Archives de Catégorie: Sciences

Nicolas Philibert, un cinéma de relation

Avec la sortie en mars et avril d’Averroès et Rosa Parks et de La Machine à écrire et autres sources de tracas, Nicolas Philibert pose à nouveau sa caméra sur le monde de la psychiatrie. Un an après Sur l’Adamant, qui a décroché l’Ours d’or à Berlin.

Pauline Porro – Après La Moindre des choses et Sur l’Adamant, vous réalisez à nouveau deux documentaires sur la psychiatrie. Pour quelles raisons ?

Nicolas Philibert – J’ai tourné La Moindre des choses en 1995 à la clinique psychiatrique de La Borde, qui incarne le courant de la psychothérapie institutionnelle selon lequel, pour prétendre soigner les personnes, il faut aussi soigner l’institution. À travers ce film, je vais apprendre à apprivoiser, un peu, un monde sur lequel on a tous beaucoup de préjugés. Je vais découvrir que, dans leur immense majorité, les patients en psychiatrie sont surtout des gens effrayés et angoissés. Bien des années plus tard, j’ai eu envie de retrouver ce monde, parce que, au fond, je n’en suis pas complètement revenu. Cela a continué à m’habiter, car on y rencontre des personnes qui nous déroutent, qui nous poussent à nous questionner sur la société, qui nous ouvrent à une certaine poésie… Beaucoup de gens que je rencontre en psychiatrie me renvoient à moi-même et à mes propres vulnérabilités.

P.P. – Comment parvient-on à filmer dans un tel environnement ?

N.P. – J’ai fait ces films d’une manière très improvisée. Quand je me rends au centre de jour L’Adamant, je n’ai pas de programme, pas de plan de travail. J’arrive humblement avec l’idée d’inventer le film jour après jour, au gré des rencontres. Mon cinéma repose sur la relation. J’essaye de faire en sorte que les gens qui sont là aient envie de me raconter des choses devant une caméra, mais je ne force jamais les portes.

P.P. – Après avoir filmé ce centre de jour, vouliez-vous donner une image plus complète de la psychiatrie en filmant un hôpital ?

N.P. – Au début, je ne souhaitais faire qu’un seul film mais, de fil en aiguille, je vais aller à l’hôpital pour y rendre visite à certains des patients rencontrés sur l’Adamant. Petit à petit, ces visites se transforment en repérage et l’idée d’un deuxième film à l’hôpital émerge,  fondé principalement sur des entretiens entre soignés et soignants. En parallèle, j’apprends que des soignants bricoleurs font des visites à domicile pour épauler des patients dans leurs problèmes domestiques. J’accompagne deux d’entre eux et cela me donne envie de continuer. Mais ces films sont trois aspects différents d’une même psychiatrie. Les patients n’en sont pas tous au même point. À l’hôpital, ils traversent un moment de plus grande fragilité. Mais il s’agit dans tous les cas d’aider les uns et les autres à tisser un lien avec le monde. C’est le cas à travers les ateliers sur l’Adamant, les entretiens dans Averroès et Rosa Parks, ou quand on vient réparer une machine à écrire chez un patient.

 P.P. – Les soignés évoquent le manque de moyens dont souffre la psychiatrie. Comment cela se manifeste-t-il ?

N.P. – Aujourd’hui, il existe une psychiatrie déshumanisée, qui ne prend plus le temps car cela coûte cher. On a ainsi supprimé des dizaines de milliers de lits et de très nombreux postes au cours de ces vingt dernières années. Quand on n’a plus le temps de s’occuper des patients, ils sont livrés à eux-mêmes, et ceux dont on se dit qu’ils sont agressifs, on aura vite fait de les enfermer. Lorsqu’on ne peut plus exercer son travail dignement, on finit par déserter, donc on fait appel à des intérimaires qui sont mieux payés, mais qui ne sont pas investis de la même manière. Ce n’est pas lié à la seule psychiatrie, et c’est tout le monde de la santé qui va mal. Entretien réalisé par Pauline Porro

Les films de Nicolas Philibert : 1990, La Ville Louvre. 1997, La Moindre des choses. 2002, Être et avoir. 2007, Retour en Normandie. 2013, La Maison de la radio. 2018, De chaque instant. 2023, Sur l’Adamant. 2024, Averroès et Rosa Parks et La Machine à écrire et autres sources de tracas.

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Saint-Alban, soigner sans contrainte

Aux éditions du Seuil, Camille Robcis publie Désaliénation, politique de la psychiatrie. De l’hôpital de Saint-Alban à la clinique de La Borde, la chercheuse décrit les premiers pas de la psychothérapie dite « institutionnelle » : l’autre façon de traiter ceux qui sont considérés comme fous. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°367, avril 2024), un article de Frédéric Manzini. Sans oublier de visiter l’exposition Toucher l’insensé, au Palais de Tokyo (75).

Tout a commencé à l’hôpital de Saint-Alban, dans un petit village isolé de Lozère, pendant la Seconde Guerre mondiale. François Tosquelles, psychiatre catalan réfugié en France après la guerre civile espagnole, nourrit le projet d’expérimenter une autre façon de traiter ceux qui sont considérés comme des fous. Ce sera le premier pas de la psychothérapie dite « institutionnelle », dont Camille Robcis, directrice du département des « French Studies » à l’université Columbia de New York, retrace ici l’histoire dans Désaliénation, politique de la psychiatrie, tout en se refusant à porter un jugement de valeur d’un point de vue clinique. Désaliéner, c’est traiter autrement la psychose : refuser toute autorité, toute discipline et même toute hiérarchie entre soignants et patients, placer le lien au centre du soin, lier étroitement la théorie et la pratique, s’appuyer sur des outils issus de l’anthropologie, de la sociologie, de l’art et de la psychanalyse.

De fait, l’initiative suscite rapidement l’intérêt de médecins comme Jean Oury, mais aussi d’artistes comme Paul Éluard et Jean Dubuffet et de penseurs comme Frantz Fanon, Félix Guattari et Michel Foucault. D’hôpital à visée thérapeutique, Saint-Alban est devenu un « laboratoire d’invention politique » qui entend lier l’émancipation psychique à l’émancipation sociale et politique. C’est aussi le cas des autres lieux qui appliquent les mêmes règles de fonctionnement comme la clinique de La Borde, près de Blois. On y propose de multiples activités culturelles, des résidences d’artistes, des pratiques d’artisanat, de la vie en collectivité et en autogestion : autant d’expérimentations innovantes qui s’inscrivent en rupture profonde avec l’approche fondée exclusivement sur la neurologie et la pharmacologie.

Laboratoire et utopie, la psychothérapie institutionnelle invente dans tous les cas un autre rapport à la folie, elle permet aussi de repenser le fonctionnement de notre propre psyché. À moins qu’il s’agisse, pour reprendre le mot de François Tosquelles, d’une « tentative pour guérir la vie elle-même ». Frédéric Manzini

Désaliénation, politique de la psychiatrie : Tosquelles, Fanon, Guattari, Foucault, par Camille Robcis (Le Seuil, 304 p., 21€50).

Dans ce même numéro d’avril, Sciences Humaines propose un dossier fort instructif : Comment vaincre nos fatigues ? Avec, en outre, un passionnant entretien avec Margot Giacinti sur l’histoire des féminicides et un sujet consacré à la psychologie évolutionniste, « le cerveau en héritage ». Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Un excellent magazine dont nous conseillons vivement la lecture. Yonnel Liégeois

PALAIS DE TOKYO, L’EXPO : TOUCHER L’INSENSÉ

La « psychothérapie institutionnelle » est une pratique de la psychiatrie initiée au milieu du 20e siècle, dont le présupposé est que pour soigner les malades, il faut d’abord soigner l’hôpital. Autrement dit, ne jamais isoler le trouble mental de son contexte social et institutionnel. Inspirée de ces expériences psychiatriques et humaines révolutionnaires, qui s’appuient sur le collectif et sur la création artistique, cette exposition s’intéresse à différentes manières de transformer des lieux d’isolement en lieux de protection, en refuges contre les violences de la société.

Elle présente notamment les films de François Pain, qui a documenté la vie de la clinique de la Borde et la parole d’importants praticiens de la psychothérapie institutionnelle (François Tosquelles, Jean Oury, Félix Guattari), et rassemble des artistes, mais aussi des soignant·es et des éducateur·ices, qui ont initié des pratiques artistiques collectives dans diverses structures liées au soin de la santé mentale (hôpitaux psychiatriques, centres d’accueil, instituts médico-éducatifs…). Ces expériences d’hier et d’aujourd’hui, en France et ailleurs, montrent comment l’art est un outil d’émancipation, une forme active et critique d’être-ensemble et l’expression d’une poésie vitale.

À la suite d’autres expositions consacrées à Fernand Deligny et à François Tosquelles, pourquoi s’intéresser à ces pratiques depuis la perspective d’un centre d’art contemporain ? Pour étendre notre compréhension des raisons et des manières de faire de l’art, de ses fonctions sociales et politiques, mais aussi psychiques et éthiques. Pour partager les désirs d’expression  de personnes pour qui les « évidences de la quotidienneté » ne vont pas de soi, et que le collectif peut animer. Mais aussi parce que, si elle a été fondée dans le contexte de la psychiatrie, la psychothérapie institutionnelle pourrait bien être un outil, ou tout du moins une manière de penser et d’agir, applicable à d’autres institutions et d’autres champs de la vie sociale. Car certaines violences systémiques, qui s’exercent en tout lieu, peuvent être énoncées, analysées et combattues par ce biais.

Toucher l’insensé, exposition collective : jusqu’au 30/06. Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson, 75116 Paris.

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Enseignant, scènes de vie

Aux éditions Vuibert, Dominique Resh et Éric Doxat publient Le plus beau métier du monde, chroniques d’un prof des quartiers. Avec humour, la mise en lumière des difficultés d’une profession aussi usante qu’attachante. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°365, février 2024), un article de Martine Fournier.

La mode est aux romans graphiques. Ces bandes dessinées, autrefois réservées à des fictions teintées (ou non) d’humour ou de critique sociale, étendent leurs sujets à de nombreux domaines plus académiques : philosophie, économie, sociologie, psychologie, histoire… Une nouvelle forme de vulgarisation plus accessible à un large public. C’est sans doute l’espoir de nombreux éditeurs. Encore est-il que pour susciter l’engouement du public, les publications qui se multiplient devraient répondre à certains critères : une vulgarisation de qualité, présentée sur un ton léger, alliée à un graphisme facile à lire et un soin esthétique aussi bien au niveau du dessin que de la typographie, souvent très abondante et parfois difficile à lire.

Construit sous forme de courtes chroniques, l’ouvrage de Dominique Resh, enseignant dans les quartiers nord de Marseille, et d’Éric Doxat, dessinateur, réalise l’exploit d’être à la fois drôle et informatif. Tout comme dans son ouvrage de 2011 (Les mots de tête, chronique d’un prof), Dominique Resh met en lumière les difficultés d’une profession aussi usante qu’attachante. On perçoit l’affection et l’empathie de ce professeur pour ses élèves, souvent imprévisibles, désarmants et parfois pénibles. Une connivence qui va d’ailleurs dans les deux sens lorsque ces jeunes, armés d’une logique bien à eux, pointent les injonctions contradictoires que leur adresse leur prof.

L’humour et la bonne humeur qui sous-tendent ce récit mettent à distance les difficultés d’un métier ardu, sans tomber dans le misérabilisme ou l’angélisme. L’ouvrage, aussi bien par son graphisme expressif que par le choix des saynètes, constitue au final un véritable hymne à l’enseignement dans les quartiers difficiles. Martine Fournier

Le plus beau métier du monde, chroniques d’un prof des quartiers, par Dominique Resh et Éric Doxat (éditions Vuibert, 160 p., 21€).

Dans ce même numéro de février, Sciences Humaines propose un dossier bienvenu, fort questionnant : Qui sont les gens heureux ? Avec, en outre, un passionnant sujet consacré à Melanie Klein, la pionnière de la psychanalyse des tout-petits. Ainsi qu’un éclairant article de Béatrice Kammerer sur L’éducation prioritaire, 40 ans de réformes. Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Yonnel Liégeois

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Lutte entre samouraï et concepts !

Jusqu’au 17/12, au théâtre de La Tempête (75), Margaux Eskenazi présente Gilles ou qu’est-ce qu’un samouraï ?. Un spectacle conçu à partir d’extraits de la conférence de Gilles Deleuze (1925-1995), intitulée « Qu’est-ce que l’acte de création ? ». Filmée, elle fut énoncée en 1987 devant les élèves de la Fémis, l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son.

On est heureux d’emblée qu’une jeune femme, Margaux Eskenazi, prenne de nos jours fait et cause pour celui qui a tellement concouru à créer des concepts tous azimuts, à ses yeux l’essentielle mission du philosophe. Le spectacle, Gilles ou qu’est-ce qu’un samouraï ?, est un parfait exercice d’admiration, au cours duquel on voit Margaux Eskenazi se mettre à l’école du bushido intellectuel de l’auteur de Logique du sens, entre autres courants traités qui lui valurent reconnaissance et contestation.

Lazare Herson-Macarel incarne le philosophe avec feu et nous, spectateurs, devenons pour une heure dix les étudiants de jadis. Ils découvraient notamment, grâce à lui, « l’image-mouvement » au vu d’extraits projetés du film d’Akira Kurosawa les Sept Samouraïs (1954), mis en perspective avec Shakespeare et Dostoïevski, dont le grand cinéaste nippon fut, en actes, l’analyste idéal. L’acteur bondit en scène, comme celui qu’il figure bondissait, de son propre aveu, dans les concepts, les affects et ce qu’il nommait les « percepts ». Cela s’inscrit sur un espace bifrontal avec, au milieu, comme un petit cirque assorti de quatre mâts mobiles. Le musicien Malik Soarès, en robe orange de moine shintoïste, ponctue l’action réflexive des percussions et du chant recto tono, qui maintient sans faillir la note grave.

Un vif plaisir d’intelligence en partage s’affirme chemin faisant, au fur et à mesure que se dévoile la maïeutique propre à Deleuze, et sa défense est illustration de l’art envisagé sous l’angle de la résistance résolue, jusque et y compris face à la mort, au lieu que la communication ne consiste qu’en la paresseuse répétition de mots d’ordre. La profération scandée de la Ballade des pendus, de François Villon, dans sa sublime violence médiévale à goût d’éternité, s’avère enfin tel l’exemple cardinal de cette leçon, qui semble toujours inaugurale d’un art poétique au plus haut prix. Gilles Deleuze aimait le théâtre, comme il chérissait toutes les manifestations artistiques aptes à contrebattre « la prétention de l’État à être l’image intériorisée d’un ordre du monde, et à enraciner l’homme ». Jean-Pierre Léonardini

Gilles ou qu’est-ce qu’un samouraï ?, de Margaux Eskenazi : Jusqu’au 17/12, au Théâtre de la Tempête. Les 26 et 27/01/24, au Théâtre de Châtillon. Le 03/05/24, au Théâtre Antoine-Vitez d’Ivry. Le texte de Gilles Deleuze est paru aux Éditions de Minuit, dans l’ouvrage Deux régimes de fous et autres textes.

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Giusto Traina, le bêtisier des antiquisants

Aux éditions des Belles Lettres, l’historien Giusto Traina publie Le Livre noir des classiques, une histoire incorrecte de la réception de l’Antiquité. Avec érudition et humour, le spécialiste de l’histoire romaine dénonce les récupérations et rétablit quelques vérités sur les temps antiques. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°363, novembre 2023), un article de Frédéric Manzini.

Ce qu’il y a de commode avec les morts, c’est qu’on peut leur faire dire à peu près tout ce qu’on veut. Et c’est encore plus vrai de l’antique, dont on maltraite d’autant plus aisément la mémoire que ses défenseurs se font rares. Parmi ces derniers, Giusto Traina, alliant l’érudition à l’humour, revêt les habits du chevalier blanc dans ce Livre noir des classiques. Ce grand spécialiste d’histoire romaine dénonce par exemple la désinvolture avec laquelle les nazis ont cherché à récupérer l’héritage de la Grèce classique, mais aussi l’idéalisation de la polis abusivement promue modèle de démocratie, ou encore les multiples mésusages dont la figure d’Antigone fait régulièrement l’objet pour incarner ce qui serait une authentique justice hors la loi, sans oublier notre fameux fantasme national concernant « nos ancêtres les Gaulois » qui méconnaît la présence antérieure de Basques sur le territoire.

Un très édifiant bêtisier des antiquisants, donc ? Oui, mais pas seulement, car les conséquences de l’idéologie ignorante sont éminemment politiques, surtout lorsque la question des « origines » et autres « racines » de notre civilisation devient un enjeu sensible. Aujourd’hui, c’est la la cancel culture qui inquiète de plus en plus souvent les classicistes, à l’image de ces « collèges américains qui, pour des raisons avant tout budgétaires, ont éliminé ou projettent d’éliminer les études classiques, en utilisant le cas échéant le politiquement correct comme cheval de Troie, en arguant de contenus racistes et sexistes qui seraient présents dans les œuvres des auteurs antiques ». Pourtant, l’Antiquité n’était pas plus préfasciste que les sculptures grecques n’étaient uniformément blanches…

Giusto Traina ne fait pas que rétablir quelques vérités sur ces objets de nos propres projections que sont les classiques : il nous invite à prendre du recul et à comprendre que l’historicisation du passé est la meilleure manière de contrer son instrumentalisation par le présent. Frédéric Manzini

Le Livre noir des classiques. Une histoire incorrecte de la réception de l’Antiquité, de Giusto Traina (Les Belles Lettres, 208 p., 15€50).

Dans ce même numéro de novembre, Sciences Humaines propose un original dossier, fort instructif : Vivre avec la mort, ici et ailleurs. Avec un grand entretien en compagnie de la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, La dignité est l’affaire de tous. Ainsi que l’émoustillant témoignage du plus que centenaire Edgard Morin, auteur de L’homme et la mort (Points Seuil, 352 p., 6€50). Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Yonnel Liégeois

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Chowra Makaremi, anthropologue iranienne

Que l’anthropologue travaille sur l’Iran, son pays d’origine, ou sur le statut des étrangers en France, Chowra Makaremi laisse dans ses recherches toute leur place à la subjectivité et aux émotions. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°361, août-septembre 2023), un article d’Adèle Cailleteau.

Chowra Makaremi a sept mois quand sa mère, Fatemeh Zarei, opposante politique à la République islamique d’Iran est emprisonnée. Elle a sept ans quand elle disparaît au cours de l’exécution massive de milliers d’opposants, en 1988. Ce « massacre des prisons », aussi intime pour Chowra Makaremi qu’il est encore tabou en Iran, est le fondement du travail de recherche de l’enfant devenue anthropologue. « Comment l’absence des corps emprisonne-t-elle nos mémoires, là où le politique griffe au plus intime ? Là où seul l’intime reste en témoignage d’une politique ? », demande la chercheuse au CNRS dans son film documentaire Hitch, une histoire iranienne, sorti en 2019.

Cette enquête sur ce qu’il se passe « quand l’histoire a effacé les êtres » est l’aboutissement d’un travail commencé quinze ans auparavant grâce à une découverte fortuite : celle, à l’hiver 2004, des mémoires de son grand-père maternel. Aziz Zarei les a rédigées à partir de 1988 et la mort de sa seconde fille – la première avait été emprisonnée et tuée par le régime en 1982 – pour garder une trace de la tragédie. Chowra Makaremi s’attelle à leur traduction, en parallèle de sa thèse. La contestation populaire qui se met en place après les élections de 2009 – le pouvoir est accusé de fraude électorale par une partie de la population – motive la chercheuse. « Ce mouvement vert prodémocratique secoue toute une génération qui est la mienne, explique-t-elle. Réinscrire la mémoire des opposants politiques des années 1980, c’était une façon d’outiller les militants politiques face à l’État ». Le Cahier d’Aziz*, publié en 2011 avec une longue postface qui décrit comment « l’histoire pénètre les vies individuelles », est nouvellement réédité chez Folio Gallimard avec une préface inédite de Chowra Makaremi.

La détresse d’une militante

Le sujet est intime, la démarche de la chercheuse subjective. Et elle l’assume, citant d’emblée le sociologue états-unien Howard Becker : « La question n’est pas de savoir si le chercheur prend parti mais whose side are we on ? (de quel côté sommes-nous ?) » C’est même son engagement qui l’a conduite à la recherche. Sa thèse visait à dénouer un paradoxe : alors que les militants gagnaient des combats juridiques en faveur des migrants, la situation de ces derniers se dégradait. Elle-même le vivait au quotidien : cette diplômée de Sciences po a travaillé de 2005 à 2008 avec l’association Anafé dans la « zone d’attente » de l’aéroport de Roissy, centre de détention pour les étrangers qui ne sont pas admis à entrer dans le pays. « J’ai commencé cette thèse à partir de la détresse vécue en tant que militante », souligne-t-elle aujourd’hui.

Son travail est récompensé en 2021 par la médaille de bronze du CNRS. C’était un peu avant que la mort de la jeune Mahsa Amini en septembre 2022, trois jours après son arrestation par la police des mœurs, éveille un mouvement majeur de contestation en Iran. Cet événement est le point de départ de son nouveau livre, Femme, vie, liberté*. Encore une nouvelle forme d’écriture, loin des articles scientifiques dans lesquels elle se sent « engoncée » : il sera sa chronique, presque au jour le jour sur les événements. « J’ai écrit le livre que j’aimerais lire plus tard, si je devais travailler dans dix ans sur le mouvement Femme, vie, liberté. Pour avoir la trace des micro événements qui ne font pas date, précise-t-elle. Un livre humble, qui nous introduit un monde ». Adèle Cailleteau

*Femme, vie, liberté (La Découverte, 352 p., 21€). Chowra Makaremi est anthropologue et chercheure au CNRS, spécialiste des nouvelles conditions migratoires.

*Le cahier d’Aziz, traduit et présenté par Chowra Makaremi, avec une postface de Christiane Vollaire (Folio Gallimard, 272 p., 8€70).

Dans ce même numéro d’août-septembre, Sciences Humaines propose un original dossier, fort instructif : Changer de vie, qu’est-ce qui influence nos choix d’existence ? « Au contact des penseurs et artistes, ce numéro invite à mettre de l’intelligence dans nos rêves et du rêve dans nos plans de carrière », écrit dans son éditorial Héloïse Lhérété, la directrice de la rédaction. Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

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Morts au travail, l’hécatombe

Aux éditions du Seuil, Matthieu Lépine publie L’Hécatombe invisible, enquête sur les morts au travail. Entre 2019-2022, ils furent 1339 à mourir sur le chantier ou à l’entreprise. Un fléau qui touche en priorité les jeunes, amplifié par la précarisation et de mauvaises conditions de travail. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°359, juin 2023), un article de Clément Lefranc.

Chaque jour, en France, des femmes et des hommes meurent au travail. Le silence qui entoure ces tragédies, constate l’auteur, ne peut pas laisser indifférent. C’est pourquoi, depuis quatre ans, il relève minutieusement dans la presse les accidents du travail aboutissant à un nombre de décès qui, sur la période 2019-2022, s’élève à 1 399 cas. Parce qu’ils ne sont pas toujours bien encadrés, qu’ils manquent de formation ou encore qu’ils entretiennent un rapport au risque différent de celui de leurs aînés, les jeunes sont davantage touchés par ce fléau.

Par ailleurs, la précarisation et les conditions de travail dérégulées amplifient les risques, comme l’illustre le cas de ce jeune ouvrier happé par une machine agricole alors qu’il enchaînait sa onzième journée de travail d’affilée. Professeur d’histoire et de géographie, Matthieu Lépine ne fait pas que témoigner des drames qui endeuillent le monde professionnel. En mettant en perspective la construction du droit du travail, et les coups de boutoir dont celui-ci a été victime récemment (à l’exemple de la disparition des Comités d’hygiène et de sécurité, noyés dans les Comités sociaux et économiques), l’auteur ne cache pas son pessimisme. Les tragédies qu’il décrit établissent le fait que les reconfigurations récentes du monde du travail (sous-traitance, précarisation) sont largement responsables d’une vulnérabilité accrue, dont certains secteurs, tels que le BTP, les transports et l’agriculture sont les porteurs emblématiques. Les politiques de prévention sont impuissantes à contenir les dérives et les inspecteurs du travail bien trop rares pour agir efficacement.

Le système judiciaire, quant à lui, va même jusqu’à compliquer les démarches des familles des victimes en quête de vérité et de réparations. Mourir au travail, conclut l’auteur, n’est pourtant pas une fatalité. Il fallait déjà, pour s’en persuader, prendre conscience de la fréquence des accidents qui fauchent prématurément tant de jeunes travailleurs. Le travail documenté de Matthieu Lépine en apporte la démonstration. Clément Lefranc

L’Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail, Matthieu Lépine (Le Seuil, 224 p., 19 €). Dans ce même numéro de juin, la revue s’interroge : Qu’est-ce que l’amitié ? Un imposant dossier, fort instructif. Sans oublier l’éclairant entretien avec Bertrand Badie, « La géopolitique est une affaire humaine ».

Dès sa création, Chantiers de culture inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

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Du soap opera à la série télé

Aux éditions Amsterdam, Delphine Chedaleux publie Du savon et des larmes, le soap opera une subculture féminine. L’historienne des médias analyse la fascinante trajectoire du soap opera, né dans les années 30 et financé par les fabricants de produits d’hygiène et d’entretien ! Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°358, mai 2023), un article de Fabien Trécourt.

La série culte Plus belle la vie s’est interrompue en novembre dernier, après avoir battu tous les records : 18 saisons, 4 666 épisodes, plus de six millions de téléspectateurs… Comment expliquer ce succès ? Outre des intrigues à quatre bandes et un suspense insoutenable, « le feuilleton s’avère pionnier dans la prise en compte de sujets considérés comme trop clivants pour la fiction française », souligne l’historienne des médias Delphine Chedaleux, auteure Du savon et des larmesPBLV, pour les intimes, est lancée en 2004, alors que le CSA impose aux chaînes de télé de mieux représenter la diversité de la société française.

« Au départ conçue comme une chronique sociale, PBLV se présente comme un melting-pot de personnages aux origines, aux religions et aux cultures variées. » En 2007 par exemple, après un débat houleux sur le port de signes religieux à l’école, la série aborde la question du foulard islamique à travers le personnage de Djamila. Elle introduit aussi des personnages homosexuels dès la première saison, le serveur du bar Le Mistral Thomas Marci, ou plus tard le couple formé par Virginie Mirbeau et Céline Frémont. En 2018 enfin, PBLV est la première fiction télévisuelle française à mettre en scène la transition de genre d’un adolescent, Antoine Bommel, ainsi qu’un personnage et acteur trans, le responsable associatif Dimitri.

Cette propension à s’emparer d’enjeux de société est propre à toutes les séries de ce genre, insiste Delphine Chedaleux. Nés dans les années 1930 aux États-Unis, d’abord conçus comme des programmes publicitaires pour les marchands de lessive, les « soap operas » deviennent rapidement des outils d’éducation populaire pour les femmes au foyer : comment gérer une grossesse non désirée, un avortement, un mari alcoolique, la maladie mentale d’un proche… ? Autant de questions abordées de façon ouverte et bienveillante, tant sur un plan narratif qu’idéologique, dans des feuilletons comme Santa Barbara (1984-1993) ou Coronation Street (depuis 1960). « Ils reformulent les questions sociales sous forme de problèmes personnels et relationnels qui peuvent trouver une issue par la discussion, insiste la chercheuse. Leur lenteur et leur caractère répétitif, souvent moqués, permettent en fait de multiplier les points de vue sur une même question ».

La formule rencontre un immense succès depuis près d’un siècle. La série PBLV, d’ailleurs, revient déjà sur les écrans : elle est rediffusée en intégralité sur la chaîne Chérie 25 depuis mars. Fabien Trécourt

Du savon et des larmes, le soap opera une subculture féminine, de Delphine Chedaleux (éd. Amsterdam/Les Prairies ordinaires, 250 p., 18€). Dans ce même numéro de mai, la revue ausculte L’enfant hors norme. Un imposant dossier, fort instructif. Sans oublier l’entretien avec Michel Pastoureau, le talentueux historien des couleurs.

Dès sa création, Chantiers de culture inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

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Sur les pas de Françoise Héritier

Aux éditions Odile Jacob, Gérard Gaillard publie Françoise Héritier, la biographie. Préfacé par Michelle Perrot, l’ouvrage retrace le parcours de la célèbre anthropologue et intellectuelle du féminisme. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°357, avril 2023), un article de Maud Navarre.

Préfacée par Michelle Perrot, cette biographie fait pendant à celle, plus intime, signée par Laure Adler et publiée fin 2022. Gérald Gaillard en effet retrace avec beaucoup de détails l’ensemble du parcours scientifique, intellectuel et public de l’anthropologue dont on a retenu, au moins, qu’elle a contribué de manière originale à la mise en évidence de la domination masculine. Françoise Héritier a d’abord réalisé ses études en compagnie d’un groupe de jeunes philosophes qui se tourneront vers l’anthropologie.

Elle mène ensuite des enquêtes extensives sur les systèmes de parenté des Samos du Burkina Faso. Ces recherches fondamentales lui ouvrent les portes du Collège de France au début des années 1980, avec l’appui de Claude Lévi-Strauss, auquel elle a succédé à la tête du Laboratoire d’anthropologie sociale. Elle préside le Conseil national du sida de 1989 à 1994 et, face à la montée de la xénophobie, consacre des séminaires à la figure de l’étranger.

La publication en 1996 de Masculin/Féminin. La pensée de la différence, marque son entrée dans le cercle des intellectuelles féministes. Dans ce livre, elle développe la notion de « valence différentielle des sexes », un principe quasi universel fondant l’inégal statut des femmes et des hommes, et qui relie trois domaines de l’ordre social : la prohibition de l’inceste, la séparation sexuelle des tâches et les formes prescrites d’union sexuelle. Affaiblie par une maladie rare, Françoise Héritier prend sa retraite en 1999, mais développe sa réflexion dans le sens d’une critique de la domination masculineMasculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie paraît en 2002.

Ses derniers écrits, Le Sel de la vie (2012), Le Goût des mots (2013) et Au gré des jours (2017) reviennent sur son parcours personnel. Bien qu’ayant du mal à se déplacer, Françoise Héritier fut régulièrement consultée en haut lieu pour des réformes du droit de la famille (mariage pour tous, PMA et GPA…). Cette grande dame de l’anthropologie de la fin du XXème siècle décède en 2017. Maud Navarre

Françoise Héritier. La biographie, de Gérald Gaillard (éd. Odile Jacob, 240 p., 22€90). Dans ce même numéro d’avril, la revue s’interroge : Travailler : à quel prix ?. Un imposant dossier, fort instructif.

Dès sa création, Chantiers de culture inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

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La naissance du « nouveau roman »

Rassemblés autour de Jérôme Lindon, aux éditions de Minuit, ils sont presque tous sur la photo, les auteurs du « nouveau roman » ! Une expression née sous la plume d’un journaliste du Monde, en mai 1957… Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°356, mars 2023), un article de François Dosse, historien des idées et épistémologue.

L’instantané est connu ; il réunit les écrivains du « nouveau roman » dans un portrait de groupe où l’on reconnaît autour de l’éditeur Jérôme Lindon, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Samuel Beckett, Claude Mauriac, Robert Pinget et Claude Ollier. Il manque néanmoins un appelé de marque dans ce groupe, qui vient d’assurer le succès de cette révolution littéraire en remportant en 1957 le prix Renaudot avec La Modification : Michel Butor, dont Jérôme Lindon guette en vain l’arrivée. Publiée en 1960, cette photo va cristalliser pour longtemps un phénomène qui, par-delà la diversité de ses représentants, sera connu sous l’appellation « nouveau roman ». Très divers par leur style et leurs sources d’inspiration, ces auteurs ont un point commun, celui d’être publiés aux éditions de Minuit par un grand accoucheur de talents littéraires.

Les écrivains du «nouveau roman» devant les locaux des éditions de Minuit à Paris, en 1959. De gauche à droite: Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget, Jérôme Lindon, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute.

L’expression « nouveau roman » naît sous la plume d’un journaliste du Monde, Émile Henriot, qui recense en mai 1957 deux ouvrages parus chez Minuit : La Jalousie de Robbe-Grillet et Tropismes de Nathalie Sarraute. Ce qualificatif, péjoratif pour le critique, va pourtant très vite devenir un étendard revendiqué, un label, objet de toutes les convoitises. Tout le monde veut en être et la dénomination s’impose dans la durée : le slogan est lancé et l’étoile de Minuit devient sa marque de fabrique.

La presse joue un grand rôle dans la cristallisation du phénomène « nouveau roman ». Madeleine Chapsal, qui réalise de grands entretiens dans L’Express, amplifie le succès auprès du large public de l’hebdomadaire. Elle crée même le prix de L’Express, décerné en décembre 1960 à La Route des Flandres de Claude Simon, et qui n’aura qu’une année d’existence. À partir de 1955, c’est Alain Robbe-Grillet qui devient le « conseiller littéraire » de Jérôme Lindon. Leur amitié constitue désormais le creuset de la production littéraire de la maison. En 1953, il publie Les Gommes, lancé par Jérôme Lindon comme un événement : « Attention citoyens ! Les Gommes, ce n’est pas un roman ordinaire, ni aussi simple qu’il le paraît d’abord ».

L’éditeur et l’auteur trouvent le critique idéal en la personne de Roland Barthes, à la recherche d’une nouvelle expression littéraire depuis la publication en 1953 du Degré zéro de l’écritureIl apprécie beaucoup Les Gommes où il décèle une sensibilité et une écriture répondant à ses vœux. Apprenant cette adhésion enthousiaste, Jérôme Lindon conseille à Jean Piel de demander un article sur le livre pour la revue Critique à Roland Barthes, qui exprime son engouement pour ce qu’il qualifie de « littérature objective ». Il voit en Alain Robbe-Grillet la réalisation de cette écriture blanche, autour d’un silence qui rompt radicalement avec la continuité du récit narratif classique, incarnant la modernité. Consacré comme auteur, Alain Robbe-Grillet devient le chef de file de cette école littéraire, érigeant sa stylistique personnelle comme l’expression d’une nouvelle écriture qui s’oppose aux anciens et à toute la tradition littéraire.

La partie est cette fois gagnée pour Jérôme Lindon, reconnu comme un grand éditeur. C’est dans ce contexte de réussite qu’Alain Robbe-Grillet persuade Marguerite Duras, alors autrice chez Gallimard, de publier chez Minuit, puis l’enrôle derrière l’étendard du nouveau roman, qu’elle récusera. Si le parfum d’unité stylistique émanant de la collection blanche étoilée exprime surtout les goûts de Jérôme Lindon, dont le principe est de n’éditer que ce à quoi il adhère, le « nouveau roman » traduit au plan littéraire une thématique qui va fleurir dans les sciences humaines à l’époque du structuralisme : l’effacement de la figure du sujet. François Dosse

Dès sa création, Chantiers de culture inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis » : une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

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École, les oubliés du système

Les éditions Le bord de l’eau/Quart Monde publient L’égale dignité des invisibles. Quand les sans-voix parlent de l’école. Marie-Aleth Grard donne la parole à dix « enfants de pauvres » pour qui l’école fut souvent synonyme d’échec. Parue dans le mensuel Sciences Humaines (N°355, février 2023), la chronique de Cécile Peltier

Tous ceux qui s’intéressent à l’école devraient lire ce livre. Il donne la parole à ceux qui d’habitude ne l’ont pas : ces enfants de pauvres, qui sont plus de trois millions en France et dont la scolarité, semée d’embûches, rime trop souvent avec échec.

Âgés de 16 à 63 ans, dix militants d’ATD Quart Monde ont accepté de témoigner. Ils racontent les difficultés familiales, la scolarisation en pointillé, les troubles de l’apprentissage, les humiliations, le sentiment de relégation. « À l’école, j’ai tout de suite eu des difficultés. J’ai redoublé deux fois le CP pour cause de problèmes de surdité », se souvient Élodie, 32 ans. Orientée en section d’enseignement général et professionnel adapté (segpa), qui accueille les jeunes de la sixième à la troisième, elle a ensuite intégré un CAP qu’elle n’avait pas choisi. En dépit de ce passif douloureux, la plupart tentent d’accompagner leurs enfants pour leur éviter la galère qu’ils ont vécue. Comme Franck, issu de la communauté des gens du voyage, qui s’est investi dans le conseil des parents d’élèves pour leur montrer « que ce qu’ils font à l’école l’intéresse ».

Ces témoignages édifiants, souvent durs, viennent très utilement documenter la question des inégalités sociales, au cœur de notre système scolaire. Tous les témoins participent d’ailleurs au Cipes (Choisir l’Inclusion Pour Éviter la Ségrégation). Ce programme de recherche sur l’orientation scolaire des enfants en situation de grande pauvreté a été lancé par ATD en 2019 dans une quinzaine d’écoles primaires. Objectif : « Mieux comprendre les mécanismes de déterminisme social qui privent ces jeunes du droit à choisir leur orientation, à l’origine de nombreux échecs ». Cécile Peltier

L’égale dignité des invisibles (Le Bord de l’eau/Quart Monde (192 p., 10 €). Dès la création de Chantiers de culture, le mensuel Sciences Humaines est inscrit au titre des « sites amis » : une remarquable revue dont nous apprécions et conseillons vivement la lecture.

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France, une histoire en vingt matchs

Aux éditions Détour, François da Rocha publie Une histoire de France en crampons. Parue dans le mensuel Sciences Humaines (N°352, novembre 2022), la chronique fort instructive de notre confrère Jean-Marie Pottier : à la veille d’une très contestée Coupe du monde au Qatar, comment l’histoire s’incarne sur un terrain de football.

Le récit historique du football se révèle souvent une « histoire-bataille » faite des plus grands triomphes et des revers les plus cinglants d’une équipe. Auteur d’une thèse sur les joueurs de l’équipe de France et d’un premier ouvrage paru à quelques semaines d’un championnat d’Europe finalement reporté d’un an par la pandémie de covid (Les Bleus et la Coupe. De Kopa à Mbappé, éd. du Détour), l’historien François da Rocha Carneiro bouscule cette approche avec cette Histoire de France en crampons préfacée par Patrick Boucheron. Le livre est certes découpé en une vingtaine de « batailles », mais pas forcément les plus connues, à l’exception d’une poignée de rencontres de Coupe du monde et du sinistre France-Allemagne du 13 novembre 2015, marqué par l’attentat islamiste aux portes du Stade de France.

L’auteur s’attarde souvent sur des matchs amicaux qui racontent, en creux, l’histoire (sportive bien sûr, mais aussi politique, sociale, économique…) de l’équipe de France, et plus largement de la France. Ces rencontres tombées dans l’oubli reflètent différentes vagues de métissage, des Franco-Britanniques ou Franco-Belges du début du 20e siècle à la France black-blanc-beur des années 1990, en passant par les Italiens et les Polonais de l’après-Seconde Guerre mondiale. Ainsi, l’année 1958 n’est pas abordée à partir du premier podium français en Coupe du monde mais du départ plus ou moins enthousiaste de plusieurs joueurs algériens pour « l’équipe du FLN ». Homme-sandwich, travailleur immigré, gréviste, le footballeur français évolue avec l’époque. Il entre parfois en collision frontale avec l’actualité, quand les Bleus se rendent à Berlin six semaines après l’intronisation d’Adolf Hitler ou encore en Argentine sous le joug du général Videla.

Un utile rappel, à l’approche d’une très contestée Coupe du monde au Qatar, de la façon dont l’histoire trouve à s’incarner sur un terrain de football, et l’histoire du football elle-même déborde souvent de ce terrain. Jean-Marie Pottier

Une histoire de France en crampons, de François da Rocha Carneiro (éditions du Détour, 224 p., 18,90 €). Dès la création de Chantiers de culture, le mensuel Sciences Humaines est inscrit au titre des « sites amis » : une remarquable revue dont nous apprécions et conseillons vivement la lecture.

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