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Le 1000ème article, quel chantier !

Une date à saluer pour Chantiers de culture : le 30/04, la mise en ligne du 1000ème article ! Sans bruit ni fureur, mais avec force et vigueur, en une décennie le site a tissé sa toile sur le web et les réseaux sociaux. Ce n’est pas un poisson d’avril, plutôt un succès éditorial adoubé par ses lecteurs et contributeurs. Yonnel Liégeois

Quelle belle aventure, tout de même, ces insolites Chantiers de culture ! En janvier 2013, était mis en ligne le premier article : la chronique du roman de Lancelot Hamelin, Le couvre-feu d’octobre, à propos de la guerre d’Algérie. Ce même mois, suivront un article sur l’auteur dramatique Bernard-Marie Koltès, un troisième sur Le Maîtron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Le quatrième ? Un entretien avec Jean Viard, sociologue et directeur de recherches au CNRS, à l’occasion de la parution de son Éloge de la mobilité. Le ton est donné, dans un contexte de pluridisciplinarité, Chantiers de culture affiche d’emblée son originalité… 39 articles en 2013, 178 pour l’année 2023, près d’un article tous les deux jours, le millième en date du 30 avril : un saut quantitatif qui mérite d’être salué !

Une progression qualitative, nous l’affirmons aussi… Des préambules énoncés à la création du site, il importe toutefois de les affiner. En couvrant plus et mieux certains champs d’action et de réflexion : éducation populaire, mouvement social, histoire. Au bilan de la décennie, le taux de fréquentation est réjouissant, voire éloquent : un million six cent mille visites, plusieurs centaines d’abonnés aux Chantiers ! Nulle illusion, cependant : Chantiers de culture ne jalouse pas la notoriété d’autres sites, la plupart bien instruits et construits, ceux-là assujettis cependant à la manne financière ou aux messages publicitaires.

Au fil des ans, Chantiers de culture a tissé sa toile sur le web et les réseaux sociaux. Tant sur la forme que sur le fond, la qualité du site est saluée fréquemment par les acteurs du monde culturel. Des extraits d’articles sont régulièrement publiés sur d’autres média, les sollicitations pour couvrir l’actualité sociale et artistique toujours aussi nombreuses. Un projet fondé sur une solide conviction, la culture pour tous et avec tous, un succès éditorial à ne pas mésestimer pour un outil riche de ses seules ambitions, indépendant et gratuit ! Chantiers de culture ne sert ni dieu ni maître. Sa ligne de conduite ? La liberté de penser et d’écrire sur ce que bon lui semble, comme bon lui semble. L’engagement pérenne et bénévole d’une équipe de contributrices et contributeurs de belle stature et de haute volée signe la réussite de cette aventure rédactionnelle, les félicitations s’imposent,.

Pour les mois à venir, se profile un triple objectif : ouvrir des partenariats sur des projets à la finalité proche des Chantiers, développer diverses rubriques journalistiques (bioéthique, septième art, économie solidaire…), élire cœur de cible privilégiée un lectorat populaire tout à la fois riche et ignorant de ses potentiels culturels. Au final, selon le propos d’Antonin Artaud auquel nous restons fidèle, toujours mieux « extraire, de ce qu’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim » ! Yonnel Liégeois

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D’os et Dac, quel micmac !

À compter du 26/02, à l’Artistic Théâtre (75), il faut saluer la reprise de L’os à moelle. Mises en scène par Anne-Marie Lazarini, les annonces parues dans l’hebdomadaire radicalement loufoque lancé en mai 1938 par Pierre Dac. Le saut dans un grand bain d’humour entre ironie et absurdité, délire assumé et vérité crue.

Divers numéros grand format de l’hebdomadaire en fond de scène, deux petits bureaux d’où émergent les têtes des trois protagonistes, rédacteurs éphémères de ce journal insolite au succès inattendu : en une seule journée, cent mille exemplaires vendus du quatre pages ! Un titre incongru déjà, L’os à moelle, qui attise la curiosité, soulève questions et soupçons. « Pourquoi ce titre ? et pourquoi pas… », répond Pierre Dac du tac au tac, sans autre explication. Une révolution journalistique en fait, ce 13 mai 1938, jour de parution du premier numéro : d’apparence austère, un véritable brûlot qui, sous couvert d’absurdité et de loufoquerie, renverse l’esprit cartésien, sème le trouble et le doute dans la tête des lecteurs. Avec une dose d’humour à décrocher la mâchoire d’un kangourou égaré sur la banquise, des articles de fond (que l’on râcle…), des recettes de cuisine (forcément épicée…) ou des petites annonces déjantées (la plupart rédigées par un débutant, Francis Blanche) : vente de pâte à noircir les tunnels, de porte-monnaie étanches pour argent liquide, de trous pour planter les arbres…

On demande cheval sérieux connaissant bien Paris pour faire livraisons seul

Il vaut parfois mieux passer hériter à la poste que passer à la postérité

Ce n’est pas une raison, parce que rien ne marche droit, pour que tout aille de travers

Quand on prend les virages en ligne droite, c’est que ça ne tourne pas rond dans le carré de l’hypoténuse

Tout avare de pensée est un penseur de radin

Le fait d’avoir la tête en feu n’exclut pas, toutefois et néanmoins, d’avoir le feu au cul

« Organe officiel des loufoques », chaque semaine l’hebdomadaire fait le bonheur de ses lecteurs, un canard déchaîné avant l’heure… D’autant plus qu’il n’a de cesse de rappeler régulièrement dans ses colonnes qu’Hitler n’a toujours pas réglé son abonnement ! En cette année des accords de Munich et de l’entrée des troupes allemandes à Vienne, Pierre Dac ne rate jamais l’occasion d’apostropher, voire de vilipender, les dictateurs en puissance. Jusqu’à passer une petite annonce significative : « Recherchons, mort ou vif, le dénommé Adolf. Taille 1m47, cheveux bruns avec mèche sur le front. Signe particulier : tend toujours la main, comme pour voir s’il pleut… Énorme récompense ». Le 31 mai 1940, une semaine avant que les Allemands n’envahissent Paris, paraît le 108ème et dernier numéro : « Il est bien connu que l’os à moelle se décompose au contact du vert de gris ». Après un long périple (Espagne, Portugal, Algérie) et diverses incarcérations, Pierre Dac rejoint alors la capitale anglaise. Pour animer les ondes de Radio Londres, incarner la célèbre voix des Français qui parlent aux Français : « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand » !    

Il vaut mieux prendre ses désirs pour des réalités que de prendre son slip pour une tasse à café

Le crétin prétentieux est celui qui se croit plus intelligent que ceux qui sont aussi bêtes que lui

Si rien n’est moins sûr que l’incertain, rien n’est plus certain que ce qui est aussi sûr

Les pommes sautées par la fenêtre sont des pommes de terre qui se suicident

Celui qui dans la vie est parti de zéro pour n’arriver à rien dans l’existence n’a de merci à dire à personne

Un amour débordant, c’est un torrent qui sort de son lit pour entrer dans un autre

En ces jours sombres, un tel spectacle a l’outrecuidance de nous signifier que le rire, l’humour peuvent être de formidables armes de résistance ! Le non-sens éclaire d’un puissant feu de projecteur les aberrations et désastres d’une humanité en totale déshérence. Sur le plateau de l’Artistic Théâtre, puisant dans l’imagination débridée d’Anne-Marie Lazarini, les trois comédiens (Cédric Colas, Emmanuelle Galabru et Michel Ouimet) s’y emploient avec force talent. Faisant vivre, rebondir et exploser sur scène les calembours et autres élucubrations du « Maître 63 », du Pape de l’absurde ! Entre humour et désespoir, tragique et dérision, derrière le bon mot perce la lucidité d’un homme qui, envers et contre tout, ne perdit jamais confiance en la force rédemptrice de l’humanité. De la seconde guerre mondiale aux conflits contemporains, la transposition s’impose, jeux de mots et sautes d’humour affichent leur cinglante actualité. Dérisoires signaux d’alarme, nous alertant qu’aux éclats d’obus sont préférables les éclats de rire ! Yonnel Liégeois

L’os à moelle, mise en scène d’Anne-Marie Lazarini : le mercredi à 19h30, le jeudi à 20h45, le vendredi à 19h, le samedi à 15h et le dimanche à 17h30. Artistic Théâtre, 45 bis rue Richard-Lenoir, Paris 11ème (Tél. : 01.43.56.38.32).

Les Pensées qui jalonnent l’article sont extraites de l’album Les pensées de Pierre Dac, illustrées par Cabu (Le cherche midi éditeur, 202 p., 15€). Chez le même éditeur, est parue l’intégrale des Petites annonces de L’os à moelle.

Les temps sont durs, votez MOU !

Pierre Dac et Cabu sont nés à Châlons-en-Champagne, à des années d’écart mais à seulement quelques centaines de mètres de distance. Le roi des loufoques est resté jusqu’à l’âge de 3 ans dans une ville qui s’appelait alors Châlons-sur-Marne et que, origines juives obligent, il voulait faire rebaptiser Chalom-sur-Marne.

Le père du Grand Duduche et du Beauf y a grandi et commencé sa vie professionnelle dans le journal local. Pendant ses jeunes années, il a nourri son humour naissant en dévorant des numéros de L’Os à moelle conservés dans le grenier familial.

S’il est vrai, comme l’a écrit Guillaume Apollinaire, que sous le pont Mirabeau coule la Seine, il est non moins vrai, comme l’a écrit le préfet de la Seine, que sur le pont Mirabeau ne poussent pas les mirabelles

Le leader du MOU (le parti du Mouvement Ondulatoire Unifié, fondé lors de l’élection présidentielle de 1965) et Cabu se sont rencontrés qu’une seule fois, en 1969, à Paris. Les voici à nouveau réunis à travers Les Pensées du maître 63, devenues des classiques, illustrées par des dessins en noir et blanc mais résolument hauts en couleur. Pour le meilleur, mais surtout pour le rire.

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Châteauroux, les moments doux

Le 24/01 au théâtre l’Équinoxe de Châteauroux, en prélude à une tournée nationale, Thomas Pondevie et la metteure en scène Élise Chatauret présentent Les moments doux. Un véritable abécédaire de la violence à l’école, en famille, au travail. Une approche documentée à partir d’un fait divers fort médiatisé : des manifestants arrachant et déchirant les chemises de deux dirigeants d’Air France, la violence d’un plan de 2900 licenciements largement occultée.  

En fait de Moments doux, c’est un véritable abécédaire de la violence qu’Élise Chatauret et Thomas Pondevie nous assènent avec une réelle efficacité dans leur dernière œuvre. Si le duo, à la direction de la compagnie Babel, est aux manettes, c’est cependant comme toujours selon le principe d’une démarche développée à partir d’entretiens réalisés avec toute l’équipe d’interprètes, mieux à même ainsi de restituer sur le plateau le plus fidèlement possible, au plan de l’esprit, les paroles d’habitants, cette fois-ci des villes de Sevran, Nancy, Fontenay-sous-Bois et Béthune. Un travail de belle qualité, intelligent et subtil dans sa composition puis son écriture-réécriture pour tirer la substantifique moelle de la… violence.

Mieux qu’un travail documentaire, banalement réaliste, Élise Chatauret et Thomas Pondevie préfèrent, à juste titre, une approche… documentée. Un écart, une nuance qui permettent à l’art théâtral de s’installer. Avec comme point de départ le rappel maintes fois répété entre différentes séquences de ce fait divers qui fit réagir nos bien-pensants de la politique, un acte d’une violence « inouïe », celle perpétrée par des manifestants contre deux dirigeants d’Air France à qui l’on avait arraché et déchiré les chemises. De la violence « inqualifiable » de la suppression de 2900 postes de l’entreprise, il ne fut bien évidemment pas question, pas plus que de la violence qui mène à la violence, ce qui aurait demandé un minimum de réflexion…

Le spectacle, composé d’une série de brèves séquences, est mené à un rythme ternaire d’enfer. Elles tournent autour des thématiques concernant l’école, la famille et le travail, autrement dit les bases mêmes de nos vies. Une vraie ronde dans laquelle les six comédiens (François Clavier, Solenne Keravis, Samantha Le Bas, Manumatte, Julie Moulier et Charles Zevaco), tous épatants car jouant le « jeu » volontairement à la limite de la caricature, s’en donnent à cœur-joie, passant selon les séquences d’une figure à une autre sans coup férir, enfant – parent – patron – employé…, dans un perpétuel entrecroisement que l’astucieux dispositif scénique créé de Charles Chauvet permet de se déployer au mieux. C’est d’une grande drôlerie… vacharde qui n’occulte en rien, bien au contraire, la réflexion sur le phénomène de la violence dont nos vies sont soumises à notre insu. Jean-Pierre Han

Les moments doux, d’Élise Chatauret et Thomas Pondevie : le 24/01/24 au théâtre l’Équinoxe de Châteauroux, le 30/01 au théâtre Molière de Sète, le 06/02 à la Scène nationale de Mâcon, le 09/02 au Théâtre de Villefranche-sur-Saône, le 01/03 au théâtre Jean-François Voguet de Fontenay-sous-Bois, les 03 et 04/04 à la MC2 de Grenoble.

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Le Papotin, sans langue de bois

Le 28/12, à 23h20, France 2 raconte Une saison au cœur du Papotin. D’abord journal atypique, le Papotin est le fruit d’une aventure peu banale. Initié par l’éducateur Driss El Kesri, chaque semaine, il donne la parole à de jeunes autistes de la région parisienne. Sans langue de bois, dans l’écoute et le respect.

Le Papotin ? Avant tout, un journal atypique fondé par Driss El Kesri, éducateur à l’hôpital de jour d’Antony (92). Il y a plus de trente ans déjà que l’aventure a débutéAujourd’hui, la conférence de rédaction hebdomadaire rassemble des jeunes d’une quinzaine d’établissements de la région parisienne pour mener à bien, et dans la gaieté, l’accouchement de leur journal. Julien Bancilhon, psychologue, est désormais le rédacteur en chef de cette petite entreprise de concertation qui ne connait pas la langue de bois ! Bien au contraire, la leur est verte, les questions décomplexées, les interventions déconcertantes de naïveté et parfois percutantes de vérité : une fraîcheur oubliée ou censurée par nos esprits trop formatés.

Chacun a ses thèmes de prédilection, ses obsessions, ses interrogations récurrentes qui, au final, composent un patchwork brut de décoffrage, poétique et drôle. Fidèle au poste, Arnaud est présenté affectueusement par Driss comme le « 1er Papotin », c’est ensemble qu’ils ont conçu le journal à ses débuts : un personnage attachant, très calme et réservé, gérant avec une extrême courtoisie ses questions sur l’âge, le tutoiement ou la permission éventuelle de « renifler les doigts de pied » d’une fille… Assis à sa gauche, Thomas, un beau brun rieur d’une vingtaine d’années, serre fort sa chérie Diane.

Les prises de parole se succèdent, les sentences fusent « les femmes sont moins fortes que les hommes ! », avec une réponse immédiate « Ah ! vous ne connaissez pas ma mère ! ». Un éclat de rire général, qui n’atteint pas Esther, jeune femme brune au regard noir et inquiet : c’est la portraitiste du groupe, elle demande à toute personne l’autorisation  de la dessiner. . Très vite on en vient au sujet à la « Une » du prochain numéro, l’interview du lendemain. La première personnalité à s’être volontairement soumise à cette expérience fut Marc Lavoine, compagnon de route depuis le début, co-auteur avec Driss el Kesri de l’ouvrage Toi et  moi  on s’appelle par nos prénoms- le Papotin, livre atypique.

Nombreux sont celles et ceux qui ont accepté de se prêter au jeu de cette interview corrosive, sans filet : Jacques Chirac, Barbara, Philippe Starck, Christiane Taubira, Renaud, Ségolène Royal, Thomas Pesquet, Josiane Balasko, Denis Lavant, Angèle, Grand Corps Malade… En l’attente du prochain invité qu’ils doivent rencontrer, personnalité culturelle-politique-scientifique, à chaque fois l’excitation est à son comble. Pour Arnaud, une  question cruciale : « Driss, tu crois que je pourrai le tutoyer ? », « sans doute, il faudra lui demander ». Nicolas annonce « qu’il mettra un costume » et Johan, comme à son habitude, préparera un discours politique blindé de chiffres et de détails. Dans la salle, un groupe de jeunes, élèves du lycée Expérimental de Saint-Nazaire, n’ont pas perdu une miette des échanges. Peut-être, deviendront-ils des adultes plus tolérants et plus ouverts dans leur vie au quotidien…

La conférence de rédaction s’achève, le groupe se disperse. Alors, une évidence s’impose : ces jeunes autistes communiquent sans faux semblants ni tabous, s’écoutant mutuellement et se respectant. En fait, tout le contraire de la façon de faire des gens dits « normaux », pourtant censés ne pas avoir de problèmes de communication. Chantal Langeard

Les rencontres du Papotin sont diffusées un samedi par mois à 20h30 et en replay sur France.tv.

2024, avec Adèle Exarchopoulos !

En 2024, Adèle Exarchopoulos ouvrira le bal des Rencontres du Papotin, le 6 janvier à 20h30 sur France 2. Après ses pairs Gilles Lellouche, Camille Cottin ou encore Jonathan Cohen, la comédienne se frottera aux questions sans filtre de 40 journalistes avec autisme.

L’occasion pour la protagoniste du film primé La vie d’Adèle de s’exprimer en toute franchise et d’évoquer ses passions, sa famille ou encore son rapport à l’enfance. Les journalistes atypiques des Rencontres du Papotin poseront leurs questions les plus « cash » à la comédienne : un face-à-face détonnant !

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Montreuil, la jeunesse à la page

Jusqu’au 04/12, se tient à Montreuil (93) la 39ème édition du Salon du livre et de la presse jeunesse. Avec 280 auteurs et dessinateurs invités, 400 exposants pour illustrer La tectonique des corps, la thématique de l’événement.. Rencontres et débats, lectures dansées ou théâtralisées, expositions et ateliers, radio et télé dédiées : un temps fort incontournable, hexagonal et international !

Seuls pour les plus grands, accompagnés par leurs parents ou en groupes avec leurs enseignants, ils sont nombreux déjà en ce jour d’ouverture à faire la queue devant l’entrée du Centre d’expos de Montreuil ! Un rituel pour certains, une première pour d’autres… En ce 29 novembre, le Salon du livre et de la presse jeunesse a frappé les trois coups de sa 39ème édition. Pour illustrer le cru 2023, une affiche intrigante signée de l’illustratrice Albertine : pas vraiment une panthère, une grenouille rose peut-être ? Un allien atteint de moult coups de soleil ? Que nenni, foi de Sylvie Vassallo, la directrice de ce rendez-vous prisé des collégiens et bambins, un original « chewing gum », dans le parler de Molière une gomme à mâcher couleur fraise ou framboise, les yeux pétillants de malice… Le doute n’est point de mise, l’imagination a pris le pouvoir avant même de franchir les portes du Salon !

Outre une grande exposition pour illustrer la thématique de l’événement, quatre espaces dédiés à quatre artistes fabriquant images et dessins (la suissesse Albertine, le franco-canadien Gérard Dubois, la norvégienne Mari Kanstad Johnsen, la française Roxane Lumeret), la tectonique des corps s’affiche donc comme le fil rouge de l’événement. « Les corps des enfants et des adolescent∙e∙s sont aujourd’hui au centre de sujets de société́ », commente Sylvie Vassallo, « les interminables débats sur la bonne longueur des jupes en sont un exemple, comme les polémiques sur le genre, le rejet des corps non normés, les affaires de harcèlement ».  Et de poursuivre, « nous voulons regarder de quelle manière la littérature jeunesse traite de ces changements, les accompagne, permet de prendre de la distance aussi, et comment elle peut aider les jeunes à vivre dans cette société́ ». Pour l’occasion, 280 auteurs, hommes et femmes, ont répondu présents au rendez-vous et pas moins de 400 maisons d’édition, petites ou grandes !

Incontournable désormais dans le paysage festivalier, le Salon de Montreuil, contrairement aux affirmations encore avancées de-ci de-là, n’est pourtant pas le premier du genre en territoire hexagonal. C’est en province que l’idée germa, à Rouen plus précisément : à l’initiative de feu la librairie La Renaissance et, plus étonnant, de la CGT locale ! En 1983, dans les locaux de l’organisation syndicale, sise rue du Renard (l’emblématique animal devenant la mascotte de l’événement), se déroule le premier Festival du livre de jeunesse en France : 240 visiteurs pour 15 éditeurs sur 250 m² ! Quarante et un ans plus tard, du 10 au 12 novembre, sous la prestigieuse Halle aux toiles rouennaise, classée monument historique et avec l’auteur-illustrateur Barroux en invité d’honneur, il a rassemblé plus de 10 000 visiteurs en culotte courte !

Montreuil met aussi les dessinateurs à l’affiche de son Salon. Avec le dévoilement en avant-première des illustrations des futures stations du super-métro qui encerclera Paris en 2025, avec une lecture dessinée au théâtre Berthelot autour du travail de Régis Lejonc, avec l’exposition au Centre d’art Tignous : sommité dans la catégorie livres pour la jeunesse, Antonin Louchard expose 250 tableaux, petits ou grands, sous le label Enfantillages ! Plaisir de la découverte et de la rencontre, plaisir à lire et comprendre la société qui nous entoure, les allées du Centre d’expos ne manqueront pas de bruisser à nouveau de mille saveurs et clameurs à tourner les pages du grand livre du monde. Yonnel Liégeois

Le 39ème Salon du livre et de la presse jeunesse : jusqu’au 04/12, de 9h à 18h les mercredi-jeudi-lundi, jusqu’à 21h le vendredi, 20h le samedi, 19h le dimanche. Espace Paris Montreuil Expo, 128 rue de Paris, 93100 Montreuil. Enfants, parents, gratuits ou payants, billet d’entrée obligatoire : gratuit les mercredi-jeudi-vendredi pour tous, payant les samedi-dimanche-lundi (sur le web exclusivement, le billet à 5€ comprend un chèque lire de 4€).

Grande ourse et Pépites d’or

Lors de cette 39ème édition, le Salon a décerné sa Grande ourse 2023 à Béatrice Alemagna. Créée en 2019, cette distinction vient éclairer l’œuvre d’une créatrice ou d’un créateur francophone dont l’écriture, le geste, la créativité, d’une ampleur ou d’une audace singulière, marque durablement la littérature jeunesse.

La Pépite d’or est décernée à Nous traverserons des orages, d’Anne-Laure Bondoux. Elle est attribuée par un jury de critiques littéraires et sacre le meilleur titre de l’année parmi les 20 en compétition.

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Maryam Madjidi, une femme de nuance

Au lendemain du 7 octobre, le monde a basculé dans la sidération. L’horreur s’est affichée sur une muraille prétendument imperméable entre Israël et la bande de Gaza, là où plus de deux millions de personnes osaient encore survivre dans leur prison à ciel ouvert, dans leur pré carré. Il y belle lurette que les grandes puissances, y compris les états arabes, ne se souciaient plus de leur sort.

La terreur a réveillé les consciences internationales, impotentes et somnolentes depuis 1948…  D’un côté une organisation terroriste, de l’autre un gouvernement israélien composé « d’ultraorthodoxes et de nationaux-religieux messianiques, la version juive du Hamas », selon les propres termes d’Elie Barnavi, l’ancien ambassadeur d’Israël en France ! Alors que chaque camp comptabilise ses morts, plus de 1400 en Israël et presque quatre fois plus déjà en territoire gazaoui, experts autoproclamés et responsables politiques décervelés se livrent une sinistre bataille sémantique à l’heure où les mots ont perdu tout sens commun, surtout humain.

D’un côté, syndicaliste-footballeur-simple citoyen, le couperet tombe lorsque leurs voix s’élèvent pour la défense des droits du peuple palestinien, de l’autre un ministre de l’Intérieur français désavoué par le Conseil d’état et la présidence européenne embourbée entre son soutien inconditionnel à Israël et son silence au regard du respect du droit international et de la protection des populations civiles à Gaza… Au rebus, la nuance et la complexité : un état de fait que déplore l’écrivaine Maryam Madjidi dans les colonnes du quotidien L’Humanité. Une chronique, fort lucide et éclairante, proposée à l’appréciation des lecteurs de Chantiers de culture. Yonnel Liégeois

Née en 1980 à Téhéran, Maryam Madjidi quitte l’Iran avec sa famille en 1986 pour s’installer en France. Après des études de lettres à la Sorbonne, elle enseigne le « français, langue étrangère » auprès de réfugiés et de mineurs non accompagnés. Elle publie en 2017 son premier roman, Marx et la poupée, couronné du Goncourt du premier roman. En août 2021, sort Pour que je m’aime encore, toujours aux éditions Le nouvel Attila.

Le rameau d’olivier

Un ami m’envoie une vidéo de Yasser Arafat qui date du 13 novembre 1974. Il s’agit de son discours à l’ONU. « Je suis venu, un rameau d’olivier dans une main, un fusil de combattant dans l’autre. Ne laissez pas le rameau d’olivier tomber de ma main, ne le laissez pas tomber, ne le laissez pas tomber ». Cinquante ans après, le rameau d’olivier est bel et bien tombé, et a même été carrément piétiné. Samedi 7 octobre, un coin du monde a basculé dans l’enfer et, avec lui, le monde entier. Il est difficile de penser à autre chose, de détourner le regard, de vivre comme si ce tout ce sang n’avait pas coulé. Je suis suspendue aux informations, aux images déchirantes et aux vidéos sidérantes.

Je revis la même force écrasante de l’actualité qu’à l’automne 2022 en Iran, après la mort de Mahsa Amini. Cette actualité que l’on se doit de porter sur les épaules. Je ne suis pas palestinienne, je ne suis pas israélienne, je ne suis pas musulmane, je ne suis pas juive, mais cette guerre me frappe en tant qu’être humain sur cette terre. Je me répète sans cesse comme tout le monde : comment en est-on arrivé là ? Une multitude d’éléments, d’événements, de conjonctures pourrait être invoquée : j’en laisse le soin aux spécialistes qui travaillent depuis des années à comprendre, éclairer, analyser ce coin de terre qui n’a jamais connu de paix durable. Je ne prétends pas les compiler et les exposer ici. Ce n’est pas mon travail.

Mon travail d’écrivaine me porte ailleurs. Vers une région que j’appellerai la nuance. La nuance qui révèle la complexité. L’une et l’autre marchent ensemble sur le chemin de la vérité, comme deux amies, deux sœurs. Or, ces deux mots semblent disparaître de plus en plus du débat.

Nous n’avons que faire de la nuance et encore moins de la complexité. Elles demandent du recul, de la réflexion, du temps. L’époque est à la vitesse, à l’emporte-pièce. C’est intéressant l’origine du mot « emporte-pièce » : « instrument généralement d’acier qui permet de découper d’un seul coup et en une seule pression une pièce aux contours déterminés… », selon la définition du « Trésor de la langue française ». Nous découpons d’un coup un morceau de la réalité et voilà l’opinion tranchée et le débat terminé. La nuance demande surtout de se décentrer, de se déplacer, de se mettre à la place de. Elle nécessite de faire de la place à l’autre. Cet autre peut être l’opprimé aussi bien que l’oppresseur. D’ailleurs, dans le conflit israélo-palestinien – c’est là un aspect de sa complexité –, les deux figures se fondent l’une dans l’autre. Mais l’opinion radicale et tranchée doit immédiatement distribuer et figer les rôles. T’es pour ou contre ? Choisis ton camp ! Fin du débat.

Parce que la littérature est le terrain privilégié de la nuance, je voudrais vous parler d’un livre. Il s’intitule Apeirogon. Écrit par Colum McCann et publié en 2020. Sa lecture est d’une nécessité salvatrice en cette période de guerre et d’horreur. Le roman est construit par fragments, 400 au total qui disent, par cette forme éclatée, la confusion et la complexité de la réalité de ce conflit. C’est l’histoire vraie de deux pères, l’un israélien, l’autre palestinien. Ils ont tous deux perdu une fille dans ce conflit. Ils auraient pu se haïr mais ils ont fait le choix de se parler, de mettre des mots sur leur douleur et de combattre ensemble pour la paix. Ils ont ramassé le rameau d’olivier tombé à terre et ont tout fait pour le planter. Maryam Madjidi

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Entre fanatisme et incurie

Les actions terroristes du Hamas, à la frontière entre Israël et Gaza, ont sidéré l’opinion internationale. Ancien ambassadeur d’Israël en France, Elie Barnavi estime que ces événements sont « la résultante d’une conjonction de deux facteurs : une organisation islamiste fanatique et une politique israélienne imbécile ». Une tribune parue le 08/10, dans les colonnes du quotidien Le Monde.

Il se produit dans l’histoire des événements à la fois surprenants et prévisibles. Tel fut l’attaque du Hamas contre les localités israéliennes de « l’enveloppe » de la bande de Gaza. Surprenant par le moment choisi, l’ampleur et l’audace inédites de l’opération et la dévastation qu’elle a provoquée, ainsi que, côté israélien, par la totale incurie des renseignements militaires et civils (Shin Beth) et le désarroi initial des forces de défense.

Des scènes de cauchemar : des combattants juchés sur des pick-up munis de fusils automatiques, façon Etat islamique, qui franchissent sans coup férir une formidable barrière érigée à coups de milliards et hérissée de senseurs technologiques dernier cri ; des terroristes armés qui marchent une heure durant, sans rencontrer personne sur leur chemin, pour investir villes et kibboutz ; hommes, femmes et enfants tués à bout portant dans la rue ou dans leur maison, pris par dizaines en otages et emmenés de l’autre côté de la frontière, où les réseaux sociaux les montrent exhibés, battus, insultés ; des familles qui étouffent dans leurs abris et dont la radio répercute les appels désespérés à l’aide ; un reporter de radio gazaoui qui transmet en direct (!) depuis la cour d’un immeuble où opèrent les terroristes ; et, lorsque l’armée arrive enfin, des combats acharnés rue par rue, maison par maison, tout au long d’une journée, d’une nuit et une journée encore…

Surprenant, oui. Car enfin, comment l’armée la plus puissante de la région, l’une des premières au monde nous assure-t-on, comment des services secrets aussi performants, capables de localiser un chef terroriste au troisième étage à gauche dans un immeuble qui en compte trente, ont-ils été incapables de voir venir le coup, puis de le prévenir ? C’est là qu’intervient le second terme : prévisible. Car ce que nous venons de subir n’est pas un décret du ciel. C’est la résultante d’une conjonction de deux facteurs : une organisation islamiste fanatique dont l’objectif déclaré est la destruction d’Israël ; et une politique israélienne imbécile à laquelle se sont accrochés les gouvernements successifs et que le dernier a portée à l’incandescence.

Au fil des ans, un rapport de force s’est installé entre Israël et le Hamas, où ce dernier a fini par s’assurer une sorte de droit d’initiative. C’est lui qui décidait de la hauteur des flammes, en fonction de l’évolution de ses intérêts. Ainsi, que le Qatar, son financier, ne se montre pas assez généreux à son gré, ou assez rapide, il lui suffisait d’une salve de roquettes pour entraîner Israël dans une spirale d’où les habitants sortaient meurtris. Mais lui obtenait ce qu’il voulait au prix d’un cessez-le-feu nécessairement éphémère. Pour sortir de ce cercle vicieux, il eût fallu que le gouvernement de Jérusalem imagine une solution : la réhabilitation politique de l’Autorité palestinienne couplée à celle, économique, de la bande de Gaza. Cela supposait toutefois la résurrection du « processus de paix », alors que le découplage des deux tronçons du territoire palestinien était précisément censé éviter cela. Le Hamas, finalement, était bien utile.

Avec l’actuel gouvernement, cette « politique » a atteint son point de perfection. L’unique souci du premier ministre étant de s’extraire du mauvais pas judiciaire où il s’est fourré, il a composé sa coalition d’ultraorthodoxes et de nationaux-religieux messianiques – la version juive du Hamas –, dont l’Etat de droit est le dernier souci, et avec lesquels il a conclu un pacte faustien : à lui la tête des juges de la Cour suprême, à eux la « Judée-Samarie » biblique et le libre accès au mont du Temple, de plus en plus investi par les zélotes.

Comme on sait, ce pacte a eu un prix : l’insurrection civile de l’Israël démocratique et libéral, le coup grave porté à la cohésion de l’armée et des services, l’atmosphère de guerre civile latente qui s’est installée dans le pays. Le Hamas, comme le Hezbollah au Nord et son patron iranien à l’Est, a bien étudié la situation. Mais les zélotes n’en ont eu cure, le premier ministre non plus. A la question de savoir où était l’armée au moment de l’attaque, la réponse est simple : en Cisjordanie. Détail anecdotique : à la veille de l’attaque, un bataillon entier était affecté à la protection d’une prière publique et d’une « leçon de la Torah » sur la chaussée qui traverse la ville d’Huwara, au sud de Naplouse. Il n’en fallait pas davantage pour faire barrage à l’invasion des commandos du Hamas. L’opération du Hamas ne s’intitule-t-elle pas le « Déluge d’Al-Aqsa » ? La prochaine Intifada est une question de temps.

Immanquablement, on a évoqué la catastrophe de Kippour, cinquante ans auparavant à un jour près. A juste titre. Même « conception » arrogante – ils n’oseront pas, ils savent qui nous sommes, ils ont tout à perdre et rien à gagner –, même surprise douloureuse, mêmes échecs initiaux… En un sens, c’est même plus humiliant aujourd’hui. A l’époque, on a eu affaire à deux armées nationales suréquipées et bénéficiant, en sus de l’effet de surprise, de la supériorité numérique. Aujourd’hui, même si le Hamas a beaucoup appris, il ne fait pas le poids face à Tsahal. Pis encore, pour la première fois depuis la guerre d’Indépendance, en 1948, il a fallu se battre sur le sol souverain.

La comparaison s’arrête cependant là. La guerre du Kippour fut une épreuve suprême, existentielle ; pendant quelques jours, le pays a tremblé au bord du précipice. Rien de tel aujourd’hui, évidemment. Pour autant, ce mini-Kippour est, comme l’autre, susceptible de bouleverser les équilibres régionaux. J’ignore sur quelle configuration il débouchera. Une chose, néanmoins, est certaine : le rêve de Benyamin Nétanyahou de s’entendre avec l’Arabie saoudite sur le dos des Palestiniens a du plomb dans l’aile. C’est un axiome de sa diplomatie, apparemment justifié par les accords d’Abraham de septembre 2020, que les Etats sunnites se moquent du sort des Palestiniens et que l’on peut faire la paix avec ceux-là tout en ignorant ceux-ci. Cela va s’avérer compliqué.

Qui sait, peut-être l’énigme de Samson va-t-elle se vérifier sur la terre où il l’a proposée aux Philistins (Juges, 14-14) : « Du fort est sorti le doux ». Elie Barnavi

Ambassadeur d’Israël en France de 2000 à 2002, l’historien et essayiste Elie Barnavi dirige le comité scientifique du Musée de l’Europe à Bruxelles. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Israël-Palestine, une guerre de religion ? (Bayard, 2006), Israël, un portrait historique (Flammarion, 2015), Dix thèses sur la guerre (Flammarion, 2015).

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Festivals, Avignon et les autres

Le 5 juillet, la Cité des Papes (84) frappe les trois coups de la 77ème édition de son festival. Durant près d’un mois, sous toutes ses formes et dans tous les genres, le théâtre va de nouveau squatter la capitale du Vaucluse. Et déborder hors les remparts pour le meilleur et le pire… Un feu de planches hors norme, d’Avignon à d’autres festivals d’été : Vitry, Bussang, Port-Ste-Foy-et-Ponchapt, Pont-à-Mousson, Montreuil, Île de France, Paris, Sarlat.

« Une fois de plus, nous allons nous réunir à Avignon pour une fête qui est un combat pour les arts vivants et le public », affirme Tiago Rodrigues, le successeur d’Olivier Py et nouvel ordonnateur du Festival d’Avignon . « Pendant 21 jours et 21 nuits, nous nous rejoignons autour de la possibilité de célébrer la pensée, de célébrer le doute, de sourire sans être d’accord, de danser la citoyenneté, de chanter le risque ou encore d’applaudir la liberté artistique », poursuit le directeur et metteur en scène dans son éditorial à l’ouverture de cette 77ème édition qui baissera le rideau le 25/07. Une déclaration d’intention que nous faisons nôtre, pour la proclamer d’emblée hors les remparts et affirmer sa pérennité toute l’année !

C’est la raison d’être des Chantiers de culture, formulée autrement par Antonin Artaud, « extraire, de ce qu’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim ». Avec le théâtre, parmi tous les arts comme expérience privilégiée, rencontre inattendue et parfois improvisée du vivant avec des vivants, qui a le don de transformer une foule en peuple, des consciences isolées en communautés d’esprit, des interrogations individuelles en émotions partagées. Quand la force d’une réplique passe la rampe, ce n’est plus une troupe de saltimbanques qui fait face à une masse de spectateurs, c’est l’humanité qui fait spectacle ensemble : qu’il soit « dégénéré » ou avant-gardiste, l’art est fondamentalement expression de l’humain en construction ou en interrogation de son devenir. Que cet art se nomme littérature, peinture, théâtre ou autre, peu importe, il importe juste que la rencontre de l’un se fasse avec l’autre, que l’un et l’autre prennent conscience de leur irréductible nécessité pour exister en humanité. D’où l’enjeu de se remémorer les propos de Jean Zay et d’affirmer haut et fort que demeure d’une urgente actualité le renouveau de la réflexion autour de ce que l’on nommait éducation populaire en des temps pas si reculés ! Sans céder aux sirènes de l’opposition factice entre populaire et élitaire : le populaire recèle les ressources de l’élitaire, l’élitaire s’offre sans retenue au populaire !

Avignon, in et off

Ainsi en va-t-il d’Avignon où le beau côtoie le laid, l’exigence esthétique le banal divertissement, l’engagement citoyen la platitude consumériste… Des noms de metteurs en scène, des titres d’œuvres peuvent guider le festivalier en perdition sur le pont du In : Pauline Bayle avec Écrire sa vie d’après l’œuvre de Virginia Woolf au Cloître des Carmes, Philippe Quesne avec son Jardin des délices à la Carrière de Boulbon, Julien Gosselin avec Extinction d’après Thomas Bernhard et Arthur Schnitzler en la Cour du lycée Saint-Joseph, Julie Deliquet avec Wefare d’après le film de Frederic Wiseman en la Cour d’honneur du Palais des papes, Tiago Rodrigues avec Dans la mesure de l’impossible à l’Opéra Grand Avignon, Milo Rau avec Antigone in the Amazon à l’Autre scène-Vedène, Mathilde Monnier avec Black Lights inspiré de la série télévisée H24 au Cloître des Carmes… Un choix forcément partiel et partial qui n’oblige en rien, sinon de ne point chuter aveuglément dans la fosse aux artistes !

Et le risque est multiplié par cent et mille face au catalogue pléthorique du Off qui déploie ses festivités du 7 au 29/07. Aussi, vaut-il mieux d’abord s’attarder sur la programmation de quelques lieux emblématiques où prime le choix de l’art avant celui de la recette : Avignon-Reine Blanche, le Théâtre des Halles, la Bourse du travail, la Caserne des Pompiers, La Chapelle du verbe incarné, le Théâtre des Doms, Présence Pasteur, Le chêne noir, Le Théâtre des Carmes, Le chien qui fume, Espace Alya, 11*Avignon, Le petit Louvre, l’Artéphile, La Manufacture, La Rotonde, la Scala, les Lila’s, Au coin de la lune, les Corps saints, Contre courant, Espace Roseau… Dans ce capharnaüm des planches (1491 spectacles, 1395 compagnies, 141 lieux), tout à la fois charme et déplaisir de l’événement, il est jouissif d’oser aussi le saut dans l’inconnu : en se laissant porter par le bouche à oreille, en se laissant convaincre par le prospectus offert en pleine rue !

D’un festival à l’autre…

Elle l’affirme, persiste et signe, la direction artistique de la Gare au théâtre de Vitry (94) n’ira toujours pas en Avignon ! En cette gare désaffectée, avec leur festival Théâtre, Amour&Transats, Diane Landrot et Yann Allegret, les originaux chefs de train, convoient les passagers du jour hors des sentiers battus. Pour un dépaysement garanti, jusqu’au 16 juillet, à la rencontre de moult compagnies et artistes. À l’image de Bussang, au cœur de la forêt vosgienne où, cathédrale laïque en bois, le Théâtre du Peuple arbore fièrement sur son fronton depuis 1895 sa devise légendaire « Par l’art, pour l’humanité » ! Un site mythique, célébré par Romain Rolland, où chaque année la foule est au rendez-vous. Pour s’enthousiasmer de la prestation des comédiens amateurs entourant les professionnels, marque de fabrique du lieu, pour s’émerveiller à la traditionnelle ouverture des lourdes portes du fond de scène à chaque représentation. Sans oublier le jeune festival Pampa, du 25/08 au 03/09 au cœur de la ruralité, à Port-Ste-Foy-et-Ponchapt (33) !

À l’image de la fameuse Mousson d’été, le rendez-vous incontournable pour qui veut partir à la découverte des écritures contemporaines ! Au cœur de la Lorraine, en plein mois d’août, le superbe et prestigieux site de l’Abbaye des Prémontrés ouvre ses portes aux auteurs dramatiques, aux metteurs en scène, aux universitaires, aux comédiens et au public pour venir écouter le théâtre d’aujourd’hui.

Un authentique terrain de rencontres nationales et internationales autour de lectures, de mises en espace et de spectacles, un temps comme suspendu en bord de Moselle où s’écoulent et s’écoutent joyaux et pépites qui irrigueront les scènes du futur. Enfin, en Île de France Les Tréteaux de France, le Centre dramatique national dirigé par Olivier Letellier, seront présents du 11 au 16/07 sur l’île de loisirs du Port aux cerises de Draveil (91), du 22 au 27/07 sur celle de Créteil (94), du 8 au 13/08 sur celle de Cergy-Pontoise (95), du 19 au 24/08 sur celle de Saint-Quentin en Yvelines (78). Entre ateliers et lectures, ils présenteront notamment Échappées belles : issue de secours, un spectacle déambulatoire en plein air et La mécanique du hasard, jouée sous chapiteau. Toujours en banlieue, à Montreuil (93) précisément, l’affiche du Théâtre de verdure de la Girandole l’affirme à la face des incrédules : jusqu’au 23/07, Sous les pêchers, la plage ! Sans oublier le festival Paris l’été qui, du 10 au 30/07, propose cirque-danse-musique et théâtre aux quatre coins de la capitale. Ni Sarlat, le 71e Festival des Jeux du Théâtre du 17/07 au 02/08, le plus ancien de France après Avignon !

Quelles que soient vos destinations vacancières, à chacune et chacun, lecteur des Chantiers de culture, bel été, folles escapades et superbes évasions culturelles. Yonnel Liégeois

Une sélection de RDV en Avignon

Exposition : Depuis près de vingt ans, Christophe Raynaud de Lage est le photographe officiel du Festival. Jusqu’au 25/07, il expose ses clichés et commente son travail à la Maison Jean Vilar. Des photographies qui révèlent les instantanés autant que les dessous du spectacle vivant, de la scène aux coulisses… La mémoire vive d’Avignon qui, en cours d’année, se propage ensuite sur les réseaux sociaux et les affiches de tous les théâtres de France. « L’œil présent », dès l’instant pour la postérité !

Débat : Les 18 et 22/07, de 14h à 15h30 au Cloître St Louis, le Syndicat de la critique dramatique organise ses « Conversations critiques ». Un moment privilégié où critiques et spectateurs débattent ensemble des spectacles du Festival, de l’avenir du IN et du OFF. Un temps fort aussi pour s’interroger sur l’art et le contenu de la critique, son rôle et sa place dans le paysage médiatique (à lire : Qu’ils crèvent les critiques ! de Jean-Pierre Léonardini, paru aux Solitaires intempestifs).

Rencontre : En compagnie de Tiago Rodrigues, le directeur du festival d’Avignon, la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet dialogue autour de « 20 ans de politique sociale dans le spectacle vivant : quelles perspectives ? » Le 12/07, de 17h à 18h30, Cour du cloître Saint-Louis.

Hommage : Le 18/07 à 11h, Chapelle des Pénitents blancs, Théâtre Ouvert rend hommage à Lucien Attoun. Fervent défenseur de l’écriture et de la création contemporaine, il laisse derrière lui un héritage immense. Cofondateur du Théâtre Ouvert, en réponse au défi de Jean Vilar lancé en juillet 1971, il était un homme passionné, déterminé et engagé, qui consacra sa vie au théâtre et à la promotion de la diversité culturelle. Avec la lecture de l’un des premiers textes présentés à l’époque : La Demande d’emploi, de Michel Vinaver.

Media : La pièce Welfare de Julie Deliquet est retransmise en direct depuis la Cour d’Honneur le 7/07 sur France 5 et sur Culturebox (la chaîne 14 de France Télévisions) le 23/07 en première partie de soirée, suivie de Iphigénie de Tiago Rodrigues mis en scène par Anne Théron en 2022. Welfare sera disponible en rediffusion sur la plateforme durant neuf mois. Le 10/07 en léger différé, Arte diffuse Le jardin des délices : entre Jérôme Bosch, science-fiction écologique et western contemporain, Philippe Quesne orchestre, à la Carrière de Boulbon, une réjouissante épopée rétrofuturiste à la rencontre des mondes à venir. Le 30/07 à 21h, Culturebox diffuse Le Songe, adapté de William Shakespeare : le premier opus du projet Démonter les remparts pour finir le pont, rendez-vous annuel qui aura lieu dans le jardin de la Maison Jean Vilar, décor naturel et inédit du Festival d’Avignon.

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Philippe Sollers, maître écrivain

Décédé le 5 mai à Paris, Philippe Sollers s’était imposé dans le monde des lettres : romancier, essayiste, directeur de revue, critique littéraire ! De la recherche abstraite dans le champ de l’écriture jusqu’au retour figuratif dans la verve du récit, ce maître écrivain infiniment libre, qui a épousé alternativement plusieurs causes, ne doit pas cesser d’être lu et relu.

On a du mal à croire que c’est à 86 ans que Sollers est mort ce 5 mai. On le revoit toujours jeune, insolent, sarcastique, encore gravement penché sur sa machine à écrire portative, dans sa maison de l’île de Ré survolée par les mouettes, ou dans ce bureau exigu de directeur de collection, chez Gallimard. Il n’y a qu’un an, il publiait Graal. « Tout est maintenant immédiat, y écrivait-il au début, le temps ne coule plus, et le plus stupéfiant est que personne ne semble s’en rendre compte. »

C’est que ce temps n’était plus le sien, qui eut à voir avec un moment intense de l’histoire des idées, dans lequel il prit part avec vigueur dans la seconde moitié du XXe siècle. On sait qu’en 1958 il fut élu par Aragon et Mauriac, à la sortie de son premier roman, Une curieuse solitude, écrit à 22 ans. On dirait que le reste de sa longue vie a consisté à déjouer ces bénédictions initiales, que d’autres auraient gravées sur leurs cartes de visite. Sollers, né coiffé, talentueux comme pas deux, ne s’est-il pas ingénié, fiévreux dialecticien, à cultiver la contradiction en permanence, quitte à se contredire lui-même, jusqu’au retournement, voire la palinodie. Ce lui fut alternativement reproché à droite, à gauche, au centre.

Réfractaire d’instinct, il avait été viré par les jésuites de Versailles pour « indiscipline chronique et lecture de livres surréalistes ». Il simule la folie pour ne pas être incorporé lors de la guerre d’Algérie. Il passe trois mois en observation à l’hôpital militaire de Belfort. Il est réformé sur intervention de Malraux. À la fin des années 1960, il est proche du Parti communiste. Le 29 mai 1968, il participe à la grande manifestation de la CGT, aux côtés d’Aragon, Elsa Triolet, Jean-Luc Godard… En mars 1969, il est à la Semaine de la pensée marxiste, sur le thème « Les intellectuels, la culture et la révolution ». Il fait partie du comité national de soutien à la candidature de Jacques Duclos à l’élection présidentielle. En 1970, Tel Quel (revue qu’il a fondée en 1960) et l’organe communiste la Nouvelle Critique organisent, de concert, le colloque de Cluny, qui ne débouche sur aucun accord quant aux différents aspects de la recherche en littérature et le mouvement socio-politique immédiat. J’y étais, avec mon camarade Charles Haroche, pour le compte de l’Humanité.

Il a fait entendre Artaud, Bataille,

Ponge, Barthes, Derrida, Foucault

Il y eut ce chemin de Damas qui s’ouvrit devant Sollers et d’autres, non des moindres, vers la Chine de Mao. En 1971, Maria-Antonietta Macciocchi, journaliste à l’Unità, publie De la Chine. Le livre ne sera pas admis à la vente à la Fête de l’Humanité. En Chine, Sollers se rend en 1974, avec Julia  Kristeva (épousée sept ans plus tôt), Roland Barthes, François Wahl… Ce qui le fascine là-bas, me semble-t-il, est d’abord d’ordre esthétique ; la calligraphie, l’élan de masses en effervescence, les vers sibyllins de Mao… Il était nourri de la Pensée chinoise, l’indispensable ouvrage du sinologue Marcel Granet. Le virage chinois de Tel Quel lors de la Révolution culturelle fut cause de scissions. Jean-Pierre Faye crée la revue Change. Jean Ricardou et Jean Thibaudeau claquent la porte. Sollers reconnut plus tard un emballement excessif. L’époque était politiquement très dure, mais en est-il de douces ? 1973 avait vu la parution de l’Archipel du goulag, de Soljenitsyne. Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, « nouveaux philosophes », tenaient le haut du pavé. Il n’était facile pour personne d’avoir la conscience tranquille. Le monde d’alors ne dessinait-il pas le brouillon du monde actuel ?

Rebelle constant, Philippe Sollers a multiplié les causes à embrasser, jusqu’à donner quitus à la papauté, grâce à l’art de la Contre-Réforme : vengeance de jésuites. Il a tout lu, tout digéré et métamorphosé par l’écriture, en une période historique où ce mot a dûment remplacé celui de littérature. La revue Tel Quel, dont il fut l’actif chef de bande, constitua le tambour battant d’une avant-garde dont on recueille encore les fruits dans la pensée, même si l’air du temps pue la réaction. Lorsqu’il a défini la France comme « moisie », quel tollé ! Artaud, Georges Bataille, Francis Ponge, Roland Barthes, Jacques Derrida, Michel Foucault, entre autres, il a contribué à les faire entendre et nombreux furent ceux à qui il mit le pied à l’étrier.

Il a expérimenté sa vie durant, a lutté contre la métaphysique en prônant le matérialisme, tout en ayant la mystique de l’expression au plus haut prix. De l’écriture sérielle au récit hardiment troussé, chercheur inlassable, expert en coulées verbales inextinguibles ( LoisHParadis…), il a su, quittant soudain le ciel des conceptions novatrices inspirées de Joyce et consorts, retrouver avec Femmes, en particulier, la verve pamphlétaire ancestrale. Il a chéri la langue dans tous ses états. Son œuvre de journaliste dans le Monde a été considérable. Il a magnifié l’esprit musical du XVIIIe siècle. Il faut lire Sollers de A à Z, sans oublier son lumineux visage de moine libertin. Jean-Pierre Léonardini

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Jaurès, le pari de l’éducation

Aux éditions Privat, est paru Jean Jaurès ou le pari de l’éducation. Sous la direction de Gilles Candar et Rémy Pech, historiens, juristes, philosophes et théoriciens de l’enseignement décryptent la pensée jaurésienne en matière d’éducation. Paru dans le quotidien régional La Dépêche, un article de Philippe Rioux.

Évoquer Jean Jaurès, c’est convoquer une figure de la République qui repose au Panthéon ! Une figure aux multiples facettes… D’abord, il y a le député du Tarn qui défendit les mineurs en grève de Carmaux, l’agrégé de philosophie qui s’engagea en faveur de Dreyfus. Ensuite, se présente l’artisan de la loi de séparation des Église et de l’État de 1905, pilier de la laïcité. Enfin, se dresse l’homme de presse qui fonda L’Humanité et fut l’une des plus belles plumes de La Dépêche, le socialiste qui combattit le nationalisme et défendit la paix jusqu’à y laisser la vie.

Mais dans cette vie, cet exceptionnel destin français, la place de l’éducation reste centrale. Ce n’est pas pour rien que lorsqu’il s’est agi, en octobre 2020 de trouver un texte pour rendre hommage au professeur Samuel Paty, lâchement assassiné, c’est tout naturellement la Lettre aux instituteurs et institutrices de Jaurès, publiée dans L’Humanité le 15 janvier 1888, qui apparut comme une évidence. Ce constant « pari de l’éducation » établi par Jaurès fait l’objet d’un livre passionnant publié aux éditions Privat. Jean Jaurès ou le pari de l’éducation rassemble les contributions d’historiens, de philosophes, de juristes, de praticiens et de théoriciens de l’enseignement, réunies sous la direction de Gilles Candar, historien des XIXe et XXe siècles et président de la Société d’études jaurésiennes et par Rémy Pech, professeur d’histoire contemporaine, ancien président de l’université Toulouse-II-Jean-Jaurès et président de l’association des amis de Jean Jaurès.

Quels sont les principes édictés par Jaurès notamment en matière d’innovation pédagogique ? Quelles sont ses pratiques à l’école, au collège, à l’université ? À quels prolongements ont donné lieu ses préceptes ? En répondant à ces questions, les spécialistes dessinent non seulement la carte de la pensée jaurésienne en matière d’éducation, mais aussi fournissent à tous ceux qui enseignent des outils conceptuels et des pistes de réflexion utiles. Autant dire que le « pari de l’éducation » auquel croyait Jaurès est plus que jamais d’actualité en 2023. Philippe Rioux

Jean Jaurès ou le pari de l’éducation, sous la direction de Gilles Candar et Rémy Pech (Éditions Privat. 216 pages. 19,90 €).

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Lucien Attoun, une vie pour le théâtre

Homme de radio au métier sûr, critique dramatique, Lucien Attoun est mort à Paris le 28 avril. Les deux grandes passions de sa vie ? La radio avec France Culture et la création de Théâtre Ouvert avec son épouse Micheline. Le théâtre de service public lui doit beaucoup.

Lucien Attoun vient de s’éteindre à l’âge de 88 ans, le 28 avril à Paris. J’en éprouve du chagrin. Lucien, je l’ai connu, fréquenté, apprécié depuis un demi-siècle au bas mot. Le théâtre de service public lui doit une fière chandelle et France Culture, en la matière, se devrait, en bonne logique, d’afficher à son égard une gratitude éperdue.

L’amour du théâtre, il le tient de son père, comédien et chanteur populaire en Tunisie, où Lucien naît en 1935 à la Goulette, au nord de Tunis. Il débarque en France en 1947, avec sa sœur cadette et sa mère. A 12 ans, pensionnaire au lycée Maimonide de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), il y croise Micheline Malignac, qui n’a qu’un an de moins que lui. Ils ignorent alors qu’ils se marieront en 1963 et qu’on leur devra cette magnifique aventure vécue en commun, Théâtre Ouvert, qui fera tant pour l’écriture dramatique dans notre pays, mais n’anticipons pas.

Lucien a 16 ans quand meurt sa mère. Elle lui avait dit : « Veille sur ta sœur ». Jeune homme de devoir, il cumule les « petits boulots » sans perdre de vue le champ culturel. En 1958, il fait partie du Groupe de théâtre antique de la Sorbonne. La même année, il devient secrétaire général puis président du cercle international de la jeune critique, fondé sous l’égide du fameux Théâtre des Nations. Il enseigne dix ans dans un collège de Lyon, est nommé adjoint au directeur chargé de l’animation culturelle à HEC, de 1956 à 1969. Critique dramatique, il publie dans la revue Europe, puis aux Nouvelles littéraires, à Témoignage chrétien, à la Quinzaine littéraire…

Son exceptionnelle carrière d’homme de radio s’ouvre en 1967, lorsqu’il est embauché à France Culture, en qualité de chroniqueur, dans la Matinée du théâtre, rebaptisée la Matinée des arts du spectacle. Il est producteur des Heures de culture française, plus tard devenues les Chemins de la connaissance, et d’Une Semaine à Paris. De 1969 à 2002, Lucien Attoun crée et produit, toujours sur France Culture, le Nouveau répertoire dramatique, une série d’émissions d’une importance capitale (la première pièce de Koltès, l’Héritage et l’Ignorant et le fou, de Thomas Bernhard, entre autres, y sont diffusées). A son actif encore, les collections Radiodrame et Cycle de fiction. Son activité de production sur les ondes ne laisse pas d’être impressionnante. Récapitulons : On commence (1965-1997), Mégaphonie (1984-1997), Profession spectateur (1997-2002) et Passage du témoin (2002-2004). Il a été conseiller artistique de Giorgio Strehler, quand celui-ci dirigeait l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

La grande affaire de la vie de Micheline et Lucien Attoun, ce sera l’invention de Théâtre Ouvert, à la suite naturelle, pour ainsi dire, de leur vif intérêt pour les auteurs vivants. En 1970, Lucien crée chez Stock la collection Théâtre Ouvert, justement. L’été 1971 à Avignon, peu avant la disparition de Vilar, Lucien lui fait remarquer que la création contemporaine n’a pas droit de cité au festival. Vilar met alors Lucien au défi de joindre le geste à la parole. C’est d’emblée le succès dans la Chapelle des Pénitents-Blancs, haut-lieu soudain de « mises en espace » (douze jours de répétition) et du »gueuloir« où se profèrent des textes neufs.

En 1981, Théâtre Ouvert s’installe au Jardin d’Hiver, passage Véron, à côté du Moulin Rouge, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, dans un immeuble hanté par les souvenirs poétiques de Valentin-le Désossé, Jacques Prévert et Boris Vian. En 1988, Théâtre Ouvert, ayant à la boutonnière la révélation d’une multitude de pièces d’auteurs vivants (les moindres n’étant pas Koltès et Lagarce), obtient le statut, ô combien mérité, de Centre dramatique national de création. Jean-Pierre Léonardini

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Nicolas Mathieu, la colère d’un écrivain

Au lendemain de l’usage du 49-3 pour l’adoption de la réforme des retraites, l’écrivain Nicolas Mathieu a partagé ses réactions sur les réseaux sociaux. Un texte de l’auteur de Leurs enfants après eux, prix Goncourt 2018, dont Chantiers de culture relaie la publication.

« De ce pouvoir, nous n’attendons désormais plus rien »

Aujourd’hui, à l’issue de cet épisode lamentable de la réforme des retraites, que reste-t-il d’Emmanuel Macron, de ce pouvoir si singulier, sorti de nulle part, fabriqué à la hâte, « task force » en mission libérale qui a su jouer du rejet de l’extrême droite et de la déconfiture des forces anciennes pour « implémenter » son « projet » dans un pays où si peu de citoyens en veulent ? Que reste-t-il de ce pouvoir, de son droit à exercer sa force, à faire valoir ses décisions, que reste-t-il de sa légitimité ?

Bien sûr, au printemps dernier, des élections ont eu lieu, des scrutins ont porté un président à l’Élysée, des députés à l’Assemblée, une première ministre a été nommée, un gouvernement mis en place. Tout cela a été accompli dans le respect de la loi. Les institutions ont fait leur lourd travail de tri, d’établissement, et assis sur leurs trônes ces maîtres d’une saison.

Bien sûr la République est toujours là, avec ses ors, son ordre vertical, sa police, son droit, ce roi bizarre à son sommet, une Constitution qui exécute ses caprices, des fondations qui plongent dans deux siècles et demi de désordres et de guerres civiles. La machine tourne, légale, indiscutable aux yeux des juristes, chaque rouage à sa place, placide sous le drapeau.

Mais la légitimité, elle, n’est pas d’un bloc.

Elle se mesure, se compare, se soupèse. Que dire d’un président élu deux fois mais sans peuple véritable pour soutenir sa politique de managers, de faiseurs de fric et de retraités distraits, son régime de cadres sup et de consultants surpayés, un président élu deux fois avec les voix de ses adversaires, qui l’ont moins soutenu qu’utilisé pour faire obstacle au pire, un président qui n’a même pas eu droit à un quart d’heure d’état de grâce en 2022 ?

Que dire d’une Assemblée sans majorité, arrivée un mois plus tard et qui dit à elle seule, par ses bigarrures, toute la défiance d’un pays, le refus large, immédiat, d’un programme, et des lemmings présidentiels qui s’étaient largement illustrés pendant cinq ans par leur suivisme zombique et un amateurisme qui aura été la seule vraie disruption de leur mandat ?

Que dire d’un gouvernement qui porte des réformes auxquelles il croit à peine, qu’il fait passer au forceps du 49-3, qui cafouille et s’embourbe, infoutu de discipliner ses troupes, incapable d’agréger les alliés qui lui manquent ?

Que dire de ce pouvoir assis sur une noisette d’assentiment et qui gouverne comme après un plébiscite, méprise les corps intermédiaires, les salariés, l’hôpital, l’école, reçoit en pleine crise sociale Jeff Bezos pour le médailler alors qu’il ne daigne pas entendre ceux qui l’ont porté là ?

Ce pouvoir, qui ne peut considérer le bien commun qu’au prisme de la performance collective, qui a substitué les nombres aux vies, qui confond dans sa langue de comité exécutif le haut, le bas, la droite, la gauche, le prochain, le lointain, qui ment sans honte et croit tout surmonter en « assumant », ce pouvoir est légitime comme la terre est plate, c’est-à-dire relativement à la place d’où on le regarde. Il est légitime comme je suis zapatiste, c’est-à-dire fort peu. Il est légitime comme Nixon après le Watergate, c’est-à-dire de moins en moins. Il est légitime mécaniquement, en vertu des textes et de la solidité de nos institutions, mais il a perdu ce qui donne vie à la vraie légitimité politique en démocratie : un certain degré d’adhésion populaire.

Et ce dernier passage en force, ce 49-3 qui était prétendument exclu, s’il ne l’empêche pas de demeurer en place et de mener ses politiques, achève de le discréditer tout à fait.

De ce pouvoir, nous n’attendons désormais plus rien. Ni grandeur, ni considération, et surtout pas qu’il nous autorise à espérer un avenir admissible. Nous le laissons à ses chiffres, sa maladresse et son autosatisfaction. Plus un décret, une loi, une promesse ne nous parviendra sans susciter un haussement d’épaules. Ses grandes phrases, ses coups de menton, nous n’y prendrons plus garde. Ce pouvoir, nous le laissons à ses amis qu’il sert si bien. Nous lui abandonnons ses leviers, qu’il s’amuse. Son prestige n’est plus et nous avons toute l’histoire pour lui faire honte.

Pourtant, malgré la consternation que nous inspire la situation actuelle, on rêve d’attraper par le bras un député ou une sénatrice, un directeur de cabinet ou une ministre, pour lui demander, dans un couloir, dans un murmure, un regard :

Vous rendez-vous compte ? Êtes-vous seulement conscients de ce que vous avez fait ? Savez-vous quelle réserve de rage vous venez de libérer ?

Avez vous pensé à ces corps pliés, tordus, suremployés, qui trimeront par votre faute jusqu’à la maladie, jusqu’à crever peut-être ? Avez-vous pensé au boulevard que vous avez ouvert devant ceux qui prospèrent sur le dépit, la colère, le ressentiment ? Avez-vous songé à 2027 et aux fins de mois dans les petites villes, les quartiers, aux électeurs hors d’eux et aux amertumes meurtrières, au plein d’essence et à la difficulté d’offrir des vacances à ses gosses, à ces gens si mal soignés, à ces enfants qui ne seront ni médecins ni avocats parce qu’en première ils n’ont pas pris la bonne option ?

Ces femmes dans les hôtels qui récurent les chiottes et font les lits, ces ouvriers en trois-huit, ces conducteurs en horaires décalés, les routiers, les infirmières, les assistantes maternelles, celles et ceux qui font classe à des enfants de 3, 4 ou 5 ans, les petites mains dans les papeteries, les employées dans leurs open spaces, stressées jusqu’à la moelle, déclassées par chaque nouvelle génération qui sait mieux le numérique et la vitesse, les hommes qui mourront tôt et leurs veuves, ces copains aux yeux lourds qui trinquent au bistrot après douze heures de taf, en bleu de travail, de la peinture ou du cambouis sur les pognes, et les femmes qui prennent le plus cher, une fois encore, parce que mères, parce que femmes, ces milliers de gens qui font des cartons dans les entrepôts Amazon, y avez-vous pensé ?

Avez-vous vu que, comme vous, ils n’ont qu’une vie, et que leurs heures ne sont pas seulement les données ajustables d’un calcul qui satisfait votre goût des équilibres et les exigences arithmétiques des marchés ? Savez-vous qu’ils vont mourir un peu plus et de votre main et qu’ailleurs, l’argent coule à ne plus savoir qu’en faire ? Avez-vous pensé à ce monde sur lequel vous régnez et qui n’en pouvait déjà plus d’être continuellement rationné, réduit dans ses joies, contenu dans ses possibilités, contraint dans son temps, privé de sa force et brimé dans ses espérances ? Non, vous n’y avez pas pensé. Eh bien ce monde-là est une nappe d’essence et vous n’êtes que des enfants avec une boîte d’allumettes. Nicolas Mathieu

La démocratie sur des braises

En écho à ce cri de colère de Nicolas Mathieu, dans les hauteurs du pouvoir coupé du peuple, il arrive que la raison perde la raison, écrit Éric Fottorino, le directeur de publication du 1 Hebdo. Au fil des pages, une analyse fort lucide et pertinente de l’état de notre démocratie au lendemain de l’usage du 49-3 sur la réforme des retraites. Déraisonnable, Chantiers de culture vous invite à lire, en date du 22/03, le numéro 439 (3€20) de cet original hebdomadaire.

Ce même jour, le 22/03, le quotidien Libération publie une lettre ouverte adressée au président de la République : un collectif de près de 300 personnalités et professionnels de la culture demandent le retrait immédiat de la réforme des retraites. Parmi les signataires, Juliette Binoche, Romane Bohringer, Isabelle Carré, Corinne Maserio, Abd Al Malik, François Morel, Cédric Klapisch et Jean-Pierre Darroussin affirment leur opposition au texte : « Vous avez choisi de faire passer en force une réforme des retraites injuste, inefficace, touchant plus durement les plus précaires et les femmes, rejetée par l’immense majorité de la population (…) En plus des appels intersyndicaux, il est temps de dire que nous sommes opposé-es à cette réforme et à la méthode du passage en force par le 49-3″. Yonnel Liégeois

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La naissance du « nouveau roman »

Rassemblés autour de Jérôme Lindon, aux éditions de Minuit, ils sont presque tous sur la photo, les auteurs du « nouveau roman » ! Une expression née sous la plume d’un journaliste du Monde, en mai 1957… Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°356, mars 2023), un article de François Dosse, historien des idées et épistémologue.

L’instantané est connu ; il réunit les écrivains du « nouveau roman » dans un portrait de groupe où l’on reconnaît autour de l’éditeur Jérôme Lindon, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Samuel Beckett, Claude Mauriac, Robert Pinget et Claude Ollier. Il manque néanmoins un appelé de marque dans ce groupe, qui vient d’assurer le succès de cette révolution littéraire en remportant en 1957 le prix Renaudot avec La Modification : Michel Butor, dont Jérôme Lindon guette en vain l’arrivée. Publiée en 1960, cette photo va cristalliser pour longtemps un phénomène qui, par-delà la diversité de ses représentants, sera connu sous l’appellation « nouveau roman ». Très divers par leur style et leurs sources d’inspiration, ces auteurs ont un point commun, celui d’être publiés aux éditions de Minuit par un grand accoucheur de talents littéraires.

Les écrivains du «nouveau roman» devant les locaux des éditions de Minuit à Paris, en 1959. De gauche à droite: Claude Simon, Alain Robbe-Grillet, Robert Pinget, Jérôme Lindon, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute.

L’expression « nouveau roman » naît sous la plume d’un journaliste du Monde, Émile Henriot, qui recense en mai 1957 deux ouvrages parus chez Minuit : La Jalousie de Robbe-Grillet et Tropismes de Nathalie Sarraute. Ce qualificatif, péjoratif pour le critique, va pourtant très vite devenir un étendard revendiqué, un label, objet de toutes les convoitises. Tout le monde veut en être et la dénomination s’impose dans la durée : le slogan est lancé et l’étoile de Minuit devient sa marque de fabrique.

La presse joue un grand rôle dans la cristallisation du phénomène « nouveau roman ». Madeleine Chapsal, qui réalise de grands entretiens dans L’Express, amplifie le succès auprès du large public de l’hebdomadaire. Elle crée même le prix de L’Express, décerné en décembre 1960 à La Route des Flandres de Claude Simon, et qui n’aura qu’une année d’existence. À partir de 1955, c’est Alain Robbe-Grillet qui devient le « conseiller littéraire » de Jérôme Lindon. Leur amitié constitue désormais le creuset de la production littéraire de la maison. En 1953, il publie Les Gommes, lancé par Jérôme Lindon comme un événement : « Attention citoyens ! Les Gommes, ce n’est pas un roman ordinaire, ni aussi simple qu’il le paraît d’abord ».

L’éditeur et l’auteur trouvent le critique idéal en la personne de Roland Barthes, à la recherche d’une nouvelle expression littéraire depuis la publication en 1953 du Degré zéro de l’écritureIl apprécie beaucoup Les Gommes où il décèle une sensibilité et une écriture répondant à ses vœux. Apprenant cette adhésion enthousiaste, Jérôme Lindon conseille à Jean Piel de demander un article sur le livre pour la revue Critique à Roland Barthes, qui exprime son engouement pour ce qu’il qualifie de « littérature objective ». Il voit en Alain Robbe-Grillet la réalisation de cette écriture blanche, autour d’un silence qui rompt radicalement avec la continuité du récit narratif classique, incarnant la modernité. Consacré comme auteur, Alain Robbe-Grillet devient le chef de file de cette école littéraire, érigeant sa stylistique personnelle comme l’expression d’une nouvelle écriture qui s’oppose aux anciens et à toute la tradition littéraire.

La partie est cette fois gagnée pour Jérôme Lindon, reconnu comme un grand éditeur. C’est dans ce contexte de réussite qu’Alain Robbe-Grillet persuade Marguerite Duras, alors autrice chez Gallimard, de publier chez Minuit, puis l’enrôle derrière l’étendard du nouveau roman, qu’elle récusera. Si le parfum d’unité stylistique émanant de la collection blanche étoilée exprime surtout les goûts de Jérôme Lindon, dont le principe est de n’éditer que ce à quoi il adhère, le « nouveau roman » traduit au plan littéraire une thématique qui va fleurir dans les sciences humaines à l’époque du structuralisme : l’effacement de la figure du sujet. François Dosse

Dès sa création, Chantiers de culture inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis » : une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

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Stéphane Sirot, historien des grèves

Révolte des Gilets jaunes, grève des agents SNCF, manifestation des agents hospitaliers : lorsque divers mouvements sociaux secouent le pays, quel traitement les médias leur accordent-ils ? Les médias sont-ils encore un contre-pouvoir ? Le décryptage de l’historien Stéphane Sirot, enseignant à l’université de Cergy-Pontoise et spécialiste des mobilisations sociales.

Dominique Martinez – Comment analysez-vous l’évolution du traitement médiatique des sujets sociaux ?

Stéphane Sirot – La déliquescence de l’information spécialisée sur les questions sociales est une évidence. Hormis les grands mouvements sociaux, l’information sociale est reléguée au second plan ou bien souvent intégrée aux pages économiques – c’est le cas dans Le Monde ou dans Le Figaro. Mais le social ne disparaît pas que dans la presse, il disparaît également dans les programmes scolaires, et très largement dans l’enseignement de l’histoire à l’université. Il y a une dilution générale des questions sociales, qui sont de moins en moins traitées pour elles-mêmes et qui, lorsqu’elles sont traitées, le sont au travers des enjeux économiques ou politiques. Peu de collégiens et de lycéens sauraient vous donner une définition de ce qu’est un syndicat. La raison est simple, tout ça n’est guère expliqué : les programmes de sciences économiques et sociales au lycée ont fait débat dernièrement, notamment parce que leur angle est très économique et également très libéral. Alors que les aspects sociaux, qui ont pourtant longtemps fait partie intégrante de cet enseignement, ont été largement dilués, voire carrément évacués.

D.M. – L’arrivée des réseaux sociaux a-t-elle changé la donne ?

S.S. – Ils ont permis de fabriquer un système médiatique alternatif, avec les défauts qui sont les leurs. Les informations publiées ne sont pas toujours vérifiées, et ceux qui les font circuler le font en général auprès de personnes qui ont la même vision qu’eux : on entre alors dans une sphère de l’entre-soi. Du coup, c’est un peu comme si on avait deux entre-soi qui coexistaient, celui des grands médias (car ces médias sont également dans un entre-soi) et celui des réseaux sociaux, les deux ne se répondant que de façon très marginale. En même temps, ces réseaux sociaux, on l’a vu avec les Gilets jaunes, c’est une autre vision possible de l’information, qui peut participer de la construction d’un esprit critique et d’une réflexion sur ce qui est diffusé par les médias dominants, lesquels ne se réduisent d’ailleurs pas à de la propagande gouvernementale et économique.

D.M. – Comment analysez-vous le traitement médiatique du mouvement des Gilets jaunes ?

S.S. – Les grands médias ont donné la parole aux gens de la rue, ce qui est assez rare. On voit souvent les usagers, parfois les représentants syndicaux, les représentants du pouvoir, les éditorialistes et journalistes, mais rarement les acteurs directs de ces mouvements. Dans le mouvement des Gilets jaunes, on a vu débouler sur les plateaux télé les acteurs eux-mêmes, puisque le mouvement refusait d’avoir des représentants et assumait même d’avoir de la défiance envers les organisations politiques ou syndicales. La France d’en bas s’est donc imposée dans la sphère médiatique, ce qui est assez nouveau, comparé aux grands mouvements sociaux traditionnels qui, eux, ont des porte-parole, et sont encadrés par des organisations syndicales.

D.M. – L’évolution du paysage médiatique a-t-elle eu un impact sur le traitement des sujets sociaux ?

S.S. – Les grands mouvements sociaux ont toujours fait parler, écrire et débattre, notamment à la télévision. Ce qui a changé, médiatiquement parlant, c’est la multiplication des chaînes d’information où se succèdent des plateaux, 24 heures sur 24, avec des éditorialistes et des débats répétitifs. Cela a modifié le rapport de l’opinion aux mouvements sociaux. Les médias sont particulièrement attirés par le côté spectaculaire des conflits sociaux s’ils engendrent de la pagaille dans les déplacements et dans l’économie – tout ce qui rend les conflits télégéniques, avec un traitement superficiel et peu de débats de fond sur les revendications portées par les manifestants. On préférera parler de comment se déplacer sans train ou sans métro… et on tendra à chercher à délégitimer l’action gréviste qui n’aurait le droit d’exister qu’à la condition de ne pas être perturbatrice, en oubliant que sa nature même est précisément de rechercher la perturbation pour obtenir satisfaction sur quelque chose.

D.M. – Une remise en question est-elle possible ?

S.S.Les médias ne sont plus le quatrième pouvoir, ils sont devenus le pouvoir lui-même. Ce qui pose le problème des contre-pouvoirs d’une manière plus générale. C’est une des raisons de l’affaiblissement de nombre d’organisations syndicales que l’ordre dominant – c’est-à-dire les institutions – a réussi à intégrer à la sphère du pouvoir. Et ce qui explique que les organisations syndicales, qui n’ont pas réussi à constituer une alternative ni au discours ni à la société dominante, soient rejetées de la même manière que les politiques et les médias. Entretien réalisé par Dominique Martinez

En savoir plus :

Stéphane Sirot est historien, spécialiste de l’histoire des grèves et du syndicalisme. Il enseigne l’histoire politique et sociale du XXème siècle à l’université de Cergy-Pontoise et l’histoire des relations sociales à l’Institut d’administration des entreprises de l’université de Nantes. Il a publié Maurice Thorez (Presses de Sciences Po, 2000), La grève en France. Une histoire sociale, XIXe-XXe siècle (Odile Jacob, 2002), Les syndicats sont-ils conservateurs ? (Larousse, 2008), Le syndicalisme, la politique et la grève, France et Europe, XIXe-XXIe siècle (Éditions Arbre bleu, 2011), 1884, des syndicats pour la République (Éditions Le Bord de l’eau, 2014).

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Dix ans déjà, quel chantier !

À vous tous, lectrices et lecteurs au long cours ou d’un jour, en cette époque toujours aussi troublante et troublée, meilleurs vœux pour 2023 ! Que cette année nouvelle soit pour vous un temps privilégié de riches découvertes, coups de cœur et coups de colère, passions et révoltes en tout domaine : social et artistique, culturel ou politique. Yonnel Liégeois

Quelle belle aventure, tout de même, ces insolites Chantiers de culture ! En janvier 2013, était mis en ligne le premier article : la chronique du roman de Lancelot Hamelin, Le couvre-feu d’octobre, à propos de la guerre d’Algérie. Ce même mois, suivront un article sur l’auteur dramatique Bernard-Marie Koltès, un troisième sur Le Maîtron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Le quatrième ? Un entretien avec Jean Viard, sociologue et directeur de recherches au CNRS, à l’occasion de la parution de son Éloge de la mobilité. Le ton est donné, dans un contexte de pluridisciplinarité, Chantiers de culture affiche d’emblée son originalité… 39 articles en 2013, 167 pour l’année 2022, près d’un article tous les deux jours : un saut quantitatif qui mérite d’être salué !

Une progression qualitative, nous l’affirmons aussi… Des préambules énoncés à la création du site, il importe toutefois de les affiner. En couvrant plus et mieux certains champs d’action et de réflexion : éducation populaire, mouvement social, histoire. Au bilan de la décennie, le taux de fréquentation est réjouissant, voire éloquent : près d’un million trois cent mille visites, des centaines d’abonnés aux Chantiers ! Nulle illusion, cependant : Chantiers de culture ne jalouse pas la notoriété d’autres sites, souvent bien instruits et construits, ceux-là assujettis à la manne financière ou aux messages publicitaires.

Au fil des ans, Chantiers de culture a tissé sa toile sur le web et les réseaux sociaux. Tant sur la forme que sur le fond, la qualité du site est fréquemment saluée par les acteurs du monde culturel. Des extraits d’articles sont régulièrement publiés sur d’autres média, les sollicitations pour couvrir l’actualité sociale et artistique toujours aussi nombreuses. Un projet fondé sur une solide conviction, la culture pour tous et avec tous, un succès éditorial à ne pas mésestimer pour un outil aux faibles moyens mais grandes ambitions, indépendant et gratuit ! Les félicitations s’imposent, l’engagement pérenne et bénévole d’une équipe de contributrices et contributeurs de haute volée signe la réussite de cette aventure rédactionnelle.

Chantiers de culture :

Le travail producteur de culture, la culture objet de travail

Pour l’année 2023 et la prochaine décennie, se profile un triple objectif : ouvrir des partenariats sur des projets à la finalité proche des Chantiers, développer diverses rubriques journalistiques (bioéthique, septième art, économie solidaire…), élire cœur de cible privilégiée un lectorat populaire tout à la fois riche et ignorant de ses potentiels culturels. Au final, selon le propos d’Antonin Artaud auquel nous restons fidèle, toujours mieux « extraire, de ce qu’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim » ! Yonnel Liégeois

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