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Nicolas Philibert, un cinéma de relation

Avec la sortie en mars et avril d’Averroès et Rosa Parks et de La Machine à écrire et autres sources de tracas, Nicolas Philibert pose à nouveau sa caméra sur le monde de la psychiatrie. Un an après Sur l’Adamant, qui a décroché l’Ours d’or à Berlin.

Pauline Porro – Après La Moindre des choses et Sur l’Adamant, vous réalisez à nouveau deux documentaires sur la psychiatrie. Pour quelles raisons ?

Nicolas Philibert – J’ai tourné La Moindre des choses en 1995 à la clinique psychiatrique de La Borde, qui incarne le courant de la psychothérapie institutionnelle selon lequel, pour prétendre soigner les personnes, il faut aussi soigner l’institution. À travers ce film, je vais apprendre à apprivoiser, un peu, un monde sur lequel on a tous beaucoup de préjugés. Je vais découvrir que, dans leur immense majorité, les patients en psychiatrie sont surtout des gens effrayés et angoissés. Bien des années plus tard, j’ai eu envie de retrouver ce monde, parce que, au fond, je n’en suis pas complètement revenu. Cela a continué à m’habiter, car on y rencontre des personnes qui nous déroutent, qui nous poussent à nous questionner sur la société, qui nous ouvrent à une certaine poésie… Beaucoup de gens que je rencontre en psychiatrie me renvoient à moi-même et à mes propres vulnérabilités.

P.P. – Comment parvient-on à filmer dans un tel environnement ?

N.P. – J’ai fait ces films d’une manière très improvisée. Quand je me rends au centre de jour L’Adamant, je n’ai pas de programme, pas de plan de travail. J’arrive humblement avec l’idée d’inventer le film jour après jour, au gré des rencontres. Mon cinéma repose sur la relation. J’essaye de faire en sorte que les gens qui sont là aient envie de me raconter des choses devant une caméra, mais je ne force jamais les portes.

P.P. – Après avoir filmé ce centre de jour, vouliez-vous donner une image plus complète de la psychiatrie en filmant un hôpital ?

N.P. – Au début, je ne souhaitais faire qu’un seul film mais, de fil en aiguille, je vais aller à l’hôpital pour y rendre visite à certains des patients rencontrés sur l’Adamant. Petit à petit, ces visites se transforment en repérage et l’idée d’un deuxième film à l’hôpital émerge,  fondé principalement sur des entretiens entre soignés et soignants. En parallèle, j’apprends que des soignants bricoleurs font des visites à domicile pour épauler des patients dans leurs problèmes domestiques. J’accompagne deux d’entre eux et cela me donne envie de continuer. Mais ces films sont trois aspects différents d’une même psychiatrie. Les patients n’en sont pas tous au même point. À l’hôpital, ils traversent un moment de plus grande fragilité. Mais il s’agit dans tous les cas d’aider les uns et les autres à tisser un lien avec le monde. C’est le cas à travers les ateliers sur l’Adamant, les entretiens dans Averroès et Rosa Parks, ou quand on vient réparer une machine à écrire chez un patient.

 P.P. – Les soignés évoquent le manque de moyens dont souffre la psychiatrie. Comment cela se manifeste-t-il ?

N.P. – Aujourd’hui, il existe une psychiatrie déshumanisée, qui ne prend plus le temps car cela coûte cher. On a ainsi supprimé des dizaines de milliers de lits et de très nombreux postes au cours de ces vingt dernières années. Quand on n’a plus le temps de s’occuper des patients, ils sont livrés à eux-mêmes, et ceux dont on se dit qu’ils sont agressifs, on aura vite fait de les enfermer. Lorsqu’on ne peut plus exercer son travail dignement, on finit par déserter, donc on fait appel à des intérimaires qui sont mieux payés, mais qui ne sont pas investis de la même manière. Ce n’est pas lié à la seule psychiatrie, et c’est tout le monde de la santé qui va mal. Entretien réalisé par Pauline Porro

Les films de Nicolas Philibert : 1990, La Ville Louvre. 1997, La Moindre des choses. 2002, Être et avoir. 2007, Retour en Normandie. 2013, La Maison de la radio. 2018, De chaque instant. 2023, Sur l’Adamant. 2024, Averroès et Rosa Parks et La Machine à écrire et autres sources de tracas.

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Noël, des BD au pied du sapin

En cette fin d’année, une sélection de bandes dessinées à mettre au pied du sapin, concoctée par le quotidien L’Humanité. Univers onirique, vulgarisation, arts, histoire, poésie… Pour le plaisir des petits et grands, tous les styles s’invitent dans les bulles !

Une science des rêves

Une astronome rêve d’étoiles. Une enfant rêve d’un père présent. Révélée par « Baume du tigre », crayonné noir et blanc sélectionné en 2021 à Angoulême, Lucie Quéméner s’empare cette fois d’un texte de Marie Desplechin et d’une palette colorée pour décrire l’enfance, la solitude et les échappées oniriques pour refuge. Une interprétation poétique, parfois sans parole, qui glisse doucement vers le fantastique. Les Yeux d’or, de Lucie Quéméner, Delcourt, 152 p., 21,90€

Bourdieu nous pardonne

Interpellés par leur professeur, des lycéens de banlieue parisienne interrogent leurs habitudes culturelles, s’initiant sans le savoir à l’enquête sociologique. Une adaptation très libre et réjouissante du livre fondateur de Pierre Bourdieu, avec une approche simple, nuancée et accessible de ses concepts clés : capital économique, capital culturel, distinction, habitus… En plus, c’est drôle ! La Distinction, de Tiphaine Rivière, la Découverte-Delcourt, 296 p., 27,95€

Le bagne en gravure

Roland Cros aime « scarifier le lino et le bois, parfois même avec une tronçonneuse, depuis vingt-cinq ans ». Cet enseignant-photographe-documentariste-artiste marche cette fois dans les traces des graveurs Frans Masereel et Käthe Kollwitz pour raconter l’itinéraire ordinaire d’un précaire devenu voleur, un « incorrigible » condamné dès la naissance à finir dans un bagne colonial. Un roman graphique sans commentaire qui laisse sans voix. L’Incorrigible, de Roland Cros, Éditions l’Échappée, 192 p., 22€

La police, une institution qui interpelle

Sous la houlette du sociologue Fabien Jobart, « Global police » interroge le sens de l’institution. Cette BD explore son histoire en Occident, du bobby anglais jusqu’à son repli en forteresse assiégée, en passant par son rôle dans la mise au pas de la main-d’œuvre pour le capitalisme. En contrepoint, les passages sur la police des pays pauvres nuancent et approfondissent cette réflexion sur les multiples manières dont les pouvoirs considèrent ses missions. Global police, la question policière dans le monde et l’histoire, de Florent Jobard (texte) et Florent Calvez (dessin), Delcourt, 192 p., 17,95€

« Le Prophète » a cent ans

À l’occasion du centenaire du poème de Khalil Gibran, l’illustratrice Zeina Abirached transpose en un somptueux roman graphique le texte intégral, dans une traduction de Didier Sénécal. Fidèle au noir et blanc, l’autrice du « Piano oriental », née au Liban et arrivée en France à l’âge de 23 ans, suit la trajectoire d’Almustafa, « l’élu et le bien-aimé » venu porter la bonne parole dans la cité d’Orphalèse. Une épopée graphique et spirituelle. Le Prophète (Khalil Gibran), de Zeina Abirached, éditions Seghers, 368 p., 26€

La cuisine, on en fait toute une histoire

Un mélange sucré-salé concocté par deux normaliens. Jul, connu pour sa série « Silex and the City », et Aïtor Alfonso, professeur agrégé qui a déringardisé la critique gastronomique, ont eu la bonne idée de mêler leurs talents dans un album original qui invite les lecteurs à la table de grands épisodes historiques. Où l’on partagera nos couverts avec Jésus et ses apôtres, ou Scarlett O’Hara dans les champs de coton… La Faim de l’Histoire, d’Aitor Alfonso et Jul, Dargaud, 112 p., 22€

Burns, clap de fin

Dernière séance : le tome 3 de « Dédales » clôt enfin la trilogie fantasmagorique de Charles Burns, le plus lynchien des auteurs de romans graphiques. Sur fond de premier film bricolé entre copains, et d’une dernière scène avant le clap de fin, le dessinateur projette le désir de ces personnages, l’inconscient qui fait dévier le scénario… Troublé, le jury d’Angoulême 2024 l’a déjà sélectionné. Dédales 3, de Charles Burns, Cornélius, 88 p., 25,50€

Noir sur noir

Du noir et blanc grinçant, un univers poisseux. Dans un village ghetto de Floride n’abritant que des pédocriminels, les cendres de l’un d’entre eux sont retrouvées dans sa maison dévastée par les flammes. Accident ? Assassinat ? Cette enquête digne d’un polar de série noire interroge habilement le geste criminel, la peine, la responsabilité, l’exclusion, le libre arbitre. Et s’inspire d’un réel village aux États-Unis… Contrition, de Carlos Portela et Keko, Denoël, 168 p., 25€

Une femme dans la Résistance

 « L’Édredon rouge », le tome 2 de « Madeleine Riffaud, résistante », raconte l’entrée dans un réseau, sous le nom de Rainer, en hommage à l’écrivain allemand Rainer Maria Rilke, de celle qui fut aussi poétesse. Écrite à partir du témoignage de son héroïne, la BD permet de comprendre dans les détails la réalité quotidienne d’une vie de résistance. Le trait classique de Dominique Bertail met en valeur ce fascinant destin hors normes. Madeleine, résistante, tome 2 : l’Édredon rouge, de Madeleine Riffaud (auteur), Jean David Morvan (scénariste) et Dominique Bertail (illustrateur), Dupuis, coll. « Air libre », 118 p., 23,50€

Se voir en peintures

Difficile de s’autoriser à se penser en artiste quand on est la fille d’une historienne de l’art respectée et réputée. Claire Le Men a bien tenté la psychiatrie, mais l’aquarelle l’a rattrapée. Dans ce journal intime dessiné, une sorte d’autoanalyse en peinture, la voici qui dialogue avec les œuvres classiques et ses coups de cœur. Bourdieu côtoie même Monet et Leonardo DiCaprio. Jouissif, savant… magistral ! Mon musée imaginaire, de Claire Le Men, La Découverte, 208 p., 24€

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Lutte entre samouraï et concepts !

Jusqu’au 17/12, au théâtre de La Tempête (75), Margaux Eskenazi présente Gilles ou qu’est-ce qu’un samouraï ?. Un spectacle conçu à partir d’extraits de la conférence de Gilles Deleuze (1925-1995), intitulée « Qu’est-ce que l’acte de création ? ». Filmée, elle fut énoncée en 1987 devant les élèves de la Fémis, l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son.

On est heureux d’emblée qu’une jeune femme, Margaux Eskenazi, prenne de nos jours fait et cause pour celui qui a tellement concouru à créer des concepts tous azimuts, à ses yeux l’essentielle mission du philosophe. Le spectacle, Gilles ou qu’est-ce qu’un samouraï ?, est un parfait exercice d’admiration, au cours duquel on voit Margaux Eskenazi se mettre à l’école du bushido intellectuel de l’auteur de Logique du sens, entre autres courants traités qui lui valurent reconnaissance et contestation.

Lazare Herson-Macarel incarne le philosophe avec feu et nous, spectateurs, devenons pour une heure dix les étudiants de jadis. Ils découvraient notamment, grâce à lui, « l’image-mouvement » au vu d’extraits projetés du film d’Akira Kurosawa les Sept Samouraïs (1954), mis en perspective avec Shakespeare et Dostoïevski, dont le grand cinéaste nippon fut, en actes, l’analyste idéal. L’acteur bondit en scène, comme celui qu’il figure bondissait, de son propre aveu, dans les concepts, les affects et ce qu’il nommait les « percepts ». Cela s’inscrit sur un espace bifrontal avec, au milieu, comme un petit cirque assorti de quatre mâts mobiles. Le musicien Malik Soarès, en robe orange de moine shintoïste, ponctue l’action réflexive des percussions et du chant recto tono, qui maintient sans faillir la note grave.

Un vif plaisir d’intelligence en partage s’affirme chemin faisant, au fur et à mesure que se dévoile la maïeutique propre à Deleuze, et sa défense est illustration de l’art envisagé sous l’angle de la résistance résolue, jusque et y compris face à la mort, au lieu que la communication ne consiste qu’en la paresseuse répétition de mots d’ordre. La profération scandée de la Ballade des pendus, de François Villon, dans sa sublime violence médiévale à goût d’éternité, s’avère enfin tel l’exemple cardinal de cette leçon, qui semble toujours inaugurale d’un art poétique au plus haut prix. Gilles Deleuze aimait le théâtre, comme il chérissait toutes les manifestations artistiques aptes à contrebattre « la prétention de l’État à être l’image intériorisée d’un ordre du monde, et à enraciner l’homme ». Jean-Pierre Léonardini

Gilles ou qu’est-ce qu’un samouraï ?, de Margaux Eskenazi : Jusqu’au 17/12, au Théâtre de la Tempête. Les 26 et 27/01/24, au Théâtre de Châtillon. Le 03/05/24, au Théâtre Antoine-Vitez d’Ivry. Le texte de Gilles Deleuze est paru aux Éditions de Minuit, dans l’ouvrage Deux régimes de fous et autres textes.

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Giusto Traina, le bêtisier des antiquisants

Aux éditions des Belles Lettres, l’historien Giusto Traina publie Le Livre noir des classiques, une histoire incorrecte de la réception de l’Antiquité. Avec érudition et humour, le spécialiste de l’histoire romaine dénonce les récupérations et rétablit quelques vérités sur les temps antiques. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°363, novembre 2023), un article de Frédéric Manzini.

Ce qu’il y a de commode avec les morts, c’est qu’on peut leur faire dire à peu près tout ce qu’on veut. Et c’est encore plus vrai de l’antique, dont on maltraite d’autant plus aisément la mémoire que ses défenseurs se font rares. Parmi ces derniers, Giusto Traina, alliant l’érudition à l’humour, revêt les habits du chevalier blanc dans ce Livre noir des classiques. Ce grand spécialiste d’histoire romaine dénonce par exemple la désinvolture avec laquelle les nazis ont cherché à récupérer l’héritage de la Grèce classique, mais aussi l’idéalisation de la polis abusivement promue modèle de démocratie, ou encore les multiples mésusages dont la figure d’Antigone fait régulièrement l’objet pour incarner ce qui serait une authentique justice hors la loi, sans oublier notre fameux fantasme national concernant « nos ancêtres les Gaulois » qui méconnaît la présence antérieure de Basques sur le territoire.

Un très édifiant bêtisier des antiquisants, donc ? Oui, mais pas seulement, car les conséquences de l’idéologie ignorante sont éminemment politiques, surtout lorsque la question des « origines » et autres « racines » de notre civilisation devient un enjeu sensible. Aujourd’hui, c’est la la cancel culture qui inquiète de plus en plus souvent les classicistes, à l’image de ces « collèges américains qui, pour des raisons avant tout budgétaires, ont éliminé ou projettent d’éliminer les études classiques, en utilisant le cas échéant le politiquement correct comme cheval de Troie, en arguant de contenus racistes et sexistes qui seraient présents dans les œuvres des auteurs antiques ». Pourtant, l’Antiquité n’était pas plus préfasciste que les sculptures grecques n’étaient uniformément blanches…

Giusto Traina ne fait pas que rétablir quelques vérités sur ces objets de nos propres projections que sont les classiques : il nous invite à prendre du recul et à comprendre que l’historicisation du passé est la meilleure manière de contrer son instrumentalisation par le présent. Frédéric Manzini

Le Livre noir des classiques. Une histoire incorrecte de la réception de l’Antiquité, de Giusto Traina (Les Belles Lettres, 208 p., 15€50).

Dans ce même numéro de novembre, Sciences Humaines propose un original dossier, fort instructif : Vivre avec la mort, ici et ailleurs. Avec un grand entretien en compagnie de la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, La dignité est l’affaire de tous. Ainsi que l’émoustillant témoignage du plus que centenaire Edgard Morin, auteur de L’homme et la mort (Points Seuil, 352 p., 6€50). Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Yonnel Liégeois

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Des voix venues d’ailleurs

Créée en avril au Théâtre des Îlets-CDN de Montluçon (03), Voix fait des vagues à la Tempête (75) jusqu’au 21/05 ! Une pièce de Gérard Watkins avec Valérie Dréville, fulgurante de présence dans le rôle-titre. Entre fantastique et réalisme, un spectacle fort déroutant.

Sur scène, deux femmes et un homme, jeunes… Ils le confessent, à tour de rôle ils racontent que des Voix venues d’ailleurs perturbent leur esprit, occupent sporadiquement leur entendement. Amies ou ennemies, conciliantes ou vindicatives, doucereuses ou violentes ! Des témoignages troublants, percutants, étrangement déroutants qu’énoncent Lucie Epicureo, Maria Razafindrakoto et Malo Martin au fil des interrogations d’une voix inconnue surgie du fond de la salle : les pensionnaires d’un institut psychiatrique en consultation avec leur thérapeute ? Que nenni, seulement trois comédiens d’un naturel désarmant qui répondent à leur propre metteur en scène, incognito dans le noir théâtral !

Gérard Watkins réussit une incroyable performance scénique, d’une émouvante sensibilité, en réunissant sur le plateau ce curieux groupe d’« entendeurs de voix » qui prêtent la leur à ces hommes et femmes atteints de ce phénomène psychique si particulier. Persécutés ou pourchassés, plus tard diagnostiqués comme schizophrènes, dans nos sociétés occidentales ils subirent électrochocs ou dégradants traitements médicamenteux. En d’autres temps, il était naturel d’entendre des voix : Jeanne d’Arc, Socrate, Mahomet, Ghandi… Aujourd’hui, plus proches de nous, le premier ministre Winston Churchill, la romancière Virginia Woolf, le psychiatre Carl Jung, le footballeur Zinédine Zidane, le comédien Antony Hopkins ! Nombreuses en France sont les personnes touchées par ce phénomène. Depuis la création du Réseau des entendeurs de voix (REV) en 1987 aux Pays-Bas, elles s’organisent en groupes de parole pour partager petits bonheurs et grandes douleurs, être reconnues comme des humains à part entière, non comme des malades ou des fous.

D’une profonde humanité, dans la mise à nu d’un plateau où seuls les mots dits habillent les maux subis, Voix nous donne à entendre les singulières histoires de ces individus transpercés d’injonctions contradictoires qui appellent autant au bien-être qu’à la mort. La preuve ? Le long et prenant monologue de Valérie Dréville, venant sublimer le superbe chant choral de ses trois partenaires… Nous livrant le combat intérieur de Véronique, confessant une souffrance accumulée en soixante ans d’existence entre silences réprobateurs et envolées libératrices : habitée de trois voix « qui débarquent à tout moment et me scient les tympans » ! Jusqu’à ce que, au final, ces dérangeantes voix venues d’ailleurs prennent forme humaine ou animale sur scène, nous rappelant de manière ludique et fantasmagorique que notre humanité s’inscrit dans une temporalité et une spiritualité qui bien souvent nous dépassent, nous terrassent ou libèrent nos audaces. Avec cette question frontale : existe-t-il frontière infranchissable entre ce qui relève de la normalité et ce qui s’apparente à l’étrangeté ? Un spectacle déroutant qui élargit l’espace de notre imaginaire, ose rendre visible ce qui relève de l’invisible, ouvre la voie à tous les possibles. Yonnel Liégeois

Voix, texte et mise en scène de Gérard Watkins : jusqu’au 21/05 au Théâtre de La Tempête, Cartoucherie de Vincennes. Du 05 au 08/12, à la Comédie de Saint-Etienne.  

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Sur les pas de Françoise Héritier

Aux éditions Odile Jacob, Gérard Gaillard publie Françoise Héritier, la biographie. Préfacé par Michelle Perrot, l’ouvrage retrace le parcours de la célèbre anthropologue et intellectuelle du féminisme. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°357, avril 2023), un article de Maud Navarre.

Préfacée par Michelle Perrot, cette biographie fait pendant à celle, plus intime, signée par Laure Adler et publiée fin 2022. Gérald Gaillard en effet retrace avec beaucoup de détails l’ensemble du parcours scientifique, intellectuel et public de l’anthropologue dont on a retenu, au moins, qu’elle a contribué de manière originale à la mise en évidence de la domination masculine. Françoise Héritier a d’abord réalisé ses études en compagnie d’un groupe de jeunes philosophes qui se tourneront vers l’anthropologie.

Elle mène ensuite des enquêtes extensives sur les systèmes de parenté des Samos du Burkina Faso. Ces recherches fondamentales lui ouvrent les portes du Collège de France au début des années 1980, avec l’appui de Claude Lévi-Strauss, auquel elle a succédé à la tête du Laboratoire d’anthropologie sociale. Elle préside le Conseil national du sida de 1989 à 1994 et, face à la montée de la xénophobie, consacre des séminaires à la figure de l’étranger.

La publication en 1996 de Masculin/Féminin. La pensée de la différence, marque son entrée dans le cercle des intellectuelles féministes. Dans ce livre, elle développe la notion de « valence différentielle des sexes », un principe quasi universel fondant l’inégal statut des femmes et des hommes, et qui relie trois domaines de l’ordre social : la prohibition de l’inceste, la séparation sexuelle des tâches et les formes prescrites d’union sexuelle. Affaiblie par une maladie rare, Françoise Héritier prend sa retraite en 1999, mais développe sa réflexion dans le sens d’une critique de la domination masculineMasculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie paraît en 2002.

Ses derniers écrits, Le Sel de la vie (2012), Le Goût des mots (2013) et Au gré des jours (2017) reviennent sur son parcours personnel. Bien qu’ayant du mal à se déplacer, Françoise Héritier fut régulièrement consultée en haut lieu pour des réformes du droit de la famille (mariage pour tous, PMA et GPA…). Cette grande dame de l’anthropologie de la fin du XXème siècle décède en 2017. Maud Navarre

Françoise Héritier. La biographie, de Gérald Gaillard (éd. Odile Jacob, 240 p., 22€90). Dans ce même numéro d’avril, la revue s’interroge : Travailler : à quel prix ?. Un imposant dossier, fort instructif.

Dès sa création, Chantiers de culture inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

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Résister, un bon conseil !

Jusqu’au 22/01, à l’Artistic Théâtre (75), la compagnie La Mouline présente L’entrée en résistance. Sur scène, le comédien Jean-Pierre Bodin, la musicienne et vidéaste Alexandrine Buisson, le chercheur Christophe Dejours. Pour un spectacle atypique où l’image s’allie au concept, la poésie à la science au service du travail bien fait, à l’encontre des diktats managériaux.

En fond de scène, plein écran, la forêt dans toute sa splendeur ! Les feuilles qui tremblent au souffle du vent, les rayons du soleil qui percent la futaie, les oiseaux qui piaillent dans les branches… Et un homme s’avance sur les planches, crinière et barbe blanches, pour déclarer son amour à la nature ainsi offerte, un vivant parmi d’autres vivants entre sève et sang. Qui prend langue avec les arbres, dialogue avec cet héritage multicentenaire dont il a charge, lui le forestier !

Ainsi s’ouvre cette Entrée en résistance peu banale, une introduction poétique à cette conférence théâtrale qui ne l’est pas moins… Du spectacle vivant d’un genre nouveau que la compagnie La Mouline, sous la férule de Jean-Pierre Bodin, son maître à œuvrer, inaugure en la capitale, à l’Artistic Théâtre : le dialogue inédit entre création artistique et analyse critique en sciences du travail ! Entre la voix chantante et admirablement posée du comédien forestier qui avoue son amour du métier bien fait au propos hautement conceptualisé du psychanalyste Christophe Dejours, ancien chercheur au CNAM (Conservatoire nationale des arts et métiers) et titulaire de la chaire Santé-Travail, se glisse le chant mélodieux du violon d’Alexandrine Brisson. Une alliance hors-norme entre le bouffon et l’intello, les saltimbanques et le scientifique pour décrypter et redonner sens au labeur des humains, leur travail au quotidien mis à mal par les logiques capitalistes où rentabilité et course aux profits s’imposent en maîtres-mots.

Comment s’opposer à la logique financière de l’ONF, l’Office national des forêts qui décrète des coupes de bois conduisant à la mort d’un écosystème ? Comment inverser les règles d’un système hospitalier qui institue le règlement à l’acte au détriment de la santé des patients ? Comment, de manière générale, stopper en tout corps de métier ces discours d’un nouveau genre qui, sous couvert d’un vernis pseudo intelligent, génèrent souffrances au travail et suicides de salariés niés dans leurs compétences, longtemps fiers de l’ouvrage bien façonné mais désormais amputés de leur savoir-faire ? En s’organisant et en entrant en résistance, affirme le professeur Dejours, illustrant la rêverie poétique de son compère Bodin de concepts hautement scientifiques qui décortiquent les présupposés linguistiques des décideurs et profiteurs. Des propos qui se risquent parfois aux pièges de la complexité, des paroles qui exigent attention et réflexion du spectateur, une mise au travail et en tension en quelque sorte, un statut inédit pour le public qui devient ainsi un original « consom’acteur » !

Dès 2015 à la Cartoucherie (75), avec le spectacle Très nombreux, chacun seul, en complicité avec Alexandrine Buisson et Christophe Dejours, Jean-Pierre Bodin posait sur scène la question du devenir du travail. En narrant le parcours et le suicide du directeur informatique et délégué syndical de l’usine de porcelaine Deshoulières, sise à Limoges… En rébellion déjà contre les nouvelles normes de management ! Forts de cette nouvelle création, les trois trublions du capitalisme ambiant et de leurs affidés au néolibéralisme dominant font plus et mieux que jeter le trouble dans leurs projets nauséeux. Ils invitent chacune et chacun, avec intelligence et poésie, à ne point désespérer de l’humanité, à oser parler et se rassembler, à défier leurs gouvernants, à entrer en résistance : un « conseil national » bienvenu à la veille d’échéances sociales qui s’annoncent chaudement contestées ! Bodin, Brisson, Dejours ? Une performance qui incite à un sursaut de conscience, qui habille d’incroyable beauté, musique-image-parole entremêlées, un avenir autre pour les générations futures. « Tous ensemble, tous ensemble », ils l’affirment, persistent et signent : la fatalité n’est point de mise ! Yonnel Liégeois

L’entrée en résistance : jusqu’au 22/01/23, à l’Artistic Théâtre, 45 rue Richard Lenoir, 75011 Paris (Tél. : 01.43.56.38.32). Avec une rencontre-débat au final des représentations.

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Giordano Bruno, une parole libre

La saison théâtrale ouvre l’année nouvelle avec deux belles créations. D’abord Le souper des cendres, ensuite Fuir le fléau Des propos de l’hérétique Giordano Bruno mort sur le bûcher en 1600 à ceux d’illustres contemporains, autant de paroles libres à déguster.

Sur les planches du théâtre parisien de la Reine Blanche, il n’en démord pas Giordano Bruno ! Sous les traits de Benoit di Marco, le prêtre natif de Naples en 1548 affirme encore et toujours que la planète terre n’est pas l’alpha et l’oméga de la cosmologie, qu’elle tourne autour du soleil et non l’inverse… Pour n’avoir jamais renié ses idées, condamné par l’obscurantisme de Rome, il meurt sur le bûcher de l’Inquisition le 17 février 1600. Pourtant théologien et scientifique reconnu à la Cour de France, il avait publié en 1584 son fameux Banquet de cendres, adapté à la scène par Laurent Vacher sous la forme d’un Souper. Un personnage qui fascine de longue date le metteur en scène, impressionné par la force de conviction de l’homme de foi qui milite avec obstination pour une parole libre, affranchie de tout dogmatisme religieux.

D’une voix douce, presque chuchotant parfois sur les notes de la contrebasse de Philippe Thibault (ou de Clément Landais, en alternance), Benoit di Marco habille d’humble humanité les propos du prêtre contestataire. Tournant autour de l’instrument de musique comme entre les murs de son cachot en attente de la sentence, confiant dans ses démonstrations envers et contre ses bourreaux enferrés dans des conceptions d’un autre temps. Plus prompts à infliger tortures et mort tragique aux prétendus « hérétiques » qu’à écouter des baroudeurs de la pensée d’une modernité déconcertante.

Plongée dans la lecture du Décaméron de Boccace quand la peste ravage l’Italie au XIVème siècle, à l’heure où les théâtres sont contraints à la fermeture en 2020 en raison de la pandémie, c’est en fait à douze auteurs contemporains que la metteure en scène Anne-Laure Liégeois fait appel et passe commande pour Fuir le fléau : Nathalie Azoulai, Rémi De Vos, Leslie Kaplan, Philippe Lançon, Marie Nimier, Laurent Mauvignier… « Il fallait absolument que les théâtres continuent à être visités, que résonnent les mots d’auteurs contemporains dits par des comédiens bien vivants ». Le mot d’ordre ? Narrer des fléaux de diverse nature, réels ou imaginaires, tragiques ou comiques ! Douze monologues et six récitants pour « un spectacle déambulatoire répondant à toutes les contraintes sanitaires et racontant une histoire sur ce que l’on fuit pour le fuir mieux ».

Par petits groupes, déambulant d’un lieu l’autre, les spectateurs s’en vont alors à la rencontre de chacun des six comédiens (Alvie Bitemo, Vincent Dissez, Olivier Dutilloy, Anne Girouard, Norah Krief et Isis Ravel), dépositaires de ces paroles inédites en cette soirée-là. Qu’ils distillent au plus près des auditeurs, à distance requise, chaque expression du visage à déchiffrer, chaque mot percutant de plein fouet sa cible… De « l’épluche-con » au soin de ses cheveux quand les coiffeurs ont porte close, du voisin du dessus qui brave le confinement à coup de bruits et cris incessants à l’infortunée voyageuse bloquée dans un pays étranger, se décline un théâtre de l’intime, magistralement mis en partition. C’est poignant, souvent hilarant, toujours envoûtant ! Yonnel Liégeois

Le souper des cendres : jusqu’au 15 janvier à Paris, au Théâtre de la Reine-Blanche. Fuir le fléau : du 10 au 12/01 au Havre, du 13 au 15/01 à Châtenay-Malabry, les 21 et 22/05 à Mulhouse.

P.S. : Le signataire de l’article précise une nouvelle fois, hors toute connivence théâtrale manifeste, qu’aucun lien de parenté, d’intérêt ou de subordination, ne le lie à la metteure en scène Anne-Laure Liégeois !!!

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Bodin, de la souffrance au travail

Le 18/11 à 20h, au Théâtre des Halles d’Avignon (84), Jean-Pierre Bodin propose une Entrée en résistance. En compagnie  d’Alexandrine Brisson et de Christophe Dejours, du théâtre d’éveil à visée civique. Pour dénoncer et combattre la souffrance au travail.

Sous le titre de l’Entrée en résistance, on découvre trois personnes, également signataires du texte, de la mise en scène et du jeu : Jean-Pierre Bodin, Alexandrine Brisson et Christophe Dejours, Jean-Claude Fonkenel et Jean-Louis Hourdin étant crédités au rayon de compagnonnage. C’est du théâtre d’éveil à visée civique et politique qui nous est donné à voir sur la scène dirigée par le grand Alain Timar, dont la lancinante interrogation n’est autre que l’impérieuse nécessité de la réplique collective à imposer aux normes du néolibéralisme, qui régit sans aucune commisération le monde de l’entreprise.

Le chercheur Christophe Dejours, fondateur de la psychodynamique du travail, s’avance à point nommé pour démonter le langage managérial et proposer des consignes propres à s’opposer ensemble à la pression hiérarchique et à l’évaluation individualisée des performances, ce dans le but « de s’inscrire dans un espace de délibération qui permet de faire avancer la pensée » et d’ainsi contrebattre la souffrance au travail, inhérente à une aliénation contemporaine dûment préméditée. Jean-Pierre Bodin, conteur vif et sensible, narre et commente les blessures psychiques subies par un collectif de forestiers accablés par les critères du rendement à tout prix qui défigure la nature dont, sur trois panneaux, défilent des images prégnantes, prises et subtilement montées par Alexandrine Brisson.

Malgré gravité du thème et didactisme souple qui organise la représentation, le tout témoigne d’une rare élégance grâce à l’adjonction, par à-coups, de séquences musicales exécutées par le trio : Dejours au piano, Bodin au saxophone, Alexandrine au violon. Excusez du peu, il s’agit d’œuvres de Bach, Mendelssohn, Schubert auxquelles s’ajoutent, très d’aujourd’hui, des bribes de pièces de Carbon Killer, qui sait boucler toutes les boucles d’un mouvement perpétuel. Il y va donc d’un théâtre d’intervention d’un type relativement nouveau dont l’exposé des motifs, dans un appareil visuel d’une simplicité de bon aloi, touche à la tête et au cœur.

Au théâtre parisien le soir où j’y étais, de spectateurs attentifs la salle était pleine. Pourtant, l’accès n’en était pas aisé à cause de la grève qui a trait à la souffrance à venir par la retraite, s’il n’est pas fait échec à un projet de loi mortifère. N’y avait-il pas là, par la force des choses, quelque apparence d’un rapport de cause à effet ? Jean-Pierre Léonardini

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Axel Kahn, au bout du chemin

éminent généticien et cancérologue, homme de science et de conscience, Axel Kahn est décédé le 6 juillet. Sur son blog et au micro de France Inter, il avait livré publiquement son état de santé, surtout son regard face à la mort. Souriant et serein, interpellant.

L’attitude face à la mort lorsqu’elle n’est pas d’actualité est très diverse selon les êtres.

La plupart des gens jeunes en exorcise jusqu’à l’idée, ce qui constitue une mesure d’auto protection efficace. Cette insouciance de la mort est à peine entamée par les deuils des anciens, rangés dans une autre catégorie que les vivants.

Certains à l’inverse vivent dans la terreur de la camarde qui jette son ombre sur leur vie entière.

Les métiers de la mort ( pompes funèbres, fossoyeurs, notaires…) la banalisent et s’en dissocient en général. De même les soignants et médecins. Je suis dans ce cas, la mort m’est habituelle depuis si longtemps, elle ne m’obsède pas.

Il n’empêche, j’ai depuis longtemps la curiosité de ce que sera mon attitude devant la mort. Il y a ce que l’on désire qu’elle soit et ce qu’elle est. Des croyants sincères qui ne doutent pas du royaume de Dieu sont submergés par la terreur lorsqu’elle s’annonce.

Tel n’est pas mon cas. Je vais mourir, bientôt. Tout traitement à visée curative, ou même frénatrice, est désormais sans objet. Reste à raisonnablement atténuer les douleurs. Or, je suis comme j’espérais être : d’une totale sérénité. Je souris quand mes collègues médecins me demandent si la prescription d’un anxiolytique me soulagerait. De rien, en fait, je ne ressens aucune anxiété. Ni espoir – je ne fais toujours pas l’hypothèse du bon Dieu -, ni angoisse. Un certain soulagement plutôt.

La mort me laisse impassible, je la nargue. J’ai plus de difficulté à mépriser la douleur mais ma résistance est grande. Alors, je me prêterai bien entendu aux traitements pour l’atténuer, pour ralentir le mal. Ce n’est cependant pas là mon objectif principal. L’itinéraire ultime d’une vie, si elle est raisonnablement préservée de la souffrance intolérable qui annihile la volonté, n’est pas le moins intéressant. J’y pensais, j’y suis, curieux de vérifier, comme je l’ai écrit, qu’il est possible “d’être humain, pleinement”, jusqu’au bout du chemin. Le temps étant compté, s’efforcer de faire de chacun de ses pas une action utile à ce qui vaut pour soi, utile aux combats menés, est un défi exaltant. Intéressant, ai-je dit, vraiment. C’est aussi un chemin que l’on parcourt seul, la marche solitaire ne me fait pas peur. Oscar Wilde disait vouloir faire de sa vie un chef d’œuvre. Ce fut globalement un échec. Peut-on de sa mort faire un chef d’œuvre ? Sans doute pas mais l’idée de le tenter m’effleure. Un chef d’œuvre pour moi, bien entendu, pour moi seul. Plus qu’une vanité, je vois dans la folie d’un tel défi l’exigence de n’avoir jamais la mort comme seul projet.

Selon moi, limiter la vie au désir de ne pas mourir est absurde. J’ai par exemple souvent écrit que lorsque je ne marcherai plus, je serai mort. Il y aura un petit décalage puisque je ne marche plus, mais il sera bref. Alors, des pensées belles m’assaillent, celles de mes amours, de mes enfants, des miens, de mes amis, des fleurs et des levers de soleil cristallins. Alors, épuisé, je suis bien.

Il a fallu pour cela que je réussisse à « faire mon devoir », à assurer le coup, à dédramatiser ma disparition. À La Ligue contre le cancer, j’ai le sentiment d’avoir fait au mieux. Mon travail de transmission m’a beaucoup occupé, aussi. Je ne pouvais faire plus. Je suis passé de la présidence d’un bureau national de La Ligue le matin à la salle d’opération l’après-midi. Presque idéal. Alors, souriant et apaisé, je vous dis au revoir, amis.

Axel Kahn

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Solaris, l’espace du dedans

En 1961, l’URSS envoie un premier homme dans l’espace. La même année, Stanislas Lem écrit Solaris. Un roman fascinant qui inspira le cinéma, dont s’empare aujourd’hui le metteur en scène Pascal Kirsch à la MC2 de Grenoble. Un voyage dans l’espace qui nous plonge au plus profond de nous-mêmes.

Que l’on ne se méprenne pas : à considérer ce que développe Solaris, roman de « science-fiction » écrit en 1961 par le polonais Stanislas Lem – un maître du genre – on serait tout naturellement enclin à penser que nous sommes invités à naviguer, avec les protagonistes, dans les espaces interstellaires. Une énième « odyssée de l’espace » avant l’heure (et avant le film de Stanley Kubrick), pour ainsi dire. Or, à y regarder d’un peu plus près et à mieux envisager les choses, c’est plutôt à une formidable exploration de « l’espace du dedans », pour reprendre l’expression d’Henri Michaux, qu’il nous est proposé d’assister.

Un espace profondément enfoui au plus profond de notre humaine nature. Celle, en l’occurrence, des trois derniers occupants sur les 68 initialement envoyés dans la station orbitale pour y poursuivre leur travail de recherche essentiellement consacré à la planète Solaris. C’est cette progressive et passionnante mise au jour qu’il nous est donné de voir avec les protagonistes, et plus particulièrement l’un d’entre eux, un certain Kris Kelvin envoyé dans la station comme observateur pour prendre le pouls de ce qui est en train de se passer qui est pour le moins troublant sinon inquiétant. Solaris a un unique habitant : un gigantesque et très évolué océan qui se refuse à toute tentative de contact avec l’équipage.

En réplique à d’éventuelles interventions humaines visant à le faire disparaître (cela nous rappelle qu’à la date de la rédaction du livre de Stanislas Lem, nous sommes en pleine guerre froide et que le spectre d’une agression nucléaire est présent dans tous les esprits), il semble s’en prendre directement à la « matière grise » des occupants de la station orbitale. Ceux-ci sont en proie à d’étranges phénomènes psychiques, et Kriss Kelvin ne sera pas le dernier à en être victime, bien au contraire. Avec lui, dont la femme s’est suicidée dix ans auparavant, ce dont il se sent responsable, les choses vont même prendre une tournure à la fois fantastique et dramatique. Car sa femme (son double artificiellement créé dans son cerveau par l’océan), dont il ne peut plus très amoureusement se déprendre, réapparaît !…

Le lecteur de Lem, également auteur de romans policiers, est « pris » à son tour jusqu’à la dernière ligne du livre qui s’abstient cependant de clore quoi que ce soit. Rien d’étonnant si télévision, cinéma (notamment avec Andreï Tarkovski) et opéra ne se sont pas privés de s’emparer du sujet. Pascal Kirsch et son équipe s’ajoutent donc à la liste, dans le domaine théâtral. Et c’est une pure réussite. Le metteur en scène qui a lui-même assumé l’adaptation de l’ouvrage et sa « conception » est-il ajouté – petite précision qui en dit long sur son geste théâtral – maintient de bout en bout la tension du sujet et de son mystère. Le paradoxe voulant que, alors que nous sommes censés naviguer dans l’infini de l’espace sidéral, nous nous retrouvions dans le huis clos (à trois personnages donc) de la station orbitale, inventée en toute beauté par Sallahdyn Khatir, avec son sol (mais le sol existe-t-il vraiment dans une station orbitale ?) composé de sortes de briques creuses alignées de manière géométrique dont la disposition ou la matière ne permet pas aux personnages d’être en équilibre stable, et alors qu’une vaste coupole blanche posée sur le plateau en début de spectacle s’élèvera par la suite au-dessus des protagonistes dans une position d’observation et de menace permanente.

C’est donc dans ce nouvel univers – vaste espace confiné – que se joue cette plongée dans l’espace du dedans des protagonistes dans une tension dramatique de tous les instants que les acteurs, Yann Boudaud, Marina Keltchewsky, Vincent Guédon, Élios Noël (en alternance avec Éric Caruso), François Tizon et Charles-Henri Wolf, maintiennent avec beaucoup de conviction. Le tout dans l’environnement musical et sonore de Richard Comte et de Lucie Laricq qui, pour être discret, n’en est pas moins prégnant et efficace. Jean-Pierre Han

Du 1er au 3 juillet, à la MC2 Grenoble

à VOIR AUSSI :

Jusqu’au 23 juin, sur la scène du Rond-Point (75), Denis Lavant et Samuel Mercer s’emparent des fulgurances et fantasmagories langagières de Roland Dubillard. L’un au crâne dégarni et corps déjanté, l’autre jeune-beau et svelte, les deux incarnent à tour de rôle et au fil de sa vie, dans Je ne suis pas de moi, l’écrivain et dramaturge disparu en 2011. Après les Diablogues superbement interprétés en ce même lieu par Jacques Gamblin et François Morel, entre chutes fort désarticulées et moult lampées alcoolisées, un autre couple malaxe, triture et régurgite les aphorismes-logorrhées-sentences-pensées et absurdités consignées dans le millier de pages des Carnets en marge du maître. Avec un Lavant désarmant de démesure et d’un naturel confondant quand les mots désertent tête et bouche pour s’extirper du ventre et des tripes. Pas des propos tombés du ciel, un phrasé mâché-avalé-digéré, une nourriture terrestre servie sur table d’hôte. Yonnel Liégeois

Jusqu’au 10 juillet, sur la scène du théâtre de la Colline (75), Annick Bergeron revêt les habits des Sœurs ! Un « seule en scène » fulgurant et palpitant, peuplé de voix et de présences fantomatiques, quand l’héroïne fait retour sur sa vie, ses racines et ses origines… Il neige fort au Canada, mais la tempête sévit aussi sous le crâne de Geneviève, la brillante avocate bloquée dans une chambre d’hôtel de luxe : outre les flocons tombés du ciel, un banal grain de sable dans la suite de ce palace d’Ottawa (dont nous tairons la teneur) lui fait péter les plombs et perdre la tête : entre agitation quotidienne et vide de l’existence, quelle place laissée à l’amour et l’amitié, à nos proches et aux êtres qui nous sont chers ? Entre humour et dérision, rire et tragédie, désormais plus rien ne sera comme avant. Une pièce écrite et mise en scène par Wajdi Mouawad, le maître des lieux, dans un dispositif scénique qui mêle avec justesse et talent musique et vidéo. Y.L.

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Fred Vargas, l’intranquille de la plume

Archéozoologue de formation, l’auteure Fred Vargas s’est bâtie une belle notoriété avec ses romans noirs. Qui, pour la plupart, mettent en scène le commissaire Adamsberg. Adaptées au cinéma et à la télévision, de folles histoires à lire ou relire.

En ce Lieu incertain, pour nos corps et nos esprits, il est conseillé de se laisser emporter par  les Vents de Neptune Dans les bois éternels pour échapper à L’armée furieuse et aux Temps glaciaires « covidien » qui brisent nos liens… Et nous laisser attirer dans les lacs, les fleuves, les mares, les puits et les montagnes d’où surgissent les personnages surnaturels, monstrueux et fantastiques, de Fred Vargas.

Lecture boulimique à l’exemple de la lieutenant Froissy qui accumule les réserves alimentaires de qualité dans les placards de la brigade de police pour faire face à tous les confinements possibles. Lecture fantastique dans les contes et les légendes où le climat, l’eau et les vents, les bruits et les odeurs se mêlent aux gens, aux animaux, aux rochers et à la terre pour débusquer le virus et le vaincre. Folles histoires qui nous empêchent, à la différence du lieutenant Violette Retancourt, de dormir debout, assis ou couché. Lire, quel que soit le lieu ou la position, prendre son temps comme Adamsberg : on se demande comment il a pu passer les concours pour devenir commissaire de police !

Aucun personnage, pas la moindre histoire, ne sont crédibles. Tout devient pourtant vrai après avoir vu et écouté le commandant Danglard, bien installé dans la chaufferie du commissariat du XVIIIème arrondissement de Paris, devenu le centre d’un monde ignoble et féérique. On se déplace sans problèmes dans toute la France, on voyage au Canada, en Islande et en Espagne, en agréable compagnie d’enquêteurs, de fugitifs. Même à Chicago pour retrouver un frère perdu ou en Serbie pour découvrir un fils inconnu. Tout se tient, tout est pétri d’humanité, de références historiques et scientifiques, d’ignorances partagées et d’oublis. Un univers de maladroits, mal-élevés, mal dans leur peau en face des dominants, criminels pervertis dont l’arrogance fait qu’ils ne se grattent jamais là où ça fait mal.

L’humanité en péril est un essai. Il nous ramène à la réalité de maintenant et de demain, un travail de lanceur d’alertes scientifiques qui tranche avec l’univers romanesque. Pourtant, le registre de la conscience d’une immense et permanente fragilité rejoint le roman pour nous maintenir éveillé. Il ne faut rien lâcher dans ce combat contre l’invisible, le non-dit, les masques de la bienséance que d’aucuns veulent nous faire prendre pour de la bienveillance. Prendre ses rêves pour la réalité bouscule un ordre destructeur aveuglé de puissance et de mépris. Cela vaut bien les bonnes lectures de Vargas pour partager l’imaginaire et faire de la culture un bien essentiel. Raymond Bayer

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Éric Sadin, 5G et mutations

Philosophe, écrivain et enseignant, Éric Sadin est l’auteur de L’Ère de l’individu tyran, la fin d’un monde commun. Une exploration des mutations décisives liées aux évolutions technologiques et numériques de notre époque. Entretien

 

Dominique Martinez – Quel modèle de société préfigure le déploiement de la 5G actuellement défendu par le gouvernement?

Éric Sadin – Ce modèle de société est à l’œuvre depuis longtemps. Nous en atteignons juste un nouveau seuil, du fait d’une plus grande rapidité des connexions permise par la 5G. Les gens, du reste, auraient pu aussi bien se mobiliser contre la 3G ou la 4G, car cela signifiait, à chaque fois, une augmentation du rayonnement électromagnétique. Un sursaut a lieu maintenant, au début de ces années 2020. Elles constituent donc un marqueur temporel d’une prise de conscience partielle des excès et des dérives d’une industrie numérique qui ne cesse de s’immiscer dans nos existences individuelles et collectives. Cela s’inscrit dans une histoire qui est déjà à l’œuvre depuis une quinzaine d’années : celle de l’extension des services via des systèmes numériques. Et l’histoire de ce que j’ai nommé la « marchandisation intégrale de la vie », c’est-à-dire l’émergence d’applications destinées à nous offrir des services devant satisfaire tous nos désirs, à tout instant de notre quotidien. Cela s’inscrit aussi dans une volonté d’hyperoptimisation de la société où, de plus en plus, aux fins de vouloir éviter la moindre anomalie ou défaillance, quantité d’actions sont gérées par des systèmes numériques. Que, dans tous les secteurs de la vie, l’hyperoptimisation ne cesse de prévaloir, elle constitue le modèle d’une organisation algorithmique et d’une marchandisation intégrale de la vie. La 5G n’instaure pas ce modèle, elle le consolide, et n’est que la partie visible de l’iceberg.

D.M. – Rapidité, ultraconnectivité, réactivité en temps réel. Cette avancée technologique permettra l’accélération de la collecte de données, la montée en puissance de l’intelligence artificielle… Qu’est-ce qui se joue? Avec quels risques?

É.S. – Ce qui se joue, c’est que, de plus en plus, des systèmes orientent l’action humaine en vue de signaler, en continu, des services et produits adaptés individuellement à chacun d’entre nous. Or, cela a un impact sur l’autonomie de notre jugement, sur notre faculté à pouvoir décider, librement et en conscience, de nos actions. Et ce, sans recevoir continuellement des notifications sur telle chose à acheter, tel restaurant à fréquenter, tel chemin à emprunter. C’est une pression incessante, imposée par un nouveau modèle économique qui affine de plus en plus la connaissance de nos comportements et qui entend continuellement orienter le cours de notre quotidien. C’est le cas de l’intelligence artificielle, par exemple avec les enceintes connectées qui nous disent les bonnes actions à entreprendre, acheter tel produit, écouter telle musique… Certes, on ne cesse de s’inquiéter de la protection de sa vie privée, du traitement des données personnelles et des risques d’atteinte à la liberté. Cependant, nous devrions tout autant nous soucier du modèle de société qui est en jeu. Celui où l’action humaine – individuelle et collective – est appelée à subir une pression constante opérée par des systèmes numériques toujours plus sophistiqués.

D.M. – Vous dites que l’extension de capteurs tous azimuts, croisée à la puissance de l’intelligence artificielle, constitue l’horizon industriel majeur de la troisième décennie de notre siècle. Comment évolueraient le monde du travail et l’action syndicale dans votre projection?

É.S. – Ce ne serait rien moins que l’usine 4.0, entièrement pilotée par des données. Jusqu’ici, les lieux de travail étaient considérés comme des collectifs humains œuvrant en vue d’un même objectif et décidant, dans la pluralité et la contradiction, de modes d’organisation. Là, c’est une rupture. Cette usine 4.0 nouvelle génération repose sur deux principes technologiques majeurs : d’une part, l’extension des capteurs sur toutes les chaînes de conception et de production, et, d’autre part, des systèmes d’intelligence artificielle qui permettent une visibilité en temps réel de toutes les chaînes (conception, production, logistique, satisfaction client). De surcroît, il y a des systèmes capables, non seulement d’analyser le fonctionnement en temps réel de tout ce qui est mis en œuvre, mais aussi de dicter en retour les actions à entreprendre. C’est le cas, par exemple, des préparateurs d’Amazon ou d’autres entrepôts, qui reçoivent des signaux sur leur casque en fonction de leur localisation, des besoins, des commandes et des lieux où se trouvent les produits. Il y a là une sorte de robotisation de l’action humaine en entreprise… jusqu’au moment où ce seront des robots métalliques qui s’y substitueront. Pourquoi pas, me direz-vous, si c’est pour réduire la pénibilité? Bien sûr, et de ce point de vue-là, tant mieux ! Mais le problème vient des modes de management que cela induit. C’est-à-dire que des personnes décident des cadences et des modalités d’organisation que d’autres personnes subissent sans avoir le droit à la parole, parce qu’elles les subissent de façon automatisée. Allez donc vous opposer à des équations algorithmiques qui assignent vos tâches, votre cadence, etc. Pis, d’autres métiers à haute compétence cognitive sont également appelés à être remplacés – ou en tout cas encadrés – par l’intelligence artificielle. Ce sera par exemple le cas des recruteurs, des avocats, des comptables, des radiologues… ce qui entraînera au passage la destruction d’une masse importante de compétences ayant pourtant nécessité de nombreuses années d’études.

D.M. – Quel serait le rôle de l’action syndicale?

É.S. – En mettant en avant une certaine atténuation de la pénibilité, la doxa du progrès technologique a berné les syndicats. Ceux-ci n’ont pas suffisamment pris en compte les nouvelles modalités automatisées de management et d’encadrement de l’action humaine, non plus que leurs incidences. C’est pourtant fondamental, car cela pose la question de l’apport singulier et subjectif de chaque être au sein d’un collectif. Or, ces systèmes ont contribué, parfois de façon insidieuse, à une surhomogénéisation des pratiques de travail, à une réduction des actions à l’obtention de résultats automatisés qui doivent être produits continuellement. La robotisation des modes d’organisation en entreprise suppose une équivalence indifférenciée de tous les salariés, et presque une négation de l’apport subjectif et singulier de chacun. Toutes les actions doivent s’adosser à des résultats prédéfinis. Il n’y a plus de place pour l’ambiguïté, pour la singularité, pour la créativité de chacun. Le travail ne serait donc que la réalisation d’opérations entièrement prédéfinies ? Ce sujet est éthique et philosophique. D’où le besoin de témoignages, de contre-expertises, d’évaluations et d’études pour nourrir des mobilisations en vue de s’opposer à ce mouvement puissant qui s’est déployé. L’action syndicale a une mission historique de bataille pour l’amélioration des salaires, certes, mais l’évolution ultrasophistiquée des modes de travail me semble devoir – et ô combien – constituer un motif central de mobilisation.

D.M. – Les risques sanitaires et écologiques du très haut débit de cinquième génération suscitent également le débat. Quels seraient-ils, selon vous ?

É.S. – Il est difficile de se prononcer, pour l’instant, sur les études produites sur la 5G, souvent contradictoires et fort complexes. Il y a évidemment besoin de la plus grande transparence de la part de la puissance publique sur les risques sanitaires, mais aussi écologiques, générés par les ondes électromagnétiques et l’utilisation des serveurs. Mais au-delà de ça, l’heure est venue de ne pas nous contenter de seulement dénoncer la 5G et l’industrie du numérique. Il convient autant, maintenant, d’en analyser nos usages et d’être assez cohérents pour décider, individuellement et collectivement, de nous défaire de certains d’entre eux, quand bien même ils ne cessent de nous procurer un confort prétendu. Car, à vrai dire, la conscience ne se divise pas. Propos recueillis par Dominique Martinez

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La Covid 19, Ebola et le sida

À l’heure où la confusion règne quant aux parades à promulguer pour contrer la pandémie de Covid 19, les attaques fusent et pas seulement virales. Comme à chaque épidémie, le combat est rude. Sur le ring : un nouveau virus, des anathèmes et une prévention à la peine. Coup de projo dans le rétro où des leçons se perdent.

 

« La Covid 19 est un défi sanitaire mondial sans précédent qui ne peut être relevé que grâce à une coopération inédite entre les gouvernements, les chercheurs, les fabricants et les partenaires multilatéraux », déclarait fin août le docteur Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur général de l’OMS. Aujourd’hui, nous voilà – a priori – tous logés à la même enseigne. Et pourtant la confusion est à son comble : les jeunes menaceraient les vieux à moins que ce ne soit l’inverse, les ripailleurs seraient des nids à virus mais pas les voyageurs des TGV ni les spectateurs du Puy du Fou… Dans les lieux clos ou à l’air libre, les gestes barrières sont de rigueur, les embrassades proscrites et la distanciation sociale portée aux nues… Si le climat est à ce point anxiogène, c’est sans doute que nous n’assistons pas qu’à une attaque virale inédite. D’autres enflent, boostées par une peur de lendemains incertains. Un voyage dans le temps est plus que jamais nécessaire pour tirer quelques leçons des épidémies passées.

Trente ans après la création de l’association Aides, la propagation du virus Ebola faisait couler beaucoup d’encre et de fiel. Les vieux démons à l’œuvre lors de la découverte du HIV ressurgissaient : « Dieu est en colère contre le Libéria et Ebola est un fléau. Les Libériens doivent prier et demander le pardon de Dieu pour leur dépravation et leurs actes immoraux tels l’homosexualité, qui continuent de pénétrer notre société ». A la fin juillet 2015, une centaine de dignitaires chrétiens d’Afrique de l’Ouest signait une résolution, publiée dans The Liberian Observer, et appelait à trois jours de jeûnes et de prières. Dans les années 1980, beaucoup virent dans l’apparition du sida le signe d’un châtiment divin, y compris la brave Mère Térésa qui ouvrit plusieurs foyers pour accueillir des malades sans-abris. Le prédicateur américain Jerry Falwell déclarait, lui, que « le sida est le jugement de Dieu sur une société qui ne vit pas selon ses Lois » (1).

Piqûres de rappel
Face aux nouvelles épidémies, les vieilles rengaines réapparaissent, aussi absurdes que mortifères. À Strasbourg, en février 1349, accusés d’empoisonner les puits, quelque 2000 juifs sont brûlés vifs. En période de syphilis, c’est la chasse aux prostituées, symboles du péril vénérien qui s’intensifie. Au 18e siècle, Louis XIV, sous couvert d’éradiquer la maladie, ordonne d’enfermer à la Salpêtrière les« femmes débauchées », via une ordonnance royale de 1713. D’autres sanctions sont prévues : les prostituées ont interdiction d’approcher les soldats du roi campés près de Versailles ou d’autres casernes provinciales, sous peine de nez et d’oreilles coupés. Autre punition prévue bien que rarissime : la déportation dans les colonies. Au 19e siècle, on les regroupera dans les maisons de tolérance pour mieux les surveiller et les exploiter. Outre de la rendre invisible, on se joue avant tout de la peur de la femme dépravée, la femme du peuple devenue « fille de joie » susceptible de contaminer moralement, autant sinon plus que physiquement, la bonne et vertueuse bourgeoisie.

À l’instar des prostituées, dans la même logique, les « classes laborieuses » deviennent des « classes dangereuses », tenues pour responsables de la propagation du choléra et de la tuberculose en même temps qu’elles représentent un danger politique. Pour faire taire leur révolte contre des conditions de vie misérables, les autorités les accusent de répandre de nouvelles maladies par une prédisposition naturelle à la saleté comme à l’ivrognerie. Ainsi, en 1866, pour le docteur Pierret, les tuberculeux sont « un troupeau de faméliques dont beaucoup ne font que payer la rançon de leurs vices, de leurs désordres, de leur paresse ou du moins de leur imprévoyance » (2). Des sons de cloches qui résonnent encore aujourd’hui.

Le club des 4 H
Au début des années 1980, face à l’apparition des premiers cas de sida, nombre de théories fumeuses tentaient d’expliquer le phénomène. Ainsi, on évoquait un cancer gay ou le club des 4 H : Homosexuels, Héroïnomanes, Haïtiens et Hémophiles. Plus que des pratiques à risques, on désignait des groupes, victimes forcément naturelles du sida. Et la bataille pour lutter contre la maladie passait autant par la recherche médicale que par la mise à mal des préjugés. Bien que les facteurs de transmission du HIV fussent assez vite détectés – sang, sperme, sécrétions vaginales –, les phénomènes d’exclusion se développaient. Là, des enfants exclus des écoles, ici, des salariés licenciés de leur entreprise. Comme le déclarait alors le docteur Jonathan Mann, responsable du programme sur le sida de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il fallait s’attaquer à la « troisième épidémie de sida », celle des réactions d’exclusion.

 Phénomène sans précédent, les malades eux-mêmes organisèrent la riposte. Aux États-Unis, les militants de la communauté gay menèrent des campagnes pour l’usage du préservatif et manifestèrent contre le silence du gouvernement Reagan face à l’hécatombe. Le slogan d’Act Up, association phare américaine, porté sur des triangles roses en référence aux stigmates imposés aux homosexuels par les nazis : « Silence = Death » (« Silence = Mort »). Le silence des pouvoirs publics qui tardaient à mettre en place une réponse médicale mais aussi le silence autour d’une maladie honteuse et de ses victimes. Comme le déclarait en 1988 le philosophe Jean-Paul Aron dans un documentaire sur Antenne 2, « en toute franchise, je suis incapable de vous avouer que j’éprouve le sida comme un châtiment. Ça me paraît scandaleux, simplement, cette guigne affreuse ». La bataille contre les discriminations fut centrale. Ainsi, aux États-Unis mais aussi en France, d’immenses patchworks furent déployés en place publique pour rendre hommage au combat des malades.

En France, c’est sous l’impulsion du sociologue Daniel Defert, compagnon du philosophe Michel Foucault décédé du sida en juin 1984, que l’association Aides va voir le jour. Comme il le raconte dans le formidable documentaire Passeurs (cf. bas de page), alors qu’il vient d’apprendre la cause du décès de son conjoint, le médecin lui dit : « Ne vous inquiétez pas, la cause de sa mort sera effacée ». « Comme si c’était un scandale. Pour moi, le scandale, c’était la maladie et non la chose sociale ». Dès lors, pour lui qui avait milité avec Foucault dans le Groupe d’information sur les prisons, l’enjeu était le droit d’un malade d’être informé de son état de santé. L’assemblée nationale votera bien des années plus tard, le 4 mars 2002, la loi Kouchner relative aux droits des malades.

Sur tous les fronts
Comme le rappelle Michel Bourrelly, le pharmacien qui participa à la deuxième antenne d’Aides à Marseille en 1985, il s’agissait de combattre les discours nauséabonds des adeptes du fichage des « sidaïques », les fausses informations sur la salive ou les moustiques susceptibles de transmettre le virus. Car dès lors, pourquoi utiliser un préservatif ou une seringue à usage unique ? Mais il fallait aussi se battre pour que tous les malades puissent bénéficier d’un traitement et qu’ils soient écoutés par les pouvoirs publics afin de mettre en œuvre des campagnes de prévention efficaces. Il faudra attendre l’arrivée de Michèle Barzach en 1986 au ministère de la Santé pour que les choses changent. Ce ne fut pas une mince affaire pour autoriser la publicité sur les préservatifs ou la vente libre des seringues. Et Michel Bourrelly de raconter qu’il vendait avant que la loi ne l’y autorise des seringues à prix coutant. L’ancienne ministre, Michèle Barzach, dut s’opposer au ministre de la Justice de l’époque, Albin Chalandon pour qui, avant tout, « les toxicomanes sont des délinquants » (3).

Il fallut des associations comme Aides et Act Up pour que les homosexuels comme les toxicomanes soient soignés sans être jugés. Il fallut encore qu’elles se battent pour pousser au dépistage systématique lors des collectes de sang. La lutte pour les traitements fut un autre combat à mener – et non des moindres : faire avancer au plus vite la recherche, batailler pour freiner la voracité des firmes. Une  constante qui pointe déjà en temps de covid. En 1992, un petit groupe interassociatif, le TRT 5, voit le jour pour accélérer la mise sur le marché de nouveaux traitements, multiplier les essais et contrôler le travail des laboratoires. De même, le bras de fer engagé notamment par l’Afrique du Sud dès 1997 pour commercialiser des médicaments génériques.« Aujourd’hui encore, la bataille continue avec les traitements de l’hépatite C », rappelait Michel Bourelly en 2014. « Leurs coûts avoisinent les 84 000 dollars alors que l’association Médecins du monde évoque une cure à 500 euros pour huit semaines de traitement ».

Grâce à la mobilisation des scientifiques mais aussi des malades, 30 ans après les premiers cas diagnostiqués, le sida est devenu une maladie chronique. L’arrivée des trithérapies et le traitement précoce des personnes infectées empêchent les contaminations. La transmission du virus de la mère à l’enfant, dès lors qu’elle est traitée, est devenue quasiment nulle. Tous les malades ne sont pas logés à la même enseigne même si le combat contre la corruption a permis que 80% des subventions étrangères en direction des pays africains soient consacrés à la prise en charge des malades contre 20% précédemment. Lors de la 20e conférence internationale sur le sida qui s’est tenue en juillet 2014 à Melbourne (Australie), les bonnes nouvelles étaient au rendez-vous, tel l’exceptionnel développement de l’accès aux traitements antirétroviraux. Entre 2002 et 2012, le nombre de personnes qui en bénéficient a été multiplié par 40 ! Cette diffusion croissante a permis de faire baisser la mortalité de 35 %. Face à de tels résultats, l’Onusida estimait que « mettre fin à l’épidémie de sida est possible » d’ici 2030.

Fausses rumeurs, vrais dangers
Les chercheurs pointaient dans le même temps les résistances toujours à l’œuvre dans certaines régions du monde. En 2014, 17 pays représentent à eux seuls 75 % des nouvelles contaminations. Ainsi, le Moyen-Orient, le Maghreb, l’Asie orientale ou l’Europe de l’Est connaissaient une recrudescence de mortalité et de nouvelles infections dues au durcissement des lois contre les populations à risque comme les homosexuels, les toxicomanes et les femmes victimes de la prostitution. Ces populations stigmatisées, de peur d’être identifiées voire arrêtées, n’osaient plus contacter les organismes de santé et se faire dépister. Les organisateurs de la conférence signaient la Déclaration de Melbourne  pour dénoncer les discriminations et les législations répressives qui les accompagnent.

Comme aux premières heures de l’épidémie de sida, les rumeurs vont bon train, freinant la prise en charge des malades. Aujourd’hui encore, des pseudo scientifiques affirment que le virus du sida n’a jamais été observé, que nous serions face à « la plus grande supercherie du 20e siècle ». Quant au virus Ebola, on l’accusa d’être une nouvelle arme bactériologique ou un virus inventé par les Blancs et propagé via les centres médicaux. Pendant ce temps-là, des voix s’élevaient pour dénoncer un besoin criant de matériels, de personnels médicaux formés mais aussi d’anthropologues. Tous étaient appelés à la rescousse pour panser les plaies, prévenir les contaminations en rappelant, encore et toujours, les voies de transmission – un contact direct avec les sécrétions corporelles – ou conseiller d’éviter certains rituels funéraires à risque. Comme le résumait alors Peter Piot, co-découvreur du virus en 1976 qui dirigea l’Onusida jusqu’en 2008, pour lutter contre cette épidémie, « il faut rétablir la confiance », alors que la population se méfie des autorités comme des systèmes de santé (4).

Aujourd’hui comme hier, le fléau est tentaculaire. La planète « en guerre » contre la circulation de la Covid 19, mais aussi contre tout ce qui l’encourage : capitalisations, désinformations, répressions, suspicions, délations… Certes, l’ambiance est plombée mais gardons à l’esprit que le dérèglement climatique ne se mesure pas qu’en degré Celsius. En d’autres termes, ceux de Michel Audiard, « Y’a pas seulement que de la pomme. Y’a autre chose… » ! Amélie Meffre

(1) Cité par Susan Sontag, Le sida et ses métaphores (Christian Bourgeois, 1989). (2) Peurs et terreurs face à la contagion, ouvrage collectif (Fayard, 1988). (3) Nos années Sida. 25 ans de guerres intimes, d’Eric Favereau (La Découverte, 2006). (4) Le quotidien Libération, 26 août 2014

 

Passeurs : un documentaire essentiel

L’association Sida Fonds pour la Mémoire a été créée en 2010 pour financer des films afin de laisser des traces des combats menés : à ce jour, une trentaine ont été réalisés. À sa tête, Michel Bourrelly explique que ces centaines de témoignages récoltés « servent pour la recherche socio-historique mais aussi pour les personnes elles-mêmes qui parfois n’avaient jamais parlé avant ». Parmi ces pépites, Passeurs, réalisé par Pamela Varela et projeté lors de la conférence internationale sur le sida à Melbourne en 2014.

Rues ensoleillées de San Francisco ou enneigées de New York, quais de Seine ou du canal de l’Ourq, couloirs d’hôpitaux ou cliniques africaines, les images d’anonymes se mêlent aux témoignages des principaux acteurs de la lutte contre la maladie, alors que la voix de Janis Joplin résonne : le militant américain d’Act Up Andrew Velez, Daniel Defert, Bruno Spire, président d’Aides, Françoise Barré-Sinoussi, co-découvreuse du HIV, mais aussi Line Renaud, à l’origine du Sidaction… Au fil de ce formidable documentaire qui retrace les combats passés comme actuels, on entendra encore Anne Bouferguene, infectée en 1988 à l’âge de 15 ans, mais aussi des patients et des médecins africains qui se battent contre les mises à l’écart et la prise en charge des malades. Un film plein de délicatesse et d’enseignements… vitaux (le mot de passe pour accéder au film : 20PSTFR ).

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Todd Haynes, le scandale du téflon

Dark Waters, le dernier film de l’Américain Todd Haynes, est sorti en DVD. À l’écran, le combat d’un avocat contre la firme internationale DuPont de Nemours et le téflon, un produit cancérigène. Un captivant thriller politico-judiciaire trop vite disparu des salles en raison du confinement.

 

Rien de vraiment nouveau mais du grand cinéma américain classique ! Dark Waters (Eaux sombres), le dernier film du cinéaste américain Todd Haynes – réalisateur de Loin du Paradis (2002), I’m Not There (2007), Carol (2015) – était à l’affiche depuis trois semaines quand le confinement a tiré le rideau. Sa sortie en DVD est donc l’occasion de (re)découvrir un thriller politico-judiciaire à la fois daté et très actuel.

L’argent

Le film retrace le combat de l’avocat idéaliste Robert Bilott contre la firme internationale DuPont de Nemours qui connaît un immense succès commercial grâce au téflon. Cette matière miracle qui rend les poêles à frire anti-adhésives s’est introduite dans à peu près toutes les batteries de cuisine américaines. La nocivité cancérigène du produit, la pollution mortelle qu’elle produit, elles, restent bien cachées. Quitte à devoir faire taire les vieux fermiers pouilleux de Virginie-Occidentale qui ne reconnaissent plus ni leur environnement – eaux pourries, exploitations contaminées – ni leurs bêtes devenues enragées avant de crever l’une après l’autre. Seulement, la firme a aussi proposé quantité d’emplois à une population locale modeste et qui n’a pas vu – ou préféré ne pas voir – le nombre grandissant de maladies, de décès, et de naissances d’enfants mal formés liés à l’implantation de l’usine…

L’enquête

L’enquête de Robert Bilott, incarné par un Mark Ruffalo, vieillissant et plus tenace que jamais, sert à remonter le fil et à dénoncer ce qui s’est révélé comme l’un des plus grands scandales sanitaires et écologiques de notre époque. Le récit se déploie selon la configuration classique d’un David contre Goliath, dans un système judiciaire américain cadenassé par le fric et le réseau des puissants. Cette mise en abîme révèle la solitude et l’usure face à l’ampleur d’une machine rendue presque invincible grâce à la docilité des populations précarisées. Adapté de faits réels, Dark Waters se situe quelque part entre le monumental Erin Brockovich de Steven Soderbergh et l’haletante enquête Spotlight de Tom McCarthy.

L’émotion

Le film détaille le travail de fourmi de l’avocat, l’évolution des actions en justice mais, également, les difficultés personnelles rencontrées. Bilott est emporté dans cette affaire parce qu’il est lui-même originaire de la zone sinistrée, parce qu’il va mettre en jeu sa carrière dans un grand cabinet d’avocats spécialisé dans la défense des industries chimiques… Son engagement personnel va se faire au prix de soucis de santé et de reproches familiaux amers. Une série de dates et d’intertitres ponctuent le récit, ils structurent autant un labyrinthe administratif complexe qu’une histoire de vie sinueuse. Les cartons finaux annonçant ce que des victimes ont obtenu indiquent un début de reconnaissance. Mais ce sont les scènes réelles, où les vrais protagonistes apparaissent à l’heure de l’épilogue, qui soulignent l’émotion contenue d’une histoire vraie.

Une histoire formidablement servie par un casting de choix : Mark Ruffalo, Anne Hathaway et Tim Robbins. Dominique Martinez

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