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Faith Ringgold, l’art comme étendard

Jusqu’en juillet 2023, le musée national Picasso-Paris accueille Faith Ringgold. Black is beautiful, la première exposition en France de ses œuvres majeures. L’occasion de découvrir le talent de l’artiste américaine, son combat contre le racisme et le sexisme.

« La question était simplement de savoir comment être noir en Amérique. Il n’y avait aucun moyen d’échapper à ce qui se passait à l’époque (les années 1960) ; il fallait prendre position d’une manière ou d’une autre, car il n’était pas possible d’ignorer la situation : tout était soit noir, soit blanc, et de manière tranchée ». Faith Ringgold ne va cesser de revendiquer une culture propre aux afro-américains comme les artistes du mouvement Harlem Renaissance de l’entre-deux-guerres. Née en 1930 dans ce quartier bouillonnant de New-York, elle porte dès ses premières œuvres le Black Power en réalisant des affiches militantes à partir de compositions typographiques pour la libération notamment d’Angela Davis.

Elle dénonce encore le racisme ordinaire dans les années 1960 à travers le portrait de « Mr. Charlie » (« Blanc » en argot) avec, comme elle le décrit, « une grande tête souriante d’un Blanc condescendant » ou celui de Charlayne Hunter-Gault, première étudiante noire à entrer à l’université de Georgie. Dans « Die » (« Meurt ! »), elle peint une grande scène de tuerie entre Blancs et Noirs alors que le mouvement pour les droits civiques est fortement réprimé. Son « Guernica », comme elle le déclarera. Après avoir découvert en 1971 au Rijksmuseum à Amsterdam des peintures sur tissu, dites Tankas, Faith Ringgold multiplie des séries picturales textiles où elle aborde la question de l’esclavage. Elle se met en scène avec ses deux filles nues dans la forêt ou rend hommage à Harriet Tubman qui milita au 19e siècle pour l’abolition de l’esclavage, en dressant son portrait, entouré d’un texte qui rappelle son combat au milieu d’une tenture bariolée. Magnifique !

Dans les années 1990, elle propose des scènes imaginaires qui mêle les générations et les origines. Ainsi, elle pose pour Picasso devant « Les demoiselles d’Avignon » ou s’entoure dans un « Café des artistes » parisien de peintres afro-américains majeurs tels Aaron Douglas ou Jacob Lawrence qui côtoient Toulouse-Lautrec ou Van Gogh. « Avec “The French Collection”, je voulais montrer qu’il y avait des Noirs à l’époque de Picasso, de Monet et de Matisse, montrer que l’art africain et les Noirs avaient leur place dans cette histoire ». On ressort de l’exposition tout chamboulé par tant de créativité au service d’une cause, hélas, toujours d’actualité. Amélie Meffre

Jusqu’au 02/07/2023 au Musée national Picasso, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris.

Faith Ringgold, Black is beautiful :

« Figure majeure d’un art engagé et féministe américain, depuis les luttes pour les droits civiques jusqu’à celles des Black Lives Matter, auteur de très célèbres ouvrages de littérature enfantine, Faith Ringgold a développé une œuvre qui relie le riche héritage de la Harlem Renaissance à l’art actuel des jeunes artistes noirs américains. Elle mène, à travers ses relectures de l’histoire de l’art moderne, un véritable dialogue plastique et critique avec la scène artistique parisienne du début du XXe siècle, notamment avec Picasso et ses « Demoiselles d’Avignon ». Cette exposition est la première à réunir, en France, un ensemble d’œuvres majeures de Faith Ringgold. Elle prolonge la rétrospective que lui a consacré le New Museum au début de l’année 2022 et est organisée en collaboration avec cette institution new-yorkaise ».

Cécile Debray, commissaire de l’exposition. Conservatrice générale du patrimoine, Présidente du Musée national Picasso.

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Frida Kahlo, peintre et icône

Jusqu’au 05/03, à Paris, le palais Galliera consacre une exposition à Frida Kahlo. Peintre de la couleur et de la douleur, belle et rebelle, l’immense artiste  était sa propre muse. Ses tenues exaltaient sa mexicanité. Plus tendance que jamais, son style a posé les bases d’une mode non binaire. Plongée dans l’intimité d’une icône.

Petite, on l’appelait Frida la Boiteuse, à cause d’une poliomyélite qu’elle avait contractée enfant. À 18 ans, elle survit à un accident, mais devra porter un corset toute sa vie. Allongée sur son lit de la Casa Azul, la maison bleue familiale qu’elle ne quittera finalement jamais, Frida peint. À travers ses autoportraits – « je me peins moi-même parce que je suis si souvent seule », écrit-elle –, elle met en scène sa propre vie, ses souffrances, ses errances, ses joies comme ses colères. Sa palette était un festival de couleurs pour dire sa douleur, du bleu azur au vert tropical, de l’orange velouté au rouge carmin. Elle convoquait une nature parfois hostile, souvent foisonnante, exubérante. Le plus frappant reste ce regard. Droit, noir incendiaire. Ce n’est pas nous qui la regardons, c’est elle qui nous regarde.

Sa vie est intimement liée à celle de Diego Rivera qu’elle épouse une première fois en 1929. Lui a déjà une solide réputation, ses murales, ses immenses fresques, colorent de multiples bâtiments officiels de Mexico. Leurs destins croisés semblent indissociables. Leur maison bleue, ouverte aux quatre vents, accueille tous les artistes et intellectuels européens et américains : Tina Modotti, André Breton, Léon Trotsky, Robert Capa, D. H. Lawrence… Frida et Diego partagent le même engagement politique communiste, mais chacun revendique sa propre sensibilité. Frida va très vite s’émanciper de la tutelle artistique de Rivera et s’affirmer, dans sa peinture comme dans sa vie.

Plusieurs espaces thématiques de l’exposition permettent de découvrir des facettes inattendues de l’artiste. Plus de 200 objets provenant de la Casa Azul sont ainsi exposés : photos, films, dessins, correspondance, tableaux, bijoux, robes, mais aussi ses prothèses médicales (corsets, chaussures orthopédiques), ses flacons de médicaments et de parfum, son maquillage, beaucoup d’objets personnels restés sous scellés depuis sa mort, en 1954. Il faut lire le catalogue, richement illustré et édité. Les collaborations d’Adrian Locke, de Circe Henestrosa, Miren Arzalluz ou Gannit Ankori dressent un portrait protéiforme de Frida Kahlo, évoquant avec pertinence son parcours à la fois artistique, intellectuel et politique. L’on comprend que sa garde-robe n’a rien d’anecdotique ou d’exotique. En revêtant des robes tehuana brodées, des rebozos (châles) aux couleurs chatoyantes qu’elle porte sur ses épaules, des corsages fleuris aux motifs géométriques, des colliers, des boucles d’oreilles, des bagues à chaque doigt, des fleurs dans ses cheveux tressés, elle porte haut et beau l’identité de la femme mexicaine, la Mexicana.

Lors de son séjour avec Diego à San Francisco, en 1930, elle est l’objet de toutes les attentions. Elle écrit à sa mère, un brin amusée, un brin ironique : « Les gringas m’adorent et sont fascinées par toutes les robes et les rebozos que j’ai apportés ; elles restent bouche bée à la vue de mes colliers de jade ». Mais ces tenues lui permettent aussi de cacher ses handicaps, ses corsets que parfois elle peint, ses bottines aux talons compensés. Derrière son port de tête altier, ses sourcils noirs qu’elle charbonne et épaissit rageusement, sa moustache qu’elle revendique (« De mon visage, j’aime les sourcils et les yeux. Pour le reste, rien d’autre. J’ai la moustache et, globalement, le visage du sexe opposé », écrit-elle), il lui arrive de se vêtir en homme, brouillant les repères, mêlant les genres, ne cachant jamais sa bisexualité.

En mettant en scène son corps, déstructuré, fragmenté, Frida Kahlo a influencé des grands noms de la haute couture : Karl Lagerfeld, Jean-Paul Gaultier, Alexander McQueen, Maria Grazia Chiuri, Yohji Yamamoto ou Riccardo Tisci. Ceux-là rendent hommage à cette immense artiste. Loin, bien loin des produits dérivés à son effigie, cette exposition remet à sa juste place cette icône féministe et avant-gardiste. Marie-José Sirach

Frida Kahlo, au-delà des apparences : jusqu’au 05/03, au palais Galliera , musée de la Mode de la Ville de Paris, 10 Avenue Pierre Ier de Serbie, Paris 16ème (Tél. : 01.56.52.86.00).

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Rosa, le Bonheur de peindre !

Jusqu’au 15/01/23, Rosa Bonheur s’expose au Musée d’Orsay (75). Cette peintre animalière d’exception fut aussi une féministe avant l’heure. Pour le bicentenaire de sa naissance, hommage lui est enfin rendu et son autobiographie rééditée.

Née en 1822, la petite Rosalie vit une enfance difficile. Son père, le peintre Raymond Bonheur aux nobles idées humanistes et féministes, n’en abandonnera pas moins son foyer pour se réfugier dans une communauté saint-simonienne. Sa mère s’épuisera à travailler pour subvenir aux besoins de ses quatre enfants et meurt peu de temps après : Rosa est l’aînée, elle n’a que 11 ans. Le placement en internat est un échec, elle entre finalement comme apprentie dans l’atelier de son père. Il avait donné des cours de dessin à ses quatre enfants, tous ont fait des carrières artistiques. La plus douée ? Rosa, qui découvre le Louvre, exécute des copies et les vend pour faire vivre la famille. Elle a trouvé sa voie : elle sera peintre animalière.

Une rencontre bouleverse sa vie : la famille Micas lui demande de réaliser le portrait de leur fille Nathalie. Une complicité immédiate lie les deux fillettes qui deviennent inséparables. Elles se promettent de ne jamais se marier. « Depuis longtemps j’ai compris qu’en mettant sur sa tête la couronne de fleurs d’oranger, la jeune fille se subalternise : elle devient pour toujours la compagne du chef de la communauté, non pas pour l’égaler, mais pour l’assister dans ses travaux ; quelque grande que puisse être sa valeur, elle restera dans l’ombre », confie Rosa dans sa biographie écrite à deux mains avec Anna Klumpke. Elles vivent ensemble une relation intense : amour homosexuel ou platonique, simple sentiment de forte sororité ? Nul ne sait. Rosa Bonheur évitait toute provocation, ne souhaitant que vivre en accord avec elle-même.

Elle se consacre à la peinture avec fougue. Déchargée de toutes les contingences matérielles, ménagères et administratives par Nathalie, qui se révèle une gestionnaire très efficace et une aide précieuse à sa carrière. Pour mieux appréhender la morphologie et les mœurs animales, Rosa n’hésite pas à battre la campagne et à visiter les abattoirs. Pour ne point s’encombrer des longues jupes et épais jupons assignés à son sexe, elle demande à la Préfecture de police une autorisation à porter le pantalon comme sa contemporaine Georges Sand. Elle sera également l’une des premières femmes à ne pas monter en amazone. Très vite, elle est sélectionnée pour exposer au Louvre, régulièrement primée et récompensée. En 1848, elle reçoit une commande d’État, elle n’a que 26 ans, ce sera le fameux Labourage nivernais dans lequel elle restitue aux bovins des regards exceptionnels ! Animaliste avant l’heure, elle pensait que les animaux avaient une âme et ne les considérait pas comme une simple marchandise.

En 1859, elle achète le château de By, à Thomery en Seine-et-Marne, où elle s’installe avec Nathalie et vivra jusqu’à sa mort. Dans ses mémoires, elle le surnomme « le domaine de la parfaite amitié »… Un autre de ses tableaux, Le marché  aux chevaux actuellement au Metropolitan Museum, la propulse au faîte de la gloire. Le marchand d’art Ernest Gambart le remarque dans un musée à Gand et l’achète. Il organise une exposition itinérante en Europe et en Amérique : c’est un triomphe, la presse l’adore, à 35 ans elle est une icône aux États-Unis à tel point qu’une poupée est fabriquée à son effigie !

Elle rencontre Buffalo Bill, fait son portrait et noue une forte amitié avec lui. 80 % de sa production se trouve Outre-Atlantique, et en Angleterre où elle fut également très appréciée des collectionneurs. À son retour en France, c’est la peintre la plus connue et la plus chère. Elle est invitée par Napoléon III au château de Fontainebleau où elle est assise à table à la droite de l’empereur… Elle fréquente les musiciens, connait Flaubert. Edouard VII lui rend visite à By. Mais après quarante ans de vie commune, Nathalie Micas meurt en 1889. Rosa s’effondre,  inconsolable jusqu’à ce qu’une jeune admiratrice américaine désirant faire son portrait, la peintre Anna Klumpke, entre dans sa vie. Revigorée par cet hommage, Rosa fait traîner les séances de pose pour savourer cette amitié naissante, dans le secret espoir qu’Anna ne reparte pas …. Elles vivront ensembles à By, jusqu’à sa mort en 1899.

Un an auparavant, elle avait confié à Anna le projet d’écriture de sa biographie  qui paraît en 1908 sous le titre Rosa Bonheur, sa vie son œuvre. C’est une édition entièrement remaniée et annotée par l’historienne Natacha Henry qui nous est proposée aujourd’hui, intitulée Souvenirs de ma vie avec la double signature de Rosa Bonheur et Anna Klumpke. En dépit d’une immense célébrité de son vivant, Rosa Bonheur tombe dans l’oubli comme sa compatriote Alice Guy, première femme cinéaste et productrice. Il était grand temps de lui restituer la place qu’elle mérite dans l’histoire de la peinture. « Le génie n’a pas de sexe », c’est par ces mots que l’impératrice Eugénie décore Rosa Bonheur de la Légion d’honneur en 1865. Elle fut la première femme artiste à recevoir cette décoration. Chantal Langeard

Exposition Rosa Bonheur au Musée d’Orsay de Paris, jusqu’au 15 janvier 2023. Souvenirs de ma vie, de Rosa Bonheur et Anna Klumpke (éd. Phébus, 496 p., 24€50)

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Femmes, sous tous les angles

Jusqu’au 08/12 au Théâtre La Flèche (75) et au 08/01/23 au Ranelagh (75), Jacques David et Stanislas Grassian proposent respectivement Babette et Les muses. Deux spectacles qui évoquent la gente féminine sous plusieurs angles aigus ! Tableaux vivants ou femmes ordinaires, entre humour et émotion.

L’imagination, cette « folle du logis » selon Pascal, a poussé Claire Couture et Mathilde Le Quellec à écrire les Muses (1). Il fallait y penser. La nuit, dans le musée enfin déserté, la petite danseuse de Degas descend de son socle, la Joconde et la Vénus de Botticelli sortent de leur cadre et la Marylin d’Andy Warhol reprend corps à son tour. Les voilà candidates à un concours de beauté par-delà les époques… Vous voyez le tableau ? Sur le mode vif de la revue chantée et dansée, c’est un joyeux festival de chamailleries, de coq-à-l’âne, d’embrassades et de saillies hardiment troussées. Le gardien du musée, avec sa casquette et sa lampe électrique, n’en peut mais, d’autant que la petite danseuse de Degas (14 ans) raconte avoir rendez-vous avec lui. Stanislas Grassian, valeureux metteur en scène de cette pochade culturelle endiablée, tient ce rôle subsidiaire. Chaque figure est parfaitement dessinée.

La Vénus (Sophie Kaufmann) est boulimique. La Joconde en liberté (Mathilde Le Quellec) avoue être un peu rouillée (elle a 500 ans !) et ne supporte plus d’être selfiée par des milliers de Japonais. Marylin (Tiffanie Jamesse), en robe rouge plissée, avec ses mimiques et sa voix d’enfant délicieuse, semble telle que l’éternité l’a changée et la petite danseuse (Amandine Voisin) se dit naïvement travaillée par la puberté… Ce sont celles que j’ai vues ce soir-là, car il y a alternance dans la distribution. Chaque séquence chantée et dansée est applaudie, comme au music-hall. Vers la fin, les spectateurs sont conviés à reconnaître quelques chefs-d’œuvre patentés simulés en tableaux vivants. Le tout, spirituellement pédagogique, à la fois comique et touchant, témoigne d’une belle maîtrise des métiers de la comédie musicale. La grande Colette aurait aimé les Muses.

L’amitié et le goût du travail partagé ont concouru à la création de Babette, un texte de Philippe Minyana mis en scène par Jacques David (2). Dominique Jacquet est, alternativement entre ombre et lumière (Charly Thicot), une femme qui parle d’elle-même dans la journée où elle retrouve sa fille disparue depuis l’enfance, voit son fils et son mari échanger des horions, après qu’un forcené, dans la rue, a tiré dans le tas… Avec un art subtil du dire volubile, sur le ton du constat, elle distille cette partition superbement composée sur la vie quotidienne d’une femme ordinaire qui ne l’est pas. Les gens simples, par bonheur, sont toujours compliqués. Jean-Pierre Léonardini

(1) Jusqu’au 08/01/23, au Théâtre Le Ranelagh. Du jeudi au samedi à 19h, le dimanche à 15h (Tél. : 01.42.88.64.44). (2) Jusqu’au 08/12, au Théâtre La Flèche. Le jeudi, à 19h (Tél. : 01.40.09.70.40).

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Mouloudji, l’impardonnable oubli

Il y a cent ans, le 16 septembre 1922, naît à Paris Marcel Mouloudji. Depuis la mort du chanteur, peintre et comédien, plane un profond silence. Brisé avec Mouloudji, Athée ! Ô grâce à Dieu… Un livre écrit par Annabelle et Grégory, ses enfants.

Ils ont réussi un émouvant portrait croisé de ce père très aimé mais trop souvent absent avec lequel ils n’ont pleinement vécu ni l’un ni l’autre. L’aîné Grégory, dit Gricha, est né en 1960 d’une jeune danseuse de 22 ans, Lilia Lejpuner, qui travaillait à l’époque au Drap d’Or, le même cabaret que son père. Il lui ressemble de façon troublante. Annabelle, de sept ans sa cadette, a la blondeur et les yeux bleus de sa mère Nicolle Tessier. Dans Mouloudji, Athée ! Ô grâce à Dieu…, ils alternent leurs confidences, forcément différentes puisqu’ils ont vécu chacun avec leur mère respective. Annabelle, plus à fleur de peau, s’adresse souvent directement à lui tandis que Gricha, plus distancié, raconte son père à la troisième personne et laisse percer le regret d’avoir été parfois délaissé au profit de ses conquêtes (ses « émouvantes » comme il les appelait). L’ouvrage est abondamment illustré de photos, mais aussi de reproductions de documents, de courriers et de quelques unes de ses nombreuses toiles, il dresse un portrait intime de l’artiste, chaleureux mais sans complaisance. Selon Laurent Balandras, l’éditeur musical qui a collaboré à l’ouvrage, « Mouloudji ne sait prendre les rênes ni de sa vie privée ni de sa vie professionnelle. Il engendre des chansons, des livres, des films, des tableaux et deux enfants avec la même inconscience. Il va lui falloir du temps pour se rapprocher de sa progéniture et tisser des liens avec ces chairs de sa chair si dissemblables ».

Cet ouvrage n’étant pas une biographie à proprement parler, il nous faut retracer l’itinéraire incroyable de ce gosse des Buttes Chaumont parti de rien… Du passage Puebla dans le XIXème arrondissement de Paris où il naquit en 1922, il ne reste plus trace. Seuls les anciens plans de Paris révèlent ce lieu à l’angle de l’avenue Simon Bolivar et de l’avenue Mathurin Moreau. Fallait-il voir dans l’action des bulldozers un funeste présage de l’invisibilité à laquelle est condamné le souvenir de cet artiste aux dons multiples ? De fait, il embrassa bien d’autres formes d’expression que la chanson : le théâtre, le cinéma, la peinture surtout qu’il ne cessa de pratiquer.

Il fut le premier « beur » du show-biz et le chanteur le plus romantique de sa génération. Tenant le micro comme une fleur, « Comme un p’tit coquelicot.. », il égrenait ses textes avec une diction parfaite et, selon Antoine Blondin, une troublante « voix de velours côtelé ». Le plus tourmenté aussi, sans doute, irrémédiablement marqué par la misère sociale et surtout affective de son enfance entre son père Saïd, maçon kabyle analphabète, et surtout sa mère Eugénie, bretonne et catholique qui fut internée pour troubles mentaux lorsqu’il n’avait que 11 ans . Il eut à subir la violence de ses crises d’hystérie. Nul doute que ce manque d’amour maternel explique en partie ses relations amoureuses chaotiques, autant que son incapacité à construire un couple durable et une carrière rigoureuse.

Une fée s’était pourtant discrètement penchée sur le berceau du petit Moulou, celle des « bonnes rencontres »… « Comme tous les enfants du monde, tu veux faire plaisir à ton père et chantes le dimanche à la Grange-aux-belles pour les Pionniers rouges du parti communiste. Au cours d’un spectacle, tu te fais remarquer par Sylvain Itkine, comédien et metteur en scène », raconte Annabelle… « Il te présente à Jean-Louis Barrault, chez qui tu habiteras au 7, rue des Grands Augustins. Barrault vous engage au théâtre, ton frère André et toi, pour jouer dans « Le Tableau des merveilles » de Cervantès, adapté par Jacques Prévert. Tu apprends ton métier auprès de Charles Dullin…Tu rencontres Louis Jouvet, Colette, croises de nombreux artistes, noues des amitiés avec les membres du groupe théâtral Octobre. Tu côtoies les surréalistes : André Breton, Raymond Queneau, Robert Desnos et Marcel Duhamel, fondateur de la Série noire chez Gallimard, à qui tu aurais soufflé le titre de « Série Noire pour nuits blanches ».
Tout est dit, la bonne fée a fait son œuvre. Marcel Duhamel hébergera à son tour le jeune garçon qui, en dépit d’une scolarité brève et chaotique, avait le goût des mots. Il fréquente Saint-Germain des Prés et le Café de Flore, Simone de Beauvoir qui le qualifie « d’adorable petit monstre », l’encourage dans son désir d’écrire. Elle corrigera même les épreuves de son premier roman, « Enrico », qu’il écrit à 22 ans et qui obtiendra le Prix de la Pléïade en 1944. Il en écrira bien d’autres, avant d’entreprendre sa biographie en1989.
A l’âge de 16 ans,, il joue notamment dans « Les disparus de Saint-Agile », le film de Christian-Jaque, plus tard il interprète magnifiquement le condamné à mort dans « Nous sommes tous des assassins » d’André Cayatte. Sa filmographie se poursuit jusque dans les années 60,  dont « La maison Bonnadieu » où il chante « La complainte des infidèles ». En parallèle, il écrit des pièces de théâtre, expose ses premières toiles.

En 1950, il débute sa carrière de chanteur professionnel avec un premier disque au Chant du Monde, sur des textes de Queneau et Prévert. Refusé par Maurice Chevalier et Yves Montand, « Comme un p’tit coquelicot » lui vaudra la gloire et sera doublement primé : Prix de l’Académie Charles Cros en 1952, Grand Prix du disque en 1953 ! Par la suite, il interprète ses propres textes, tel « Un jour tu verras », sa chanson la plus célèbre et la plus reprise dans nombre de pays. Il se met aussi au service de ceux de Boris Vian et de Jacques Prévert. Sa version des « Feuilles mortes » est infiniment plus vibrante et romantique que celle d’Yves Montand, trop mielleuse pour être réellement émouvante. À cette époque, il connaît la célébrité mais, hanté par son enfance miséreuse, il est obsédé par la peur du manque. « Toute grande vedette de la chanson qu’il est, il dit avoir beaucoup de mal à joindre les deux bouts (…) il a des oursins dans les poches », note Gricha.
Fondamentalement nonchalant, épris de liberté et d’ indépendance, l’homme n’en est pas moins sensible au sort des plus humbles. Il ne craint pas de prendre quelques risques pour ses convictions. Preuve en est avec sa décision, en 1954, de créer « Le Déserteur » de son ami Boris Vian. Il accepte, à la condition de modifier la fin de la dernière strophe pour être en accord avec ses convictions : au lieu de la version de Vian « Prévenez vos gendarmes que j’emporte des armes et que je sais tirer », il chante « Prévenez vos gendarmes que je n’aurai pas d’armes et qu’ils pourront tirer ». Hélas pour Mouloudji, le jour même de la création, l’armée française tombe à Diên Biên Phu… ! La chanson sera interdite d’antenne jusqu’en 1962, néanmoins Boris Vian valide définitivement la version antimilitariste de son ami Moulou.

Après plusieurs décennies où il se partage entre galas, enregistrements, écriture de livres et ses chers pinceaux qu’il n’a jamais abandonnés, vient une période moins faste comme en témoigne Gricha. « L’hiver 1981/1982, papa tombe malade, sorte de forte grippe dont il ressort amoindri… Lorsque je reviens (des U.S.A, ndlr) au printemps 1982, je le retrouve désorienté… à bientôt 60 ans, il n’a plus la voix qui jusqu’ici lui assurait le succès sur la scène, lui offrant ainsi d’être toujours en partance… ». Chanteur lui-aussi, Gricha aide alors son père dans les galas, parfois en duo avec lui pour la plus grande joie des spectateurs qui ont l’impression troublante de voir et d’entendre deux Mouloudji pour le prix d’un ! Hélas, une pleurésie en 89 l’affaiblira encore davantage.

Il meurt le 14 juin 1994, aussi discrètement qu’il a vécu… Il n’eut droit qu’à un court hommage sur Arte. Depuis ? Aucune évocation sonore ni visuelle de sa très longue carrière, à l’exception de Philippe Meyer, le grand amoureux de la chanson à texte (et à voix !) qui le diffusa parfois dans son émission « La prochaine fois je vous le chanterai » sur France Inter. Pourtant, en cet après-midi du 13 octobre 2006, une foule se presse aux abords de la salle 7 de l’Hôtel Drouot pour la « dispersion de l’atelier Mouloudji » : si la formule est d’usage, elle n’en sonne pas moins cruellement, vu le silence fait à la mémoire de l’artiste et de l’homme. Une foule hétérogène, plutôt simple mais étreinte par l’émotion : certains l’avaient bien connu, la plupart l’avaient aimé de loin et un dialogue chaleureux s’était engagé. Étaient proposés plusieurs centaines de tableaux, dessins, gravures, enregistrements, photos, livres et objets plus personnels comme son chevalet et sa boîte de peinture. Les mises à prix ? Modestes, à son image… Chacun, ou presque, repartit avec un souvenir de cet artiste très atypique.

Le plus beau que nous pourrions garder de lui, par sa résonance dans le contexte mondial actuel ? Peut-être la première strophe, saisissante, de son auto-portrait: « Catholique par ma mère, Musulman par mon père, un peu Juif par mon fils, Bouddhiste par principe, Athée, Oh grâce à Dieu… ! ». Chantal Langeard

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Pignon-Ernest, colleur d’images

Jusqu’en janvier 2023, à Landerneau (29), une grande exposition retrace le parcours d’Ernest Pignon-Ernest. Un artiste hors-norme qui, depuis 1966, appose des images grand format sur les murs des villes pour interpeller les citoyens. Plus de 300 œuvres rassemblées, photographies-collages-dessins-documents, pour signifier la puissance créatrice de ce pionnier de l’art urbain. 

L’exposition, présentée en l’espace Leclerc de Landerneau jusqu’au 15 janvier 2023, retrace le parcours d’Ernest Pignon-Ernest. Mieux encore, elle explique sa démarche , artistique-intellectuelle-politique, d’hier à aujourd’hui. Plus de 300 œuvres, photographies-collages-dessins-documents, sont exposées, évoquant ses interventions de 1966 à nos jours. L’artiste voyage et se nourrit de rencontres, toujours dans un esprit d’engagement politique et social. Défenseur de grandes causes, gardien de la mémoire et de l’histoire collective… Ernest Pignon-Ernest est considéré comme l’initiateur du « street art ».

La démarche du plasticien est autant artistique que politique, elle s’inscrit dans des lieux et des événements donnés. Comme il s’en explique, « un grand malentendu a consisté longtemps à privilégier mes dessins, à en faire l’œuvre même, à les considérer en oubliant qu’ils ne sont conçus (…) que dans la perspective de leur relation aux lieux ». Loin d’être de simples collages, ses oeuvres sont des interventions cherchant à apostropher les habitants. Ainsi, quand il colle en 1974 ses « Immigrés » sur le bas des façades des belles maisons bourgeoises d’Avignon, ils sont enfermés dans un soupirail. « Cette image est née d’un dialogue avec un groupe de travailleurs immigrés d’Avignon. (…) Ce qui sautait aux yeux, c’est qu’ils étaient pratiquement tous cantonnés dans des tranchées ou des caves, qu’ils n’étaient littéralement pas au même niveau ».

Même chose avec sa série des « Expulsés », montrant un couple avec valise et matelas roulé sous le bras, qu’il placarde de 1977 à 1979 sur les immeubles éventrés d’un Paris en pleine rénovation urbaine. Ernest Pignon-Ernest affiche ses convictions en même temps que ses dessins et prend clairement partie contre les injustices. En 1975, alors que la loi visant à légaliser l’avortement est débattue à l’Assemblée, l’artiste collera les images d’une femme nue agonisant pour signifier que les avortements clandestins tuent en premier lieu les femmes.

Quand des centaines d’images d’une famille noire parquée derrière des barbelés surgissent à Nice en 1974, c’est pour dénoncer l’apartheid et s’opposer à la décision du conseil municipal de jumelage avec la ville du Cap en Afrique du Sud. L’initiateur du « street art » a parcouru le monde et en s’inspirant de l’histoire des lieux qu’il a investis, il a fait resurgir les spectres du passé pour mieux interpeller le présent comme l’avenir. Des figures de résistants sont venues rappeler leurs combats : le militant Maurice Audin (torturé et assassiné par l’armée française en 1957) dans les rues d’Alger en 2003 comme le poète palestinien Mahmoud Darwich à Ramallah en Palestine en 2009. Ernest Pignon-Ernest rendra encore hommage en 2015 au réalisateur Pier Paolo Pasolini, 40 ans après son assassinat. Il dessine son portrait, tenant dans ses bras son propre corps, qu’il colle sur les murs de Rome et de Naples. Amélie Meffre

À lire :

Le précieux Face aux murs (288 p., 30€), l’album qui rassemble une large sélection des œuvres éphémères d’Ernest Pignon-Ernest. Avec les textes d’une cinquantaine d’auteurs qui, dans des formes diverses (poèmes, récits, essais), reviennent sur leur rencontre avec l’artiste et l’une de ses œuvres (Ed. Delpire, 288 p., 30€).

Disponibles, aussi, le catalogue de l’exposition de Landerneau (230 p., 35€) et le magnifique ouvrage d’art que lui consacre André Velter chez Gallimard (360 p., 50€).

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Artistes en Cœur de Cévennes

En août et septembre, professionnels ou amateurs, les artistes s’exposent en Lozère et dans le Gard. Tant à l’église de Vialas (48) qu’en la galerie de l’Arceau à Génolhac (30)… L’une des nombreuses initiatives de l’association Cœur de Cévennes qui ponctue et anime la vie culturelle dans les hautes Cévennes et au-delà.

À peine close l’exposition de peinture et sculptures sur bois de Françoise Four et Marie Scotti salle de l’Arceau à Génolhac, voici que s’en ouvrait une autre à Vialas ! Une dizaine d’artistes aux inspirations diverses, aux modes d’expression différents – peinture, collage, gravure, photographie-, s’exposaient jusqu’au 23 août. Une initiative haute en couleurs, qui a ravi les visiteurs et remporté un vif succès… À la galerie de l’Arceau, ce sont Michael Brun et Pierre Champagne qui nous font découvrir, l’un ses photos et l’autre ses assemblages de poterie, jusqu’au 27 août.

L’association Cœur de Cévennes est à l’initiative de ces rencontres avec des artistes locaux, professionnels ou amateurs, qui permettent de faire connaître leurs œuvres aux habitants des localités des Cévennes et au-delà. Créée voici plusieurs années, administrée par un collège de sept membres, c’est là son principal objet. L’association vise également à favoriser l’art et les projets artistiques en Cévennes et participe ainsi pleinement à la vie de la collectivité dans un champ artistique, culturel et éducatif.

Dans le droit fil de cet engagement, Cœur de Cévennes a organisé en juillet dernier une exposition collective intitulée « Au fil de l’eau, au fil du Luech », avec les habitants de Pont-de-Rastel, durement éprouvés par les grosses inondations du mois d’octobre 2021. « Les projets ne manquent pas », détaille Yvette Ulmer. Non contente de nous faire apprécier ses collages à l’église de Vialas, elle coordonne avec ardeur l’exposition Femmes, blessures, force et résistance des femmes, qui se tiendra du 7 au 17 septembre, à la galerie de l’Arceau. Elle sera remplacée, dès le 21/09 et jusqu’au 01/10,  par les photos de Bruno Grasser et Robert Bachelard. Marie-Claire Lamoure

Pour en savoir plus : http://coeurdecevennes.wixsite.com/association

Et sur le compte facebook Cœur de Cévennes

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La Brenne en peinture

Jusqu’au 4/08, le Moulin de Mézières-en-Brenne (36) accueille le 36e salon des peintres de la Brenne. Un rendez-vous désormais incontournable pour nombre d’artistes, inspirés par les paysages de la région aux mille étangs.

Chaque année, ils viennent ou reviennent accrocher leurs toiles. Pour cette édition 2022, ils sont sept à exposer leurs peintures. Chacune et chacun à leur façon – avec leur style, leur personnalité, leur technique – témoignent de la passion qu’il ou elle ressent pour la nature brennouse.

La part belle, naturellement, est faite aux étangs et à leurs célèbres bondes, souvent en premier plan, comme sur les tableaux de Patrick Le Magueresse. Champs et sous-bois reprennent vie sous les pinceaux de Roselyne Souverain tandis que Michaël Growcot trace, avec une précision quasi photographique, les contours des maisons et des villages. Même nature mais atmosphère différente, entre l’ambiance bleutée des vues de Violette Bord, les tons passés par petites touches délicates de Christine Foulquier-Massonet et les couleurs plus fortes, plus marquées de Jean-Luc Vincent. De son côté, André Audebert se consacre aux compositions florales et aux natures mortes.

Grâce au talent de tous ces artistes, l’association Le Moulin offre une jolie promenade au cœur de cette belle contrée qu’est la Brenne. Philippe Gitton

« Cucurbitacé », André Audebert

Attiré très jeune par la peinture, il suit les cours du soir de l’école municipale des Beaux-arts. Il délaisse cependant cette pratique artistique durant plusieurs décennies. Il y revient après 40 ans d’interruption, suite à la rencontre fortuite d’un pastelliste. Il reprend des cours de pastel et grâce à cette technique, il réalise principalement des natures mortes et des tableaux de fleurs.

« Reflets de Brenne », Violette Bord

Adepte des arts vivants, elle écrit, joue, fabrique décors et marionnettes. Elle réalise des spectacles alliant jeu d’acteur, clown, marionnettes et musique. En 2005, elle s’installe à Fresselines dans la Creuse voisine, sur les traces des artistes talentueux de la vallée des peintres de la Creuse. Après l’interruption due au Coronavirus, elle reprend ses pinceaux pour créer des toiles, principalement à l’huile.

« Au Bouchet », Christine Foulquier-Masson

Originaire d’Orléans, cette autodidacte a suivi, dans les années 1980, des cours pour amateurs à l’école des Beaux-arts de la ville. Son grand plaisir ? Peindre des paysages… Elle découvre la Brenne et le charme de sa nature. Touchée par le calme, la beauté des couleurs, elle profite de sa retraite pour se consacrer davantage à sa passion. Sa technique préférée est l’aquarelle.

« Gabriau », Michaël Growcott


Ce citoyen britannique vit dans la Brenne depuis plusieurs années. À l’aide d’ouvrages, il s’est lancé dans l’exploration de l’aquarelle. Il reproduit son environnement par des traits de grande finesse. Les toiles présentées à l’exposition représentent, pour l’essentiel, des maisons typiques berrichonnes.

« Roselière I », Patrick Le Margueresse

Ouvert à diverses activités artistiques qu’il mène conjointement à sa vie professionnelle. Il écrit poèmes, romans et nouvelles depuis sa tendre jeunesse. Vers l’âge de 30 ans, la peinture s’impose à lui comme une évidence. Il se qualifie plutôt de paysagiste. Son souhait ? Sur des toiles à l’huile ou au pastel, faire ressentir l’ambiance des lieux qu’il a choisi de traiter.

« Le chêne de la Mer Rouge », Roselyne Souverain

Née à Sainte-Gemme, elle a exercé son métier d’infirmière à Buzançais, puis dans la Drôme. Attirée depuis toujours par l’art pictural, elle a commencé à suivre des cours dans les années 1980. En retraite, elle peint et participe à plusieurs expositions collectives, aussi bien dans la Drôme que dans l’Indre.

« Étang Renard », Jean-Luc Vincent

Enfant de la Brenne, dès son plus jeune âge, il parcourt sentiers et routes à la recherche des beaux paysages, des lumières et couleurs changeantes. Au plaisir de la balade et de l’observation, il associe celui du dessin et de la peinture. Retraité depuis peu, il s’adonne à sa passion et réalise de nombreuses aquarelles comme un hommage à la beauté du monde qui nous entoure.

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Picasso et les avant-gardes arabes

Jusqu’au 10 juillet, l’Institut du monde arabe de Tourcoing (59) met en évidence les liens qui unissent Picasso et les avant-gardes arabes. Une rétrospective passionnante qui révèle ce courant moderniste méconnu en France.

Françoise Cohen, ancienne conservatrice du musée des Beaux-Arts du Havre puis directrice du Carré d’art de Nîmes, désormais directrice de l’IMA-Tourcoing, est à l’origine avec l’historien d’art Mario Choueiry de cette exposition consacrée à «Picasso et les avant-gardes arabes». Parmi toutes celles, passées et récentes, consacrées au maître et celles qui s’annoncent en 2023 autour du cinquantenaire de sa mort, on frôle, parfois, l’indigestion. Mais Picasso ne cesse de nous surprendre et son influence auprès des peintres irakiens, égyptiens, algériens, libanais ou syriens à partir de « Guernica » raconte une histoire passionnante, où toute une génération de jeunes artistes s’inscrit dans son sillage artistique et politique.

En 1938, en Égypte, et 1951, en Irak, deux manifestes clés des modernités arabes affirment une nouvelle conception de la peinture. Les artistes égyptiens se prévalent résolument de « Guernica » et, sous le titre « Vive l’art dégénéré », - en référence à l’exposition « Entartete Kunst » organisée par les nazis à Munich en 1937 -, écrivent : « Cet art dégénéré, nous en sommes absolument solidaires. En lui résident toutes les chances de l’avenir. Travaillons à sa victoire sur le nouveau Moyen Âge qui se lève en plein cœur de l’Occident ». En 1951, la jeune garde de l’art moderne irakien proclame la naissance d’une nouvelle école d’art au nom de la civilisation irakienne et universelle. En 1972, le peintre algérien Mohammed Khadda écrit : « En France, Picasso était accusé d’être un étranger, ici, ils nous accusent d’être des Picasso ».

Les 70 œuvres exposées à l’IMA-Tourcoing témoignent d’un dialogue artistique, esthétique et politique entre cette jeune génération d’artistes arabes et Picasso, mais pas seulement. L’influence des surréalistes est flagrante dans leur soif de liberté et d’émancipation d’un art pictural jusqu’alors corseté ainsi que dans leur désir de s’inscrire dans un art moderne sans frontières. Ils s’engagent contre le fascisme et la colonisation, affirment leur solidarité internationale et le rêve d’un panarabisme progressiste. L’exposition tend un miroir entre ces avant-gardes et Picasso, donne à voir des travaux méconnus en France.

Le « Nu couché, printemps », peint par Picasso en 1908, semble se perpétuer à travers les bruns, les cernes foncés pour délimiter les corps et la rondeur charnelle, que l’on retrouve dans « The Woman, the Moon and the Branch » (1954) de l’Irakien Shakir Hassan Al Said et dans la « Femme au loup » (1973) de l’Égyptien Samir Rafi. Chez l’Irakien Jewad Selim, « The Watermelon Seller » (1953), instantané de la vie quotidienne du petit peuple des rues, décline des croissants de pastèque et des yeux immenses si picassiens dans une composition où les symboles arabes sont à la fois présents et détournés.

Mêmes audaces, même liberté

Le « Guernica », de Picasso, ne va cesser de hanter cette génération de peintres dont les pays, les familles ont été éprouvés par les guerres. Ainsi, Paul Guiragossian, libanais dont la famille a échappé au génocide arménien, va assister à l’expulsion des Palestiniens de leur terre puis à la guerre du Liban. Guiragossian revendique la figure tutélaire de Picasso qui se traduit, dans ses tableaux, par la dénonciation des tueries perpétrées contre les civils. Ainsi son « Homme Machine II » (1981) met en scène une femme, corps blanc laiteux nu, sans visage, en proie à son bourreau emmailloté dans un uniforme métallique. L’Irakien Mahmoud Sabri peint en 1958 « les Massacres d’Alger », une œuvre perdue à jamais lors de l’invasion américaine en Irak en 2003, dont il reste une trace photographique où le peintre pose devant sa toile.

On retrouve l’influence de Picasso dans « Elle est venue vers la tendresse » (1970), de l’Irakien Dia Al Azzawi, dont la silhouette oblongue à peine esquissée d’une femme repose sur des aplats de couleur, d’où surgissent des signes calligraphiques puisés dans l’écriture, un alliage poétique entre tradition et modernité. Mêmes audaces, même liberté chez l’autre artiste irakien, Faik Hassan, dont son « Abstract Man and Woman » (1962) aux traits géométriques puissants est adouci par une palette de couleurs aux tons pastel. Ces allers-retours entre Picasso et ces peintres lointains qui ont écrit une nouvelle page de la peinture du Maghreb au Moyen Orient permettent de découvrir une génération de peintres arabes qui ont revendiqué leur héritage culturel et l’ont fait fructifier à l’aune de ce mouvement artistique. Entre eux et Picasso l’Andalou, « ce musulman qui s’ignore », des liens indéfectibles se sont tressés. L’influence de Picasso leur a permis d’ouvrir des portes, de se libérer des carcans artistiques académiques pour peindre un art « sans hiérarchie formelle, temporelle ou géographique », un art sublimé loin de tout exotisme, une peinture universelle et engagée. Picasso, contrairement à Matisse ou Klee, n’est jamais allé en terre arabe. Et si, se demande malicieusement Mario Choueiry, « ­Picasso était – ainsi que le dit Kateb Yacine à propos de la langue française – un “ butin de guerre” des modernités arabes » ? Marie-José Sirach

Picasso et les avant-gardes arabes à l’IMA-Tourcoing, jusqu’au 10/07.

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Boris Taslitzky, un peintre engagé

Jusqu’au 19/06, à la Piscine de Roubaix (59), le Musée d’art et d’industrie consacre une rétrospective à Boris Taslitzky. Un artiste qui a mené de front peinture et engagement politique. La découverte d’un peintre de son temps, « un romantique révolutionnaire ».

Il suffit de parcourir la vie de Boris Taslitzky (1911-2005) pour mesurer combien cet artiste aura été à la fois témoin et acteur des bouleversements de son siècle, toujours au cœur des espoirs révolutionnaires et des chaos provoqués par les déflagrations du fascisme, de la colonisation comme autant de marqueurs indélébiles dans son oeuvre picturale. Né dans une famille juive d’origine russe, son père meurt sur le front en 1915, sa mère sera arrêtée lors de la rafle du Vel’d’Hiv en 1942 et mourra à Auschwitz. Boris Taslitzky est l’enfant d’un siècle pétri de contradictions, où combats politiques et esthétiques faisaient rage et étaient intrinsèquement liés.

Engagement politique et artistique

Né à Paris en 1911, Boris Taslitzky fréquente très jeune les œuvres de David, Delacroix, Géricault, Goya et Courbet. Il s’inscrit ainsi dans la grande tradition des peintres d’histoire et défend « un réalisme à contenu social » pour témoigner de l’histoire en marche, des utopies révolutionnaires et de la fraternité humaine. Son engagement politique dans les années 1930 – au parti communiste et à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires – va de pair avec son engagement artistique. En peignant l’histoire en mouvement, il raconte « la vie des hommes de son temps ». De ses premiers portraits et autoportraits aux dessins clandestins à Buchenwald, des immenses fresques pour le défilé unitaire de la gauche le 14 juillet 1935 à ses peintures qui dénoncent le colonialisme en Algérie en 1952, de ses tableaux consacrés aux métallurgistes et mineurs de Denain, jusqu’à ses croquis de la banlieue rouge, toute la peinture de Boris Taslitzky raconte l’itinéraire d’un homme, d’un peintre humaniste, qui n’a jamais cessé de conjuguer art et engagement.

De la peinture au dessin

L’exposition que lui consacre la Piscine, d’une très grande richesse sous le label « Boris Taslitzky, l’art en prise avec son temps », permet de découvrir un parcours incroyable, la diversité et la multiplicité d’approches dans ses gestes picturaux, sa fidélité, jusqu’au bout, à son engagement politique. « Je n’ai aucune préférence pour un mode d’expression ou un autre. Je passe invariablement de la peinture au dessin, suivant mes envies » disait-il. Il suffit de déambuler dans l’exposition pour s’en convaincre. On mesure, d’abord, combien Boris Taslitzky savait dessiner. Le trait est juste, précis, sobre jusque dans les détails, des camaïeux de gris souvent troués d’un rai de lumière blanche. A partir des croquis clandestins de Buchenwald, Taslitzky, une fois libéré, les transformera en fresques aux couleurs vives et chaudes, pour mieux conjurer l’horreur. Il en est ainsi du Petit camp à Buchenwald.

Sur cette toile de 3×5 mètres, les baraquements rouges et verts tracent une ligne de fuite vers l’horizon pour laisser surgir au premier plan, une scène sortie des Enfers : cadavres empilés sur des charrettes poussés à bouts de bras par des prisonniers faméliques, silhouettes fantomatiques enroulées dans des couvertures, hommes errants, hébétés. Au second plan, des hommes, de dos, se soutiennent. Les couleurs contrastent avec l’horreur ainsi représentée. Puis il y a ce garde allemand, étonnamment seul, qui surveille, l’air presque désinvolte, ces hommes en guenilles. Mais ce qui attire le regard, c’est cet autre homme au centre du tableau : un squelette vêtu du pyjama rayé des déportés, un grand chapeau sur le crâne, les mains enfoncées dans les poches et cette chemise, d’un blanc immaculé. Il se tient droit, digne, incarnation de cette humanité qui ne faiblit pas, ne plie pas.

Des compositions réalistes et symboliques

Même au plus profond de l’horreur, dans les camps de la mort ou dans les prisons française où il est incarcéré en novembre 1941 pour avoir réalisé « plusieurs dessins destinés à la propagande communiste », Boris Taslitzky, pour « cracher l’enfer » concentrationnaire, va peindre la fraternité, la solidarité, redonnant à tous ses frères humains leur dignité. Il fera de même quand, en 1946, il séjourne à Denain, à la demande du conservateur du Musée national des arts et traditions populaires, Georges-Henri Rivière. Grâce au soutien du maire communiste de la ville, toutes les portes lui sont ouvertes. De son séjour dans cette ville ouvrière du Nord, ses toiles racontent le dur labeur des femmes et des hommes dans la mine. Les Femmes de DenainCafus et galibots du puits Renard à Denain, Les délégués frappent par leur composition, réalistes et symboliques, qui se lisent comme autant de témoignages ethnographiques.

En janvier 1952, Taslitzky séjourne en Algérie avec la peintre Mireille Miailhe, à l’invitation des partis communistes français et algérien. En juillet, ils exposent leurs travaux à la Galerie Weil à Paris sous l’intitulé Algérie 52. La préfecture de police fait arracher toutes les affiches de l’exposition sur les murs de Paris. Les dessins et huiles de Taslitzky racontent sans fard les dessous de la colonisation. Il peint le petit peuple d’Algérie comme il avait peint quelque temps plus tôt le petit peuple des mines du Nord et annonce cette insurrection qui viendra deux ans plus tard.

Terrains vagues et jardins ouvriers

L’exposition consacre une large place aux dessins de la banlieue rouge réalisés en 1970. Une commande de Jean Rollin, critique d’art à l’Humanité et conseiller municipal chargé des beaux-arts à La Courneuve. Formidable promenade dans cette périphérie alors en pleine mutation, les dessins de Taslitzky offrent une vision peut être un peu trop idyllique de ces villes (Saint-Ouen, Stain, La Courneuve, Bobigny, Drancy) avec ces petits pavillons de guingois, ses terrains vagues et ses jardins ouvriers, oubliant les grands ensembles surgis de terre et les bidonvilles encore là. Catalogué dans le courant du « nouveau réalisme français” qui se revendique de la peinture d’histoire à vocation sociale dans la lignée des Poussin, Le Nain ou Courbet, et dont André Fougeron est le référent, ou peintre des Camps, l’œuvre de Boris Taslitzky est bien plus hybride et protéiforme qu’elle n’y paraît. On est surtout étonné devant l’humilité de cet homme qui a payé cher son engagement politique et n’a pas eu l’audience qu’il méritait. Cette exposition permet de rencontrer une œuvre passionnante et bouleversante. Marie-Jo Sirach

Jusqu’au 19 juin à la Piscine de Roubaix. Catalogue de l’exposition (éditions Anagraphis, 300 p., 30€).

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Picasso, l’indésirable

Jusqu’au 13 février, à Paris, le Musée national de l’histoire de l’immigration propose « Picasso, l’étranger ». L’exposition, exceptionnelle, révèle comment l’artiste espagnol fut surveillé en France durant plus de quarante ans. Elle tombe à point nommé à l’heure où pullulent les discours xénophobes.

Pablo Picasso, à l’aube de ses 19 ans, vient à Paris pour l’Exposition universelle de 1900 qui présente une de ses œuvres. On mesure la précocité de son talent dès l’entrée de l’expo « Picasso, l’étranger » avec deux petits paysages superbes peints à l’adolescence, en même temps que ses déboires avec la police française. En 1901, il est fiché comme « anarchiste surveillé », son dossier d’étranger et le premier rapport d’un commissaire l’attestent. Comme le souligne l’historienne Annie Cohen-Solal, commissaire de l’exposition et auteure de Un étranger nommé Picasso, l’artiste débarque « dans une France xénophobe à peine sortie de l’affaire Dreyfus ».

En décembre 1912, à l’Assemblée nationale, des députés attaquent les « ordures » cubistes. Contrairement au député Marcel Sembat qui prend la défense de la liberté de l’Art, quel qu’il soit… Le peintre espagnol figure sur la liste des « ordures » (on admire au passage son « Homme à la mandoline » de 1911), tout comme les expatriés qu’il côtoie. Tel le galeriste Daniel-Henry Kahnweiler, qui œuvre à l’essor de ce mouvement. Parce qu’il est de nationalité allemande, il verra ses biens séquestrés par l’État français en 1914 et son stock d’œuvres, dont certaines signées Picasso, dispersé lors de ventes aux enchères.

Surveillance rapprochée
Alors que nombre de ses amis dont Georges Braque et André Derain sont dans la tourmente de la Première Guerre mondiale, Picasso diversifie ses approches. En 1917, Serge Diaghilev, fondateur des Ballets russes, l’engage pour les décors et les costumes du ballet « Parade » qui fera scandale. On découvre ainsi l’incroyable costume cubiste du Manager français imaginé par l’artiste. Ses tracas avec l’administration française continuent : à Royan (Charente-Maritime) où il s’est replié en 1939 pendant la drôle de guerre, le commissaire de police local le convoque. Peint deux ans plus tôt, son « Guernica », symbole de la lutte contre les fascismes qui circule dans les musées, le met en danger.

Républicain espagnol, « artiste dégénéré » pour les nazis en passe d’occuper la France, Picasso demande la naturalisation française le 3 avril 1940. Bien que fortement appuyée, elle sera rejetée après le rapport d’un fonctionnaire des Renseignements généraux, qui nous est donné à entendre via une bande son. Elle fait froid dans le dos. A la Libération, Picasso adhère au Parti communiste français comme nombre d’artistes et se lie d’amitié avec Maurice Thorez. On découvre les scènes filmées des deux familles en vacances dans le sud comme les tableaux de Vallauris ou de la baie de Cannes des années 1950.

Célébré dans les musées français, après avoir mangé de la vache enragée des années durant, l’artiste mondialement reconnu s’installe dans le Midi avec le statut de « résident priviégié » renouvelable tous les 10 ans. Une fois encore, le Musée de l’histoire de l’immigration nous offre une exposition d’exception, tant dans les œuvres que dans les archives rassemblées, en nous révélant le paradoxe Picasso : un artiste devenu icône, traqué pendant plus de quarante ans par les autorités françaises. Amélie Meffre

Picasso, l’étranger. Jusqu’au 13/02 au Musée national de l’histoire de l’immigration, 293 Avenue Daumesnil, 75012 Paris.

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Mario Alvarado, la peinture en partage

Le 18 janvier 1994, s’éteignait à l’âge de 45 ans Mario Alvarado, plongeant les habitants du petit village de Mézières-en-Brenne (36) dans une infinie tristesse. En quelques années, l’artiste peintre chilien aura marqué les esprits des Macériens. Par une personnalité rayonnante et sa faculté à initier le monde rural à l’art contemporain.

En décembre dernier, Mario Alvarado aurait probablement salué la victoire de Gabriel Boric à l’élection présidentielle chilienne, aux dépens du candidat d’extrême droite, admirateur du général Pinochet, dictateur chilien de 1973 à 1990. Le coup d’État du 11 septembre 1973 fut un choc pour le peintre. L’enfant de la Terre de Feu chilienne est en Europe lorsque le Président Allende est renversé. Du 28 juillet au 5 août 1973, il représentait officiellement son pays au Xème festival international de la jeunesse et des étudiants à Berlin-Est. Il restera donc, sur le vieux continent, en Angleterre d’abord, puis de l’autre côté de la Manche. « La France est le juste milieu, le plus latin des pays anglo-saxons », affirme-t-il.

À Paris, des amis contribuent à faire connaître son œuvre. Adepte des toiles de grand format, il participe à un groupe de peintures murales. Deux d’entre elles sont exposées à Créteil. Dans son atelier parisien, il crée plus de deux cents fresques présentées dans le monde entier : Venise, Stockholm, Mexico, La Havane, New-York… Il souhaite pourtant accéder à la culture française en dehors du parisianisme. En 1984, il découvre la Brenne qui devient une source d’inspiration. Il apprécie le calme et les paysages de la région aux mille étangs. Il se lie rapidement avec les habitants, en particulier avec l’équipe municipale. Son arrivée coïncide avec la période où la Mairie de Mézières-en-Brenne décide de transformer un ancien moulin en office de tourisme équipé d’une salle réservée aux expositions. Mario Alvarado y accroche ses toiles bouillonnantes de vie.

Guy Savigny décrira le style Alvarado dans les colonnes du quotidien régional La Nouvelle République. « Les êtres, les choses représentés, plutôt suggérés – hésitation volontaire entre le figuratif et l’abstrait – prenaient vie dans de grands mouvements colorés, au début marqués d’un peu de violence et au fil du temps plus dépouillés. Les couleurs, surtout le bleu-le vert-le jaune, étaient traitées pour elles-mêmes. Mario les dégageait de la réalité des choses comme pour  rendre, à elles-aussi, une certaine liberté ». Sa peinture traduisait également ses convictions religieuses. Il offrit à la collégiale Sainte-Marie-Madeleine une toile nommée « Transfiguration ». Cette réalisation illumine toujours le lieu de sa présence. Autant d’œuvres qui bousculaient le regard de ses contemporains. Jean-Louis Camus, le maire de Mézières, rappelait lors de l’inauguration d’une récente exposition, des propos tenus quelques mois après la disparition de l’artiste. « Par ta peinture, tu as favorisé la rencontre du monde rural et de l’art contemporain. Tu as touché nos cœurs et nos esprits. Tu nous as fait comprendre toute la beauté et la laideur, toute la sagesse et la violence du monde. Seuls les grands artistes y parviennent et tu es de ceux-là »  

L’artiste chilien s’exprimait avec énergie et en mettait tout autant dans l’organisation d’événements ! C’est sous son impulsion qu’est créé un rendez-vous artistique annuel, le « Mézières-en-Brenne Art Contemporain ». Le MEBAC naît en juillet 1989, l’exposition perdure encore aujourd’hui. Désireux de partager et de transmettre son amour pour l’art, il conduit également, un projet artistique et pédagogique avec les écoliers de Mézières. Sur le thème du voyage, de la découverte de l’ailleurs, une fresque de 30 m de long sur 2,50 de haut est réalisée. 70 élèves laisseront libre cours à leur créativité. Les symboles du voyage, de l’aviation, de Paris, des enfants du bout du monde et de la Brenne se mêlent sur cette toile qui sera exposé en mars 1992 dans une galerie de l’aéroport d’Orly-Sud. Le dynamisme de Mario Alvarado amène la même année, sur les terres brennouses, l’ambassadeur délégué du Chili auprès de l’UNESCO pour inaugurer une exposition consacrée à la culture Mapuche, un peuple d’indiens chiliens, agriculteurs et éleveurs de lamas. De superbes bijoux en argent, fabriqués par les écoliers de la ville de Temuco, sont présentés. Cette exposition résonnait comme une invitation à découvrir un autre monde, des traditions lointaines et un appel à faire vivre sa propre identité culturelle.

À Mézières-en-Brenne, tous ceux qui ont côtoyé Mario Alvarado restent marqués par la vitalité de l’artiste autant que par sa personnalité. « C’était un personnage lumineux comme sa peinture », se souvient Marie-Paule Camus, responsable des expositions du Moulin pendant trente ans. Son passage dans la capitale de la Brenne restera sans doute longtemps dans les mémoires. En son hommage d’ailleurs, la municipalité a donné son nom à une place, devant la médiathèque, au centre du bourg. En 2024, pour le trentième anniversaire de son décès, son village adoptif cumule toutes les bonnes raisons de commémorer le peintre et l’homme. « Ma peinture, il n’y a rien à comprendre, que des émotions à partager », affirmait-il à propos de son art. Philippe Gitton

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L’exil, de la peinture au film

Disponible en salles, Florence Miailhe signe La traversée. Un film d’animation qui raconte l’exil à hauteur d’enfant grâce à la mise en mouvement de la peinture. Un conte terrible et intemporel.

Fuyant leur village pillé et brûlé, une adolescente et son frère cadet sont séparés de leur famille et n’ont d’autre choix que de se lancer sur les routes afin d’atteindre un pays où règnerait la liberté. Sur ce chemin de l’exil, qui prend des allures de parcours initiatique, Kyona, 13 ans, et Adriel, 12 ans, vont braver dangers et périls de toutes sortes, mais trouveront aussi des personnes sur qui compter.

Malgré certaines rencontres bienveillantes et la création de quelques liens solidaires, le ton du film reste réaliste et sombre : terreur militaire, violences de la rue, trafics d’enfants, exploitation des femmes et des enfants isolés… Le scénario n’épargne rien des difficultés du déracinement et du dénuement inhérent à ce terrible voyage, mais ne sombre jamais dans le misérabilisme grâce à des figures légendaires comme celle d’une Babayaga cachée au fond d’une forêt ou d’une troupe de cirque ambulant.

Fruit de la rencontre entre Florence Miailhe et l’écrivaine Marie Desplechin, le récit repose en priorité sur le regard de Kyona et son caractère bien trempé. C’est elle qui, du haut de son vieil âge, se souvient de sa « traversée », à l’aide du précieux carnet de croquis où elle dessinait tout au long du périple. Voix off du film, elle transmet une mémoire intime, familiale, universelle. Cette épopée intemporelle, à mi-chemin entre le film d’animation et le documentaire, renvoie tout autant au conte du Petit Poucet ou de Hansel et Gretel qu’aux réfugiés syriens ou afghans de notre actualité. En creux, elle dessine aussi le passage de l’enfance à l’âge adulte.

Déjà remarquée pour ces courts-métrages, Florence Miailhe pratique une technique d’animation artisanale qui repose sur les photographies successives de peintures qu’elle peint au fur et à mesure dans son atelier. Par petites touches, en un flamboyant mélange de couleurs, c’est presque une matière vivante qui prend forme à l’écran. Un procédé qui confère une force supplémentaire à un récit virtuose. Dominique Martinez

Florence Miailhe est diplômée de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, spécialité gravure. Elle a réalisé huit courts-métrages, dont Schéhérazade (1995) et Conte de quartier (2006) coécrits avec l’écrivaine Marie Desplechin. La Traversée est son premier long-métrage.

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Fromanger, Rouge soleil !

Le rouge fut la couleur de sa vie, de ses engagements, de son œuvre. Qui ne fit jamais de l’ombre au soleil de ses derniers tableaux ! Ami de Prévert, compagnon de route de César et Giacometti, partenaire privilégié de Foucault et Deleuze, Gérard Fromanger s’est éteint le 18 juin. Un créateur atypique, rebelle en Mai 68, qui érigea la rue en atelier, le peuple des humains en modèle, la photo en tableau. Un moment fort, notre rencontre lors de l’exposition au Musée des Beaux-Arts de Caen, Annoncez la couleur ! Un homme à l’esprit vrillant de jeunesse et l’œil de malice, la main toujours aussi chaleureuse. En hommage à l’artiste, Chantiers de culture remet en ligne l’article qui lui était alors consacré. Yonnel Liégeois

GERARD FROMANGER, HAUT LES COULEURS !

Jusqu’en janvier 21, le musée des Beaux-Arts de Caen consacrait son espace au peintre Gérard Fromanger, héraut de la rue et des couleurs. Une exposition devenue inaccessible au public, en raison de la pandémie et de la fermeture des musées… Une rétrospective, une soixante d’œuvres composées entre 1966 et 2018, à savourer en visite virtuelle.

L’œil espiègle, le sourire en coin, l’artiste disserte avec une poignée de journalistes au rendez-vous de l’exposition que lui consacre le musée des Beaux-Arts de Caen, Annoncez la couleur ! Hormis la blancheur de la chevelure et quelques sérieux soucis de santé, Gérard Fromanger a conservé la fougue de la jeunesse. Celle du temps de Mai 68, au temps de l’occupation de l’école des Beaux-Arts de Paris et de la création de l’Atelier populaire…

« On ne voulait plus quitter l’école, on y vivait jour et nuit », se  souvient avec gourmandise le peintre, « c’était passionnant, il y avait ce rapport direct avec le peuple, les étudiants, les ouvriers. Pour des artistes comme nous, c’était formidable ». Un temps fort de création collective, avec au final le collage d’affiches à l’imagination débridée dans les usines et les rues de Paris. « En un mois, on va faire 800 affiches à 3 000 exemplaires, aussi bien pour les marins-pêcheurs de Boulogne que pour les postiers de Marseille ». Assorties de slogans qui marqueront les esprits : « La chienlit, c’est lui », « CRS-SS », « Sois jeune et tais-toi »…

« De 68, il me reste l’éblouissement », confesse l’homme qui ne renie rien. De l’implication de l’artiste dans son temps, « je suis dans le monde, pas devant le monde » à cette révélation que rapporte Claude Guibert, le commissaire de l’exposition, « pour  peindre la révolution, il fallait déjà révolutionner la peinture »… Depuis lors, il n’est pas surprenant que la couleur rouge s’impose durablement dans la palette de Fromanger ! « On dira plus tard le rouge-Fromanger, avec un trait  d’union ? », interroge François Busnel dans sa Grande librairie. « Comme le vert-Véronèse, le bleu-Klein, le rêve…», répond avec humour le peintre.

Dès ses premières créations, Souffle de mai et l’album de sérigraphies Le Rouge avec ces scènes d’émeutes et de barricades où les manifestants forment une immense marée rouge, elle  est là, présente, forte, puissante, sa couleur fétiche. Mais pas orpheline parce que, depuis 1966 avec Le Soleil inonde ma toile à Impression soleil levant 2019, c’est en fait une  myriade de couleurs qui explosent sur la  toile : du jaune flamboyant au bleu/vert/orange incandescents !

Si Soulages est l’homme du point noir, Fromanger est incontestablement le héraut de la couleur en ligne. Pour qui la rue, plus et mieux que l’atelier, est source première d’illumination, d’inspiration… De ce constat, naîtront son  rapport inconditionnel à la photographie et son attachement à l’idée de série. La multiplicité des tableaux pour signifier la diversité de la couleur et du mouvement : 25 puis 30 tableaux pour la série du Boulevard des Italiens dans les années 70, celle de La vie quotidienne en 84, celles des Batailles en 95 et Le Cœur fait ce qu’il veut en 2014.

Ami de Jacques Prévert, nourri de poésie, compagnon de route de César et Giacometti, le plasticien a pensé, travaillé et dialogué aussi en toute intimité avec des intellectuels de grand renom : Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari… Installé depuis les années 80 en Toscane, dans la campagne de Sienne, désormais Gérard Fromanger nourrit son œuvre encore plus intensément de lumière, de soleil, de couleurs. De mouvements aussi, plus précisément de martèlements : ceux de son cœur qui parfois bat trop la chamade ou s’essouffle, ceux de la planète au devenir toujours plus en danger.

De Fromanger l’insoumis à Fromanger l’intranquille, comme le suggère Claude Guibert, d’hier à aujourd’hui un même fil rouge en tout cas : sa passion pour l’humain au destin parsemé de tensions et d’interrogations ! Yonnel Liégeois

À lire, à découvrir :

– Paroles d’artistepar Gérard Fromanger (Éditions Fage, 64 pages et 31 illustrations, 6€50)

– Fromanger, de toutes les couleursEntretiens avec Laurent Greilsamer (Éditions Gallimard, 240 pages et 47 illustrations, 25€00)

– Le 1-hebdo, n°100Ce numéro double, exceptionnel, rend hommage au peintre Gérard Fromanger qui colore la une, avec un poster dédié à l’artiste (2€80)

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Bernard Noël, l’écriture d’une vie

Considéré comme l’un des grands poètes français contemporains, Bernard Noël s’est éteint le 13 avril, à l’âge de 90 ans. Ami de Georges Perros, « porteur de valises » à l’heure de la guerre d’Algérie, il fut le dernier auteur censuré et condamné en 1973 pour outrage aux bonnes mœurs après la parution de son Château de Cène. En janvier 2011, la célèbre revue littéraire Europe lui consacrait son numéro. Des pages aux multiples regards, éclairantes et émouvantes à relire, coordonnées par Chantal Colomb-Guillaume, agrégée de Lettres modernes et critique littéraire.

Chantiers de culture rend un ultime hommage à cet immense œuvrier de la plume. Bernard Noël ? « Un homme qui plante ses dents dans le présent et n’accepte jamais le compromis. Avec sa langue, il ouvre les trappes du monde où il convient en toute lucidité d’aller y voir clair même si le chemin est complexe et s’il demande des efforts », confie Charles Tordjman, son ami et compagnon de scène. Yonnel Liégeois

Par ses poèmes, ses récits, ses pièces de théâtre, ses livres historiques ou politiques, ses textes sur la peinture, Bernard Noël est un écrivain de première importance dont le nombre de lecteurs, en France mais aussi à l’étranger, ne cesse de croître.

L’écriture est sa vie, son corps, sa foi. Il se donne à travers elle sans compter. S’il se situe « hors genres » et demeure inclassable, son originalité fait que chacune de ses pages est signée, reconnaissable, identifiable par une écriture, une voix, une langue (…) L’unité de son œuvre est cependant indiscutable. Elle défie même toute tentative du critique pour isoler un point caractéristique de son écriture. Si La langue d’Anna est un monologue, cela ne suffit cependant pas à classer l’ouvrage et la mise en scène de Charles Tordjman qui donne à Anna (sublime Agnès Sourdillon dans le rôle-titre, Y.L.) le costume d’une révolutionnaire de 1789 le montre bien : il ne s’agit pas seulement d’un texte sur la langue ou le désir, mais bien aussi d’une œuvre dans laquelle il est question de censure et de révolte.

Ni la poésie, ni la peinture ne font oublier à Bernard Noël son esprit de révolte, toujours prêt à s’éveiller au contact d’une injustice ou d’une atteinte du pouvoir à notre liberté. Tout a commencé bien en amont du Château de Cène lorsque le jeune écrivain a participé à la résistance contre la torture en Algérie. Après avoir subi la censure, il s’est aperçu qu’une forme plus subtile d’atteinte à la liberté s’exerçait à notre insu et il a créé le néologisme « sensure » pour désigner cette privation de sens dans laquelle le pouvoir politique tente d’enfermer le citoyen, dépossédé du vrai regard et du vrai langage par l’emprise des médias, notamment la télévision qui aveugle le regard par un flot d’images nous interdisant tout esprit critique (…) Bernard Noël a publié en 2009 un « Précis d’humiliation » immédiatement relayé par de nombreux sites Internet, texte destiné à dénoncer la peur et l’humiliation constantes subies par tout un chacun dans nos sociétés néolibérales.

La langue, corps et faculté linguistique, le regard, corps et perception, sont les deux instruments toujours revendiqués par Bernard Noël pour parvenir à une relation authentique au monde, aux autres et à soi-même (…) Il perçoit les choses sans se laisser distraire par le divertissement du monde moderne et nous transmet grâce à la langue ce contact direct, cette présence aux êtres et aux choses qui, sans l’écriture et l’art, resteraient dans l’indicible. Enfin, il est ce paradoxe vivant d’un écrivain auteur d’une centaine de livres et cependant silencieux. Ce qu’il ne dit pas est peut-être l’expérience qu’il nous invite à faire par nous-mêmes.

L’écriture de Bernard Noël ne cesse de nous interpeller, son silence nous donne à réfléchir, il nous convie au partage du dit comme de l’indicible. Chantal Colomb-Guillaume

La revue Europe ( N°981-982, janvier-février 2011. 380 pages, 18€50). Avec les contributions-entretiens-textes de Bernard Noël, François Bon, Michel Collot, Jacques Derrida, Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L.), Georges Perros, Jack Ralite, Charles Tordjman…

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