officielles, de confirmer ou d’infirmer la légende urbaine : contrairement aux pays du Maghreb (4752 habitants originaires d’Algérie, 2117 du Maroc et 1645 de la Tunisie), l’Insee ne fait pas le détail des « autres pays d’Afrique » dont sont originaires les immigrés de la ville. Ils étaient en tout cas, en 2012, 8186 Africains à vivre dans la commune de proche banlieue parisienne. Un chiffre plus élevé que pour les autres villes de même taille.

La communauté malienne de France est l’une des plus importantes diasporas d’Afrique noire de l’Hexagone. Elle compte environ 120 000 ressortissants, selon les chiffres relativement constants de l’ambassade du Mali. En Europe, c’est aussi en France que les Maliens sont les plus nombreux. La plupart vivent en région parisienne. À leur arrivée, ils vont généralement gonfler la surpopulation des foyers de travailleurs. Montreuil en compte six sur son territoire.

Le plus connu de ces foyers, en région parisienne, est le foyer Bara de Montreuil. Comme d’autres établissements de ce type, avant fermeture pour rénovation, c’était une véritable ruche humaine. On y trouvait des ateliers de couture, de réparation en tous genres, un lieu de prière, des petits étals de vente de cigarettes, de briquets, de produits de toute nature… Le foyer Bara était aussi, il le reviendra de plus belle au lendemain de sa reconstruction, le cœur politique historique de la diaspora malienne à l’étranger. Président de la République et ministres maliens en visite à Paris manquent rarement l’occasion d’y faire une visite. La diaspora de France, bien plus que celle d’Espagne ou d’Italie, est pour eux un enjeu important en termes d’influence et de transferts d’argent. Yonnel Liégeois

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Montreuil, ses cheminées et fumées

Le 12 octobre, la ville de Montreuil (93) organise un colloque sur « La désindustrialisation 1970-1990, histoire et mémoires ». Retour sur le patrimoine industriel de la ville, ses spécificités et son rôle dans l’évolution de la cité.

 

La disparition des cheminées, gratte-ciel des villes industrielles, témoigne de la mutation de l’activité économique et de la désertion des usines. Ces cheminées étaient à l’est des grandes métropoles, en sorte que leurs fumées, poussées par les vents dominants d’ouest, n’en empuantissent pas l’air. À l’ouest donc, les résidences bourgeoises, à l’est les ateliers et les ouvriers qui les servent. Il en subsiste une à Montreuil, dans ce qui fut les ateliers des pianos Klein, au 26 de la rue de Robespierre. Elle a cessé de cracher vapeurs et fumées depuis des décennies, dernier témoin industrieux de la ville.

Au milieu du XIXème siècle, Paris a chassé vers sa banlieue les activités que le prix du mètre carré urbain et les nuisances rendaient insupportables au cœur de la capitale. Les ateliers migrent, les sièges des entreprises demeurent parisiens. Parmi les premiers délocalisés vers Montreuil, les peausseries Chapal abandonnent la rue Roquépine en deux séquences, en 1857 pour partie et en 1897 pour la totalité. Les Chapal font figure de pionniers dans ce qui deviendra une vocation de Montreuil dans le traitement de la peau de lapin : les Jumel, Hugon et Fourniers suivent. Et avec eux, leurs clients de la pelleterie et de la chapellerie, leurs fournisseurs de la chimie des teintures et des traitements.

Près des fortifications parisiennes, les horticulteurs du bas de la ville résistent à l’invasion industrielle mais ils cèdent leurs lopins de terre à des prix sans aucune mesure avec ceux en cours à Paris. Dans la foulée des Chapal, Pierre-François Jumeau, inventeur de la poupée à tête de porcelaine et bras en cuir, quitte Paris et s’installe rues de Paris et François-Arago. En 1890, un millier d’ouvriers et d’ouvrières sortent 300 000 poupées par an. L’entreprise fusionne en 1899 avec la Société française des bébés et jouets, avant de passer sous le contrôle de l’allemand Fleischmann qui fait évoluer les méthodes de production, au point de produire un million de poupées avec 150 travailleurs. Une quinzaine de de fabricants parisiens fondent Jouets de Paris et plantent leur usine à Montreuil en 1908. L’année suivante, le lieu est victime d’un incendie ruineux. Une nouvelle usine JEP prend le relais au milieu d’une éclosion d’une vingtaine d’entreprises dans le secteur. Dont Dreyfus & Syam, Lefebvre & Vilain, Camelin…

Capitale du jouet, capitale de la peau de lapin, Montreuil présente au début du XXème siècle un paysage industriel bien plus complexe. En 1906, Fernand Bournon, l’historien de Paris constate qu’« il est presque impossible d’assigner à une catégorie d’industrie la prédominance sur les autres ». À la petite métallurgie s’ajoute la transformation du bois, avec plus de 150 établissements. Le plus emblématique ? Cavillet (qui deviendra la Société parisienne de tranchage et déroulage), fondé à Saint-Mandé  en 1870, s’installe au 82 rue de Lagny. Il n’en subsiste aujourd’hui que l’enseigne en style Art nouveau ouvrant désormais sur un complexe immobilier.

Il est jusqu’à l’alimentaire à se tailler une place de choix dans cet univers crachant la fumée : une biscuiterie, la Basquaise, un grand de la confiserie, Krema et une brasserie, Bouchoule, devenue un lieu d’exposition pour les artistes. Au nombre des 750 entreprises qui subsistaient dans les années 50, employant 20 000 personnes, il faut ajouter Grandin, fabricant de radios et téléviseurs perdu dans la nébuleuse Thomson-CSF. Et l’autre électronicien, Haftermeyer devenu Temex, dont l’immeuble Art déco, à l’angle de la rue des Caillots et de l’avenue Faidherbe, vaut le déplacement et le coup d’œil. Autre temps, autres mœurs : les plus petits ateliers furent transformés en lofts, les plus grands en complexes d’immeubles ! Ainsi vit et va la ville. Alain Bradfer

 Programme du 12/10, en la salle des fêtes de la mairie :

– 10h00 : Introduction, par les historiens Xavier Vigna et Nicolas Hatzfeld

– 10h20 : Conférence de l’historienne Amandine Tabutaud, « Les travailleuses, salariées, confrontées à la désindustrialisation »

– 11h40 : Conférence d’Antoine Furio, chargé de mission sur « Le patrimoine industriel »

– 14h00 : Table ronde avec Henri Rey, Marc Giovaninetti et Jean-Pierre Brard

– 15h00 : Visite des sites industriels de Dufour, Krema et Grandin

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Montreuil, en route vers la laïcité

Alors que Paris s’agite depuis près de trois ans, le 14 juin 1792, la population de Montreuil (93) est conviée à la plantation d’un arbre de la Liberté. Un peuplier, l’arbre du peuple, sur le parvis de l’église St Pierre-St Paul. De 1792 à 1905, la laïcité en marche.

 

Ce 14 juin 1792, pour la plantation de l’arbre du peuple, toute la municipalité est présente, vêtue de ses décorations civiques. Il y a également la Garde nationale, armée, drapeau déployé. « Ledit arbre fut élevé en présence de tous les citoyens, qui marquèrent une joie vive et tressaillante », selon le compte-rendu de l’époque. Une fois l’arbre planté, la municipalité au complet, la Garde nationale et la foule s’engouffrent dans l’église pour un « Te deum d’action de grâce ». Moins d’un an plus tard, le 24 mars 1793, une nouvelle municipalité est élue. Du coup, un nouvel arbre est planté, toujours sur le parvis de l’église et ensuite, toujours le fameux « Te deum » ! La Révolution, bonne fille, cède à

Fresque dans la salle du Conseil de la mairie de Montreuil

l’action de grâce pour autant que le curé soit « constitutionnel », c’est-à-dire en rupture de ban avec le Vatican.

Les relations se gâtent le 14 novembre 1793 lorsque la société populaire demande que le conseil général de la commune partage avec elle la fête de la Raison et, à ce titre, que tous les signes religieux disparaissent de la vue des citoyens. Le conseil général réquisitionne huit maçons, chargés de démonter ces symboles, vendus immédiatement aux enchères. Le 17 novembre, trois jours plus tard, le conseil général apporte à la Convention siégeant à Paris l’argenterie des objets de culte et soumet une pétition pour l’enlèvement des cloches qui serviront à fondre des canons. Le 3 décembre de la même année, il n’est plus question de pierres ni de cloches, mais de dentelles : deux couturières de la ville sont chargées de découdre les galons de vêtements servant au culte. Autre temps, autre culte, l’église St Pierre-St Paul est rebaptisée « Temple de la Raison », nom inscrit sur son frontispice, et la société populaire y tient ses séances. La déchristianisation de Montreuil s’achève avec la loi du 8 juin 1795, qui rappelle la liberté de culte.

Le 18 juin, le conseil municipal est saisi d’une pétition pour rétablir les catholiques dans leurs droits. Forts de cette loi, ceux-ci réinvestissent les lieux dont ils avaient été chassés. Un siècle plus tard, le 22 novembre 1880, est votée par le conseil municipal – le libre-penseur et franc-maçon Arsène Chereau étant maire – une résolution demandant que non seulement les crucifix soient décrochés des salles de classe, mais encore que les prières précédant les cours soient interdites, que les instituteurs ne soient plus contraints de mener leurs élèves au catéchisme. Ainsi en sera-t-il. Mais il ne s’agit là que d’un hors-d’œuvre avant le plat principal, servi par la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État.

Bien que les radicaux-socialistes de l’époque s’en revendiquent encore, on ne parle plus d’anticléricalisme mais de laïcité. Un mot nouveau pour un concept nouveau, auquel ont cédé Amélie et Achille Tessier. Ces deux instituteurs, libres-penseurs et vraisemblablement francs-maçons, ont ouvert en 1879, au 9 de la rue Alexis-Pesnon, un pensionnat de jeunes filles où se pratique « l’éducation intégrale ». À savoir que l’on y privilégie le développement physique autant qu’intellectuel des élèves, à l’exclusion des travaux manuels ! Si les traces du pensionnat ont disparu des archives dans la tourmente de 1914, on a retrouvé son principe fondateur : « La seule maison de France où les jeunes filles sont réellement élevées dans les principes de la liberté de conscience, à l’abri de toute influence superstitieuse et en dehors de tout dogme confessionnel ». En juin 1886, lors de la fête de la Ligue anticléricale donnée en l’honneur de Garibaldi et Victor Hugo, une dizaine de jeunes filles du pensionnat Tessier sont invitées à entonner La Marseillaise.

Ultime résurgence du combat laïque à Montreuil, en 1951 le personnel de la garderie du parc Montreau adresse une lettre à plusieurs groupes de l’Assemblée nationale. La demande ? « Faire tout leur possible pour que soient rejetés les propos antilaïques » ! Depuis, le feu s’est assagi. Faute de combattants ? Faute de combats à mener ? Les questions restent ouvertes. Alain Bradfer

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Montreuil, 80 ans d’histoire vivante

Seul musée de France voué à l’histoire du mouvement ouvrier, le Musée de l’Histoire Vivante sis à Montreuil (93) fête cette année ses quatre-vingts ans d’existence. L’occasion d’une exposition, mais aussi l’expression d’une ambition. Un joyau de culture dans un écrin de verdure !

 

L’histoire peut avoir l’ironie facile et parfois cruelle. Théophile Sueur, industriel en cuir et peaux, a fait édifier en 1872 une gentilhommière au cœur d’un parc des hauts de Montreuil, à quelques encablures de ses usines. Pouvait-il imaginer que l’un de ses successeurs (il fut maire de la ville de 1866 à 1876, sautant allègrement du second Empire à la IIIème République), Hilaire Fernand Soupé, communiste bon teint qui rompra avec le PCF  pour adhérer en 1940 au PPF de Doriot, convaincrait en 1937 le conseil municipal de se porter acquéreur de l’édifice. Deux ans plus tard, en 1939, le maire Soupé coupe le ruban de ce qui est devenu le Musée de l’Histoire Vivante, avec une exposition consacrée au 150e anniversaire de la Révolution, voué dès son origine à l’édification des masses par la narration de l’épopée communiste. Bon sang montreuillois ne saurait mentir. Et cela, sous les cheminées marquées des initiales encore visibles de Théophile Sueur !

C’était il y a quatre-vingts ans. Une ouverture éphémère, puisque le tout jeune musée est contraint de fermer ses portes en 1940 sur injonction d’Alfred Spengler, maire désigné par le régime de Vichy. Les portes rouvrent en 1946, en s’inscrivant dans la ligne tracée en 1939. « Il était dans une linéarité de la philosophie de la révolution communiste, demeuré dans une position statique alors que le Parti communiste évoluait de son côté », concède Frederick Genevée, Président de l’Association du musée. Difficile d’en sortir d’autant que, de 1946 aux années 80, la municipalité assure le financement. À mesure que les années passent, le public se restreint à celui des militants ou des organisations liées au Parti, à quelques délégations étrangères sympathisantes. Marcel Dufriche, maire de 1971 à 1984, en prend conscience. Il charge ses responsables de l’époque de ranimer ce corps malade en lui conservant son identité et les portes se referment jusqu’en 1987.

À la réouverture en 1988, l’esprit subsiste mais la méthode a changé. « Nous sommes dans une démarche pédagogique en plus d’être culturelle », énonce Véronique Fau-Vincenti, conservatrice du Musée. « La démarche a toujours été pédagogique et didactique, la différence étant que c’était partisan et que ce ne l’est plus », renchérit Éric Lafon, directeur scientifique de l’institution. « Nous sommes un musée de banlieue avec pour vocation de démontrer qu’il y a des mouvements de banlieue », ajoute-t-il. Ce que Frederick Genevée  confirme : « C’est un projet inscrit dans une ville et un département de Seine-Saint-Denis avec une histoire industrielle et politique qui résonne ». Il en dégage un fil conducteur, « on sait d’où l’on vient et l’on questionne davantage que d’apporter des réponses ». Dégagé de l’empreinte partisane, le Musée de l’Histoire Vivante, consacré en 2002 par son intégration aux Musées de France, ambitionne désormais d’être le seul en France voué à l’histoire du mouvement ouvrier. Là où d’autres l’ont précédé en Europe. Une ambition qui suppose la collecte de ces objets militants qui dorment dans les caves des organisations ou de militants qui en mesurent mal la valeur muséale.

Dans le droit fil des luttes populaires, les années se suivent  comme autant d’anniversaires à commémorer par autant d’expositions. Après 1936 en 2016, la Révolution russe de 1917 en 2017, celle de 1848 en 2018, s’annoncent celles de 2020 et le congrès de Tours, fondateur du Parti communiste français, et les 150 ans de la Commune en 2021. Plus modestement, et sur le mode de l’autocélébration, le Musée fête ses 80 ans d’existence avec l’exposition « Ouvrier.e.s ». Un hommage aux ouvriers et ouvrières, de la représentation de leur travail à leurs délégués en passant par l’usine et les figures mythiques.  « Une seule exposition par an », regrette Véronique Fau-Vincenti, « faute de moyens ». S’ajoutera toutefois cette année un hommage rendu à Jules Durand à partir du 18 mai. Jules Durand ? Un docker havrais, syndicaliste libertaire, condamné à mort, gracié par Armand Fallières et mort à l’asile en 1926. Un musée de l’histoire ouvrière, mais aussi de sa condition. Alain Bradfer

 

Une expo pour un à-venir

« Par cette exposition au titre symbolique, « Ouvrier.es », nous ne célébrons pas seulement les quatre-vingts ans de notre institution », affirme avec conviction Éric Lafon, « de salle en salle, par les documents, images et objets que nous valorisons, nous attirons aussi le regard du public et des décideurs sur toutes les potentialités de notre musée ». Pour le directeur scientifique du Musée de l’Histoire vivante, il s’agit d’offrir in visu la préfiguration de ce que pourrait être dans un futur proche un grand musée dédié à l’histoire du mouvement ouvrier. Avec autant d’expos marquantes à la clef, déclinées aujourd’hui dans un espace limité : de l’ouvrier paysan à l’ouvrier des villes, de la fabrique à l’atelier et de la manufacture à l’usine, de la place des femmes à l’entreprise, des grandes figures de l’épopée ouvrière (le mineur, le cheminot, le métallo…), de l’ouvrier dans la littérature et au cinéma… L’homme fourmille d’idées, de rêves et de projets, l’association qui préside à l’avenir du lieu aussi ! D’autant que nichent ici quelques trésors qui méritent une visite : le bureau de travail de Jaurès, le riche fond d’archives de Louise Michel et de Jules Vallès…

Personne n’en doute au MHV : les collections actuelles pourraient être le fondement d’un musée plus grand, plus moderne, plus accessible. Et conduire, sur le site actuel réaménagé et agrandi par exemple, à l’inauguration d’un Musée d’Histoire du Mouvement Ouvrier. Toujours inexistant en France, contrairement à d’autres pays européens ! D’ores et déjà, organisations syndicales, mutualistes et coopératives ont affiché leur soutien à un tel projet. Un haut-lieu de l’histoire du travail enracinée dans une réflexion historiographique rigoureuse, un haut-lieu d’une histoire vivante d’hier au temps présent enracinée dans son incontournable dimension internationale. Yonnel Liégeois

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