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Gaza, la mort

L’actrice Leïla Bekhti s’est engagée auprès des équipes de l’Unicef pour alerter le monde sur le sort des enfants dans la bande de Gaza. Depuis le début de la guerre, plus de 12 300 d’entre eux sont morts. Paru dans le quotidien L’Humanité, un article d’Hayet Kechit.

« Je suis Leïla Bekhti et je m’engage aujourd’hui pour l’Unicef. » En plan serré, dans une vidéo d’une minute et demie sous-titrée en anglais publiée le 17 avril, la comédienne Leïla Bekhti explique, le ton grave et en quelques mots simples, les raisons qui l’ont poussée à rejoindre l’Unicef « pour les enfants de Gaza » et à médiatiser cet engagement. « La situation là-bas est tragique. Les enfants en sont les premières victimes », déclare l’actrice, César 2011 du meilleur espoir féminin pour son rôle dans le long-métrage Tout ce qui brille.

Gaza, l’endroit au monde le plus dangereux pour les enfants

Bombardements incessants, famine, destruction des hôpitaux, des maternités, des écoles, peur permanente… Leïla Bekhti pose les mots sur la tragédie en cours depuis le 7 octobre et la réplique israélienne contre l’enclave palestinienne, après l’attaque du Hamas. Pour l’actrice, « il faut que ça s’arrête. Plusieurs milliers d’entre eux sont séparés, non accompagnés ou orphelins ». « Le nombre de bébés et d’enfants blessés, tués, amputés ou malades est alarmant », alertant sur ce constat déjà formulé par l’ONU : « Gaza est devenu l’un des endroits au monde les plus dangereux pour les enfants. »

Face à cette situation humanitaire catastrophique, l’aide des ONG reste entravée par l’armée israélienne malgré la pression internationale insistante. Elle est pourtant « essentielle » et ses restrictions ont des conséquences meurtrières, alors que « les enfants et les populations civiles ont désespérément besoin d’avoir accès à la nourriture, à l’eau potable et à du matériel médical », pointe l’actrice qui invoque la nécessité pour l’Unicef de « continuer à agir pour pouvoir protéger chaque enfant à court et à long terme ».

12 300 enfants morts depuis le début de la guerre

Dans un rapport publié le 3 mars, l’Unicef avait déjà sonné l’alarme sur leur sort, appelant à un sursaut international pour éviter une famine généralisée, dont les enfants sont d’ores et déjà les premiers à payer le prix. Plus de 12 300 enfants sont morts depuis le début de la guerre à Gaza, qui a tué plus d’enfants en quatre mois qu’en quatre ans de conflits à travers le monde entier, selon l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (Unrwa). Hayet Kechit

« À défaut de liquider le Hamas, la campagne israélienne a détruit la bande de Gaza comme espace de vie, dans tous les sens du terme, avec un bilan humain qui correspondrait, à l’échelle de la population française, à plus d’un million de tués, dont plus de QUATRE CENT MILLE ENFANTS. Ce champ de ruines, sur lequel la haine ne peut que prospérer, sera un terreau fertile à une résurgence de l’islamisme armé, d’autant plus que le Hamas dénoncera la passivité arabe et internationale pour mieux se disculper de sa responsabilité directe dans un tel désastre« . Jean-Pierre Filiu, professeur des universités à Sciences Po (Le Monde, 28/04/24).

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Recherche joueuse après #MeToo

Le 4/05, à l’Arsénic de Gindou (46), Nathalie Fillion présente Sur le cœur. Cabinet d’une neuropsychiatre experte en recherche après le mouvement #MeToo, Iris a brutalement cessé de parler… Un huis clos hospitalier où parole et langage se révèlent essentiels, la vision d’un futur aussi désastreux que désopilant.

Nathalie Fillion (compagnie Théâtre du Baldaquin) a écrit et mis en scène Sur le cœur, une pièce créée à Saint-Céré et présentée au Studio-Théâtre d’Asnières. La dramaturge la définit comme « fantasmagorie du siècle 21 ». L’argument est quasiment d’actualité. On est à Paris en 2027. « Depuis que les femmes parlent et qu’on les écoute, précise Nathalie Fillion, de nouvelles pathologies apparaissent, qui touchent les deux sexes : peurs, anxiétés, phobies nouvelles (…), autant de symptômes qui alertent l’OMS… ». Nous sommes d’entrée de jeu à la Pitié-Salpêtrière, dans le cabinet-laboratoire de la neuropsychiatre Rose Spillerman (Manon Kneusé), experte en recherche après le mouvement #MeToo. Voici le cas Iris (Marieva Jaime-Cortez), jeune fille brune, flanquée de sa sœur Marguerite (Rafaela Jirkovsky). Iris a brutalement cessé de parler. Allez savoir pourquoi… À partir de là, s’offre à nous, sur un fond de gravité essentielle, un plaisir effréné de théâtre en liberté. On y chante, on y danse (chorégraphie de Jean-Marc Hoolbecq). On y pense, aussi, dans le droit fil d’une constante allégresse.

C’est écrit avec esprit, sur un mode un tant soit peu mi-figue, mi-raisin qui fait tout le prix de la situation énigmatique dans laquelle se meut Iris. Ne traduit-elle pas en un seul geste, sans mot dire, la fameuse parole qu’on prête au Christ après sa résurrection à l’adresse de Marie-Madeleine : « Noli me tangere » (ne me touche pas) ? Iris encore, en femme des temps les plus reculés, n’appose-t-elle pas l’empreinte de sa main rougie sur la paroi supposée de la grotte pariétale ? Sur le cœur organise ainsi brillamment, dans toute sa grâce joueuse, l’exposé d’une visée anthropologique travestie en comédie musicale. Et l’on rit souvent, d’un bon rire sans bassesse, quand l’acteur Damien Sobieraff vient s’excuser d’avoir à jouer, dans cette pièce de femmes, tous les rôles d’hommes. Il est en effet, successivement, l’Ex, Mario l’assistant, le chef de la chorale de l’hôpital et Rémi l’orthophoniste. En vrai Fregoli, il se transforme en un clin d’œil et jette, dans le gynécée, le grain de poivre d’une masculinité discrètement piquante.

Nathalie Fillion, dont le talent ne se dément jamais, affirme en préalable, sans ambages, qu’on peut « rire du désastre », « faire du beau avec du laid », « chanter et danser sur les ruines ». Elle le prouve à l’envi dans un spectacle à l’esthétique moderne harmonieuse. L’honnêteté nous oblige à reconnaître que n’y sont pas pour rien, entre autres, la scénographie et les costumes de Charlotte Villermet, tout comme les lumières de Denis Desanglois. Jean-Pierre Léonardini

Sur le cœur, mise en scène Nathalie Fillion : le 04/05, à 20h30. L’Arsénic, Le Bourg, 46250 Gindou. Du 03 au 21/07 au Théâtre du Train bleu, 40 rue Paul Saïn, 84000 Avignon.

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Nicolas Philibert, un cinéma de relation

Avec la sortie en mars et avril d’Averroès et Rosa Parks et de La Machine à écrire et autres sources de tracas, Nicolas Philibert pose à nouveau sa caméra sur le monde de la psychiatrie. Un an après Sur l’Adamant, qui a décroché l’Ours d’or à Berlin.

Pauline Porro – Après La Moindre des choses et Sur l’Adamant, vous réalisez à nouveau deux documentaires sur la psychiatrie. Pour quelles raisons ?

Nicolas Philibert – J’ai tourné La Moindre des choses en 1995 à la clinique psychiatrique de La Borde, qui incarne le courant de la psychothérapie institutionnelle selon lequel, pour prétendre soigner les personnes, il faut aussi soigner l’institution. À travers ce film, je vais apprendre à apprivoiser, un peu, un monde sur lequel on a tous beaucoup de préjugés. Je vais découvrir que, dans leur immense majorité, les patients en psychiatrie sont surtout des gens effrayés et angoissés. Bien des années plus tard, j’ai eu envie de retrouver ce monde, parce que, au fond, je n’en suis pas complètement revenu. Cela a continué à m’habiter, car on y rencontre des personnes qui nous déroutent, qui nous poussent à nous questionner sur la société, qui nous ouvrent à une certaine poésie… Beaucoup de gens que je rencontre en psychiatrie me renvoient à moi-même et à mes propres vulnérabilités.

P.P. – Comment parvient-on à filmer dans un tel environnement ?

N.P. – J’ai fait ces films d’une manière très improvisée. Quand je me rends au centre de jour L’Adamant, je n’ai pas de programme, pas de plan de travail. J’arrive humblement avec l’idée d’inventer le film jour après jour, au gré des rencontres. Mon cinéma repose sur la relation. J’essaye de faire en sorte que les gens qui sont là aient envie de me raconter des choses devant une caméra, mais je ne force jamais les portes.

P.P. – Après avoir filmé ce centre de jour, vouliez-vous donner une image plus complète de la psychiatrie en filmant un hôpital ?

N.P. – Au début, je ne souhaitais faire qu’un seul film mais, de fil en aiguille, je vais aller à l’hôpital pour y rendre visite à certains des patients rencontrés sur l’Adamant. Petit à petit, ces visites se transforment en repérage et l’idée d’un deuxième film à l’hôpital émerge,  fondé principalement sur des entretiens entre soignés et soignants. En parallèle, j’apprends que des soignants bricoleurs font des visites à domicile pour épauler des patients dans leurs problèmes domestiques. J’accompagne deux d’entre eux et cela me donne envie de continuer. Mais ces films sont trois aspects différents d’une même psychiatrie. Les patients n’en sont pas tous au même point. À l’hôpital, ils traversent un moment de plus grande fragilité. Mais il s’agit dans tous les cas d’aider les uns et les autres à tisser un lien avec le monde. C’est le cas à travers les ateliers sur l’Adamant, les entretiens dans Averroès et Rosa Parks, ou quand on vient réparer une machine à écrire chez un patient.

 P.P. – Les soignés évoquent le manque de moyens dont souffre la psychiatrie. Comment cela se manifeste-t-il ?

N.P. – Aujourd’hui, il existe une psychiatrie déshumanisée, qui ne prend plus le temps car cela coûte cher. On a ainsi supprimé des dizaines de milliers de lits et de très nombreux postes au cours de ces vingt dernières années. Quand on n’a plus le temps de s’occuper des patients, ils sont livrés à eux-mêmes, et ceux dont on se dit qu’ils sont agressifs, on aura vite fait de les enfermer. Lorsqu’on ne peut plus exercer son travail dignement, on finit par déserter, donc on fait appel à des intérimaires qui sont mieux payés, mais qui ne sont pas investis de la même manière. Ce n’est pas lié à la seule psychiatrie, et c’est tout le monde de la santé qui va mal. Entretien réalisé par Pauline Porro

Les films de Nicolas Philibert : 1990, La Ville Louvre. 1997, La Moindre des choses. 2002, Être et avoir. 2007, Retour en Normandie. 2013, La Maison de la radio. 2018, De chaque instant. 2023, Sur l’Adamant. 2024, Averroès et Rosa Parks et La Machine à écrire et autres sources de tracas.

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Saint-Alban, soigner sans contrainte

Aux éditions du Seuil, Camille Robcis publie Désaliénation, politique de la psychiatrie. De l’hôpital de Saint-Alban à la clinique de La Borde, la chercheuse décrit les premiers pas de la psychothérapie dite « institutionnelle » : l’autre façon de traiter ceux qui sont considérés comme fous. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°367, avril 2024), un article de Frédéric Manzini. Sans oublier de visiter l’exposition Toucher l’insensé, au Palais de Tokyo (75).

Tout a commencé à l’hôpital de Saint-Alban, dans un petit village isolé de Lozère, pendant la Seconde Guerre mondiale. François Tosquelles, psychiatre catalan réfugié en France après la guerre civile espagnole, nourrit le projet d’expérimenter une autre façon de traiter ceux qui sont considérés comme des fous. Ce sera le premier pas de la psychothérapie dite « institutionnelle », dont Camille Robcis, directrice du département des « French Studies » à l’université Columbia de New York, retrace ici l’histoire dans Désaliénation, politique de la psychiatrie, tout en se refusant à porter un jugement de valeur d’un point de vue clinique. Désaliéner, c’est traiter autrement la psychose : refuser toute autorité, toute discipline et même toute hiérarchie entre soignants et patients, placer le lien au centre du soin, lier étroitement la théorie et la pratique, s’appuyer sur des outils issus de l’anthropologie, de la sociologie, de l’art et de la psychanalyse.

De fait, l’initiative suscite rapidement l’intérêt de médecins comme Jean Oury, mais aussi d’artistes comme Paul Éluard et Jean Dubuffet et de penseurs comme Frantz Fanon, Félix Guattari et Michel Foucault. D’hôpital à visée thérapeutique, Saint-Alban est devenu un « laboratoire d’invention politique » qui entend lier l’émancipation psychique à l’émancipation sociale et politique. C’est aussi le cas des autres lieux qui appliquent les mêmes règles de fonctionnement comme la clinique de La Borde, près de Blois. On y propose de multiples activités culturelles, des résidences d’artistes, des pratiques d’artisanat, de la vie en collectivité et en autogestion : autant d’expérimentations innovantes qui s’inscrivent en rupture profonde avec l’approche fondée exclusivement sur la neurologie et la pharmacologie.

Laboratoire et utopie, la psychothérapie institutionnelle invente dans tous les cas un autre rapport à la folie, elle permet aussi de repenser le fonctionnement de notre propre psyché. À moins qu’il s’agisse, pour reprendre le mot de François Tosquelles, d’une « tentative pour guérir la vie elle-même ». Frédéric Manzini

Désaliénation, politique de la psychiatrie : Tosquelles, Fanon, Guattari, Foucault, par Camille Robcis (Le Seuil, 304 p., 21€50).

Dans ce même numéro d’avril, Sciences Humaines propose un dossier fort instructif : Comment vaincre nos fatigues ? Avec, en outre, un passionnant entretien avec Margot Giacinti sur l’histoire des féminicides et un sujet consacré à la psychologie évolutionniste, « le cerveau en héritage ». Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Un excellent magazine dont nous conseillons vivement la lecture. Yonnel Liégeois

PALAIS DE TOKYO, L’EXPO : TOUCHER L’INSENSÉ

La « psychothérapie institutionnelle » est une pratique de la psychiatrie initiée au milieu du 20e siècle, dont le présupposé est que pour soigner les malades, il faut d’abord soigner l’hôpital. Autrement dit, ne jamais isoler le trouble mental de son contexte social et institutionnel. Inspirée de ces expériences psychiatriques et humaines révolutionnaires, qui s’appuient sur le collectif et sur la création artistique, cette exposition s’intéresse à différentes manières de transformer des lieux d’isolement en lieux de protection, en refuges contre les violences de la société.

Elle présente notamment les films de François Pain, qui a documenté la vie de la clinique de la Borde et la parole d’importants praticiens de la psychothérapie institutionnelle (François Tosquelles, Jean Oury, Félix Guattari), et rassemble des artistes, mais aussi des soignant·es et des éducateur·ices, qui ont initié des pratiques artistiques collectives dans diverses structures liées au soin de la santé mentale (hôpitaux psychiatriques, centres d’accueil, instituts médico-éducatifs…). Ces expériences d’hier et d’aujourd’hui, en France et ailleurs, montrent comment l’art est un outil d’émancipation, une forme active et critique d’être-ensemble et l’expression d’une poésie vitale.

À la suite d’autres expositions consacrées à Fernand Deligny et à François Tosquelles, pourquoi s’intéresser à ces pratiques depuis la perspective d’un centre d’art contemporain ? Pour étendre notre compréhension des raisons et des manières de faire de l’art, de ses fonctions sociales et politiques, mais aussi psychiques et éthiques. Pour partager les désirs d’expression  de personnes pour qui les « évidences de la quotidienneté » ne vont pas de soi, et que le collectif peut animer. Mais aussi parce que, si elle a été fondée dans le contexte de la psychiatrie, la psychothérapie institutionnelle pourrait bien être un outil, ou tout du moins une manière de penser et d’agir, applicable à d’autres institutions et d’autres champs de la vie sociale. Car certaines violences systémiques, qui s’exercent en tout lieu, peuvent être énoncées, analysées et combattues par ce biais.

Toucher l’insensé, exposition collective : jusqu’au 30/06. Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson, 75116 Paris.

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Catherine Hiegel, en gratitude !

Les 12 et 13/01, à la Coupe d’Or de Rochefort (17), Fabien Gorgeart met en scène Les Gratitudes, d’après Delphine de Vigan : douceur et tendresse pour une vie qui chemine vers ses derniers feux. Avec Catherine Hiegel, impressionnante en autrice devenant aphasique.

D’abord détendre l’atmosphère… Le public, et il joue le jeu avec bonheur, est invité par Pascal Sangla, musicien et comédien, à chanter quelques tubes plutôt anciens comme Mistral gagnant de Renaud, le Sud de Nino Ferrer, ou encore Une chanson douce d’Henri Salvador. Une petite dame, plus très jeune, prend le relais sur scène. Ces premières minutes des Gratitudes sont des instants de simplicité et de chaleur humaine. Largement inspirés par le roman de Delphine de Vigan, ici adapté avec le concours de l’autrice.

Pour sa première mise en scène, Fabien Gorgeart avait mis en chantier la nouvelle d’Emmanuèle Bernheim, Stallone, dont l’héroïne, Lise, très modeste secrétaire médicale, décidait de reprendre sa vie en main après avoir vu Rocky III au cinéma. Un spectacle éclatant vers une nouvelle vie. Avec les Gratitudes, il n’est pas question de flamboyance, mais de douceur, de tendresse, dans une vie qui chemine vers ses derniers feux. Pascal Sangla quitte vite le rôle du gentil maître de chant pour celui de Jérôme, orthophoniste intervenant en milieu hospitalier. Tout se passe alors dans un décor volontairement dépouillé, avec un large fauteuil et une table supportant les claviers, rythmé seulement par des couleurs changeantes.

Depuis peu, Michka (Catherine Hiegel), jusque-là vieille dame indépendante, a intégré cet Ehpad. Progressivement elle glisse dans les zones troubles où la mémoire se perd. Elle devient aphasique, consciente de mélanger les mots, en prend un pour un autre, ne les assemble plus. Nommer une lampe torche devient une victoire remportée sur la nuit. Parfois, utiliser un mot pour un autre peut aussi être comique, même si ce ne sont pas ces ressorts qui sont recherchés. Michka n’est pas dupe. Elle s’en amuse, un peu, parfois, et quand elle chante, les mots reviennent. Parce que, paraît-il, la mémoire musicale est différente de la mémoire courante. Les efforts de Jérôme sont vains, il le sait, la maladie est inéluctable. Et d’autant plus glaçante que Michka, parolière de profession, a passé toute sa vie en compagnonnage absolu avec les mots et leur sonorité.

Cette dislocation du langage qu’elle réussit à merveille rappelle, mais en est-il besoin, que Catherine Hiegel, impressionnante, est une grande comédienne. Le succès des Gratitudes lui doit beaucoup. Même lorsque se greffe une histoire dans l’histoire, quand Michka tente de retrouver le couple qui, pendant la guerre, a hébergé et de fait sauvé la vie de la gamine juive qu’elle était. Une jeune femme, Marie (Laure Blatter), sa voisine, l’aide dans cette dernière quête. Pour que tous les souvenirs ne disparaissent pas, pas encore. Gérald Rossi

Les gratitudes, Fabien Gorgeart : Les 12 et 13/01 au Théâtre de la Coupe d’Or, Rochefort (17). Les 16 et 17/01 aux Espaces Pluriels de Pau (64). Les 23 et 24/01 au Grand R, La Roche-sur-Yon (85). Le 27/01 au Bateau Feu, Dunkerque (59). Les 30/01 et 01/02 au Théâtre Sorano, Toulouse (31).

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Le Papotin, sans langue de bois

Le 28/12, à 23h20, France 2 raconte Une saison au cœur du Papotin. D’abord journal atypique, le Papotin est le fruit d’une aventure peu banale. Initié par l’éducateur Driss El Kesri, chaque semaine, il donne la parole à de jeunes autistes de la région parisienne. Sans langue de bois, dans l’écoute et le respect.

Le Papotin ? Avant tout, un journal atypique fondé par Driss El Kesri, éducateur à l’hôpital de jour d’Antony (92). Il y a plus de trente ans déjà que l’aventure a débutéAujourd’hui, la conférence de rédaction hebdomadaire rassemble des jeunes d’une quinzaine d’établissements de la région parisienne pour mener à bien, et dans la gaieté, l’accouchement de leur journal. Julien Bancilhon, psychologue, est désormais le rédacteur en chef de cette petite entreprise de concertation qui ne connait pas la langue de bois ! Bien au contraire, la leur est verte, les questions décomplexées, les interventions déconcertantes de naïveté et parfois percutantes de vérité : une fraîcheur oubliée ou censurée par nos esprits trop formatés.

Chacun a ses thèmes de prédilection, ses obsessions, ses interrogations récurrentes qui, au final, composent un patchwork brut de décoffrage, poétique et drôle. Fidèle au poste, Arnaud est présenté affectueusement par Driss comme le « 1er Papotin », c’est ensemble qu’ils ont conçu le journal à ses débuts : un personnage attachant, très calme et réservé, gérant avec une extrême courtoisie ses questions sur l’âge, le tutoiement ou la permission éventuelle de « renifler les doigts de pied » d’une fille… Assis à sa gauche, Thomas, un beau brun rieur d’une vingtaine d’années, serre fort sa chérie Diane.

Les prises de parole se succèdent, les sentences fusent « les femmes sont moins fortes que les hommes ! », avec une réponse immédiate « Ah ! vous ne connaissez pas ma mère ! ». Un éclat de rire général, qui n’atteint pas Esther, jeune femme brune au regard noir et inquiet : c’est la portraitiste du groupe, elle demande à toute personne l’autorisation  de la dessiner. . Très vite on en vient au sujet à la « Une » du prochain numéro, l’interview du lendemain. La première personnalité à s’être volontairement soumise à cette expérience fut Marc Lavoine, compagnon de route depuis le début, co-auteur avec Driss el Kesri de l’ouvrage Toi et  moi  on s’appelle par nos prénoms- le Papotin, livre atypique.

Nombreux sont celles et ceux qui ont accepté de se prêter au jeu de cette interview corrosive, sans filet : Jacques Chirac, Barbara, Philippe Starck, Christiane Taubira, Renaud, Ségolène Royal, Thomas Pesquet, Josiane Balasko, Denis Lavant, Angèle, Grand Corps Malade… En l’attente du prochain invité qu’ils doivent rencontrer, personnalité culturelle-politique-scientifique, à chaque fois l’excitation est à son comble. Pour Arnaud, une  question cruciale : « Driss, tu crois que je pourrai le tutoyer ? », « sans doute, il faudra lui demander ». Nicolas annonce « qu’il mettra un costume » et Johan, comme à son habitude, préparera un discours politique blindé de chiffres et de détails. Dans la salle, un groupe de jeunes, élèves du lycée Expérimental de Saint-Nazaire, n’ont pas perdu une miette des échanges. Peut-être, deviendront-ils des adultes plus tolérants et plus ouverts dans leur vie au quotidien…

La conférence de rédaction s’achève, le groupe se disperse. Alors, une évidence s’impose : ces jeunes autistes communiquent sans faux semblants ni tabous, s’écoutant mutuellement et se respectant. En fait, tout le contraire de la façon de faire des gens dits « normaux », pourtant censés ne pas avoir de problèmes de communication. Chantal Langeard

Les rencontres du Papotin sont diffusées un samedi par mois à 20h30 et en replay sur France.tv.

2024, avec Adèle Exarchopoulos !

En 2024, Adèle Exarchopoulos ouvrira le bal des Rencontres du Papotin, le 6 janvier à 20h30 sur France 2. Après ses pairs Gilles Lellouche, Camille Cottin ou encore Jonathan Cohen, la comédienne se frottera aux questions sans filtre de 40 journalistes avec autisme.

L’occasion pour la protagoniste du film primé La vie d’Adèle de s’exprimer en toute franchise et d’évoquer ses passions, sa famille ou encore son rapport à l’enfance. Les journalistes atypiques des Rencontres du Papotin poseront leurs questions les plus « cash » à la comédienne : un face-à-face détonnant !

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Didier Eribon, un retour (à)mère

Aux éditions Flammarion, Didier Eribon publie Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple. Un ouvrage essentiel et poignant, où le philosophe et sociologue nous entraîne dans les tourments du grand âge. En dressant le portrait de sa propre mère, en évoquant son destin laborieux et douloureux.

S’il est bien une réalité incontournable à laquelle nul ne peut échapper, c’est bien celle de notre finitude et, peut-être plus angoissante encore, celle de la mort de nos proches. On commence par constater des signes de faiblesse physique, annonciateurs d’un début de dépendance, et un désintérêt vis à vis de l’extérieur. Didier Eribon a retrouvé sa mère après de longues années d’éloignement. « Le fossé qui s’était creusé entre nous n’avait pas été le fruit d’une rutpure, mais d’un éloignement progressif qui avait commencé très tôt, pour devenir, assez rapidement, quasi total et sans retour possible ». Dans Retour à Reims, il exposait les raisons qui l’avaient poussé à quitter le foyer familial et son environnement, ne supportant plus le climat étouffant et les allusions racistes et homophobes qui émaillaient les conversations. Il y retraçait également son difficile parcours de transfuge de classe, évoquant les écueils douloureux de ce passage d’un monde prolétaire à celui d’une élite cultivée. Expérience très proche de celle décrite par Annie Ernaux qui a si subtilement raconté la honte…, puis la honte d’avoir eu honte de son milieu d’origine !

Au fil des décennies, l’heure est venue pour la fratrie Eribon de s’occuper de leur mère, vieillissante et affaiblie. Pour l’auteur, le dialogue est toujours aussi difficile, accablé par ses propos : « ma mère était une vieille femme raciste et je devais l’accepter telle qu’elle était ». Les quatre frères doivent bientôt prendre l’une des décisions les plus difficiles d’une vie résumée dans ce mot affreux, le placement, qui ne rapporte que douleur et culpabilité. Encore faut-il convaincre l’intéressée qui précisément ne l’est pas et s’accroche à son logement. Pour y parvenir, sont prononcées ces  paroles aussi mensongères qu’apaisantes. « Ne t’inquiète pas. Ici ils vont bien s’occuper de toi. Tu verras, tu seras bien ». Sa mère espérant alors envers et contre tout une amélioration de son état, il culpabilise de l’avoir rassurée… «  Mais comment dire à sa mère: non, tu ne vas pas guérir, non tu ne vas pas aller mieux ? ». Au contraire, elle ne cessera de s’affaiblir dès son entrée dans l’établissement, tant physiquement par une immobilité contrainte que psychiquement par une perte progressive de tous ses repères sociaux et amicaux.

L’état de sa mère s’aggrave, elle est atteinte par ce « syndrome de glissement » constaté par de nombreux soignants : comme tant d’autres, elle lâche progressivement les bords du tobbogan… À sa mort, Didier Eribon fait siennes  la douloureuse phrase d’Albert Cohen « jamais plus je ne serai un fils » et la plainte dAnnie Ernaux « je n’entendrai plus sa voix » (Une femme). Comme pour cette dernière, transfuge de classe comme lui, la mort de sa mère, dernier parent survivant, ne signifie pas seulement la perte du rôle filial mais la disparition du dernier lien qui rattache au milieu ouvrier d’origine. Il replonge dans ses souvenirs pour ressusciter la vie de cette femme du peuple : « Elle avait été une enfant abandonnée, placée à 14 ans comme bonne à tout faire, une femme de ménage, une ouvrière d’usine… elle s’était mariée à 20 ans et avait vécu  pendant 55 ans avec un homme qu’elle n’aimait pas ». Elle a travaillé dur, élevé quatre enfants, fut malheureuse toute sa vie. Veuve et octogénaire, elle savoure alors sa découverte de la liberté et l’absence de contraintes, elle s’offre même le vertige d’un amour tardif !

En sociologue averti, Didier Eribon est accablé de constater la déshumanisation progressive des pensionnaires en ehpad ou maison médicalisée, coupés de toute activité stimulante et de leurs chères habitudes, sommés de suivre les règles d’une vie en commun qui leur est imposée avec des gens qu’ils ne connaissaient pas auparavant. « Seule sur son lit de la maison de retraite, ma mère protestait, clamait son indignation. Mais son cri ne s’adressait qu’à une seule personne, moi ». Il se souvient que Simone de Beauvoir, parlant de son livre La vieillesse, disait « avoir voulu écrire un essai qui serait, touchant les personnes âgées, le symétrique du Deuxième Sexe ». L’ouvrage n’eut pas, loin s’en faut, le même retentissement… Pourtant, si la condition des femmes concerne la moitié de l’humanité, les conditions de notre vieillesse nous concerne toutes et tous. C’est sans compter sur le déni farouche qui persiste encore dans notre société lorsqu’il s’agit d’aborder sérieusement les problèmes de la fin de vie.

En conclusion, le philosophe propose une réflexion stimulante sur nos rapports aux personnes âgées et à la mort, sur l’expérience du vieillissement. Qui s’apparente à « une expérience-limite dans la philosophie occidentale, l’ensemble des concepts semblant se fonder sur une exclusion de la vieillesse » : comment mobiliser des personnes qui n’ont plus de mobilité ni de capacité à prendre la parole et donc à dire « nous  » ? Pour Didier Eribon, ce « retour (à)mère » est tout à la fois un cri de colère et un cri d’amour. Chantal Langeard

Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple, par Didier Eribon (Flammarion, 336 p., 21€).

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La mort au rendez-vous

Jusqu’au 28/07 en Avignon (84), au théâtre Présence Pasteur, Marie Levavasseur et Franck Berthier proposent L’affolement des biches et Voyage à Zurich. Deux spectacles qui traitent avec subtilité, mais aussi humour et fantaisie, de la mort et du choix de la fin de vie.

Comment parler de la mort en famille ? Marie Levavasseur propose d’une part le rire, et de l’autre le regard d’une gamine de treize ans, « Cahuète », pour qui les codes des adultes sont tout simplement dépassés. Zoé Pinelli, avec sa bouille de gentil lutin au féminin, en veut beaucoup à sa grand-mère qui, sans prévenir, a fait le grand bond de l’autre côté du miroir. « Quels récits raconter à ceux qui partent et à ceux qui restent », se demande l’auteure pour qui « ce spectacle est aussi une manière de conjurer nos peurs et de célébrer la vie. Il pose la question de la place du sacré et des rituels dans nos sociétés où les institutions religieuses ou civiles semblent en panne d’inspiration ». Pour donner un coup de main à sa famille laissée sur le quai, Annabelle la défunte (pétillante Marie Boitel) revient parmi eux, pour participer à ces moments un peu particuliers qui précèdent la cérémonie finale.

Annabelle était malade, se savait condamnée. Seul Einstein (Serge Gaborieau) son compagnon et père des enfants, médecin de son état, était dans le secret. Elle avait choisi elle-même son dernier jour, avant de ne plus avoir la possibilité de le faire. Mais voilà que la famille (interprétée par Yannis Bougeard, Béatrice Courtois, Morgane Vallée) est confrontée à cette décision, et à quelques questions annexes comme le choix entre inhumation ou crémation. Pour l’aider, un très étonnant représentant des pompes funèbres (tourbillonnant Valentin Paté) assiste les survivants tout en dialoguant avec la défunte. L’affolement des biches, qui fait une vague référence à ces jolis animaux sensibles et peureux, met sur la table les relations familiales quand chacun, bouleversé par le décès, est aspiré par sa morale, ses convictions, son métier, ses études… Pour son premier spectacle « adulte » après plusieurs pièces destinées au jeune public, la directrice de la compagnie Les Oyates fait entendre une petite partition originale et assez réjouissante.

Inspiré d’une histoire véritable (celle de la comédienne Maïa Simon), le récit de Jean-Benoît Patricot est adapté et mis en scène par Franck Berthier. Sur le plateau, Marie-Christine Barrault, remarquable, est entourée de Yannick Laurent, Arben Bajraktaraj, Marie-Christine Letort, et Magali Genoud. Ce Voyage à Zurich n’a rien d’une ballade d’agrément, puisque c’est là qu’a décidé de mourir la comédienne, se sachant atteinte d’un cancer désormais incurable. Elle a choisi la Suisse, puisqu’en France la loi interdit toujours aux personnes irrémédiablement condamnées de quitter ce monde dans la dignité, quand leur conscience le leur permet encore. La pièce n’écarte pas les multiples questionnements, inévitables. Avec humour, conviction et délicatesse. Gérald Rossi

L’affolement des biches (jusqu’au 28/07, à 12h25) et Voyage à Zurich (jusqu’au 28/07, à 16h20) : théâtre Présence Pasteur, 13 rue du Pont Trouca, 84000 Avignon (Tél. : 04.32.74.18.54/07.89.21.79.44).

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Morts au travail, l’hécatombe

Aux éditions du Seuil, Matthieu Lépine publie L’Hécatombe invisible, enquête sur les morts au travail. Entre 2019-2022, ils furent 1339 à mourir sur le chantier ou à l’entreprise. Un fléau qui touche en priorité les jeunes, amplifié par la précarisation et de mauvaises conditions de travail. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°359, juin 2023), un article de Clément Lefranc.

Chaque jour, en France, des femmes et des hommes meurent au travail. Le silence qui entoure ces tragédies, constate l’auteur, ne peut pas laisser indifférent. C’est pourquoi, depuis quatre ans, il relève minutieusement dans la presse les accidents du travail aboutissant à un nombre de décès qui, sur la période 2019-2022, s’élève à 1 399 cas. Parce qu’ils ne sont pas toujours bien encadrés, qu’ils manquent de formation ou encore qu’ils entretiennent un rapport au risque différent de celui de leurs aînés, les jeunes sont davantage touchés par ce fléau.

Par ailleurs, la précarisation et les conditions de travail dérégulées amplifient les risques, comme l’illustre le cas de ce jeune ouvrier happé par une machine agricole alors qu’il enchaînait sa onzième journée de travail d’affilée. Professeur d’histoire et de géographie, Matthieu Lépine ne fait pas que témoigner des drames qui endeuillent le monde professionnel. En mettant en perspective la construction du droit du travail, et les coups de boutoir dont celui-ci a été victime récemment (à l’exemple de la disparition des Comités d’hygiène et de sécurité, noyés dans les Comités sociaux et économiques), l’auteur ne cache pas son pessimisme. Les tragédies qu’il décrit établissent le fait que les reconfigurations récentes du monde du travail (sous-traitance, précarisation) sont largement responsables d’une vulnérabilité accrue, dont certains secteurs, tels que le BTP, les transports et l’agriculture sont les porteurs emblématiques. Les politiques de prévention sont impuissantes à contenir les dérives et les inspecteurs du travail bien trop rares pour agir efficacement.

Le système judiciaire, quant à lui, va même jusqu’à compliquer les démarches des familles des victimes en quête de vérité et de réparations. Mourir au travail, conclut l’auteur, n’est pourtant pas une fatalité. Il fallait déjà, pour s’en persuader, prendre conscience de la fréquence des accidents qui fauchent prématurément tant de jeunes travailleurs. Le travail documenté de Matthieu Lépine en apporte la démonstration. Clément Lefranc

L’Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail, Matthieu Lépine (Le Seuil, 224 p., 19 €). Dans ce même numéro de juin, la revue s’interroge : Qu’est-ce que l’amitié ? Un imposant dossier, fort instructif. Sans oublier l’éclairant entretien avec Bertrand Badie, « La géopolitique est une affaire humaine ».

Dès sa création, Chantiers de culture inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

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Des voix venues d’ailleurs

Créée en avril au Théâtre des Îlets-CDN de Montluçon (03), Voix fait des vagues à la Tempête (75) jusqu’au 21/05 ! Une pièce de Gérard Watkins avec Valérie Dréville, fulgurante de présence dans le rôle-titre. Entre fantastique et réalisme, un spectacle fort déroutant.

Sur scène, deux femmes et un homme, jeunes… Ils le confessent, à tour de rôle ils racontent que des Voix venues d’ailleurs perturbent leur esprit, occupent sporadiquement leur entendement. Amies ou ennemies, conciliantes ou vindicatives, doucereuses ou violentes ! Des témoignages troublants, percutants, étrangement déroutants qu’énoncent Lucie Epicureo, Maria Razafindrakoto et Malo Martin au fil des interrogations d’une voix inconnue surgie du fond de la salle : les pensionnaires d’un institut psychiatrique en consultation avec leur thérapeute ? Que nenni, seulement trois comédiens d’un naturel désarmant qui répondent à leur propre metteur en scène, incognito dans le noir théâtral !

Gérard Watkins réussit une incroyable performance scénique, d’une émouvante sensibilité, en réunissant sur le plateau ce curieux groupe d’« entendeurs de voix » qui prêtent la leur à ces hommes et femmes atteints de ce phénomène psychique si particulier. Persécutés ou pourchassés, plus tard diagnostiqués comme schizophrènes, dans nos sociétés occidentales ils subirent électrochocs ou dégradants traitements médicamenteux. En d’autres temps, il était naturel d’entendre des voix : Jeanne d’Arc, Socrate, Mahomet, Ghandi… Aujourd’hui, plus proches de nous, le premier ministre Winston Churchill, la romancière Virginia Woolf, le psychiatre Carl Jung, le footballeur Zinédine Zidane, le comédien Antony Hopkins ! Nombreuses en France sont les personnes touchées par ce phénomène. Depuis la création du Réseau des entendeurs de voix (REV) en 1987 aux Pays-Bas, elles s’organisent en groupes de parole pour partager petits bonheurs et grandes douleurs, être reconnues comme des humains à part entière, non comme des malades ou des fous.

D’une profonde humanité, dans la mise à nu d’un plateau où seuls les mots dits habillent les maux subis, Voix nous donne à entendre les singulières histoires de ces individus transpercés d’injonctions contradictoires qui appellent autant au bien-être qu’à la mort. La preuve ? Le long et prenant monologue de Valérie Dréville, venant sublimer le superbe chant choral de ses trois partenaires… Nous livrant le combat intérieur de Véronique, confessant une souffrance accumulée en soixante ans d’existence entre silences réprobateurs et envolées libératrices : habitée de trois voix « qui débarquent à tout moment et me scient les tympans » ! Jusqu’à ce que, au final, ces dérangeantes voix venues d’ailleurs prennent forme humaine ou animale sur scène, nous rappelant de manière ludique et fantasmagorique que notre humanité s’inscrit dans une temporalité et une spiritualité qui bien souvent nous dépassent, nous terrassent ou libèrent nos audaces. Avec cette question frontale : existe-t-il frontière infranchissable entre ce qui relève de la normalité et ce qui s’apparente à l’étrangeté ? Un spectacle déroutant qui élargit l’espace de notre imaginaire, ose rendre visible ce qui relève de l’invisible, ouvre la voie à tous les possibles. Yonnel Liégeois

Voix, texte et mise en scène de Gérard Watkins : jusqu’au 21/05 au Théâtre de La Tempête, Cartoucherie de Vincennes. Du 05 au 08/12, à la Comédie de Saint-Etienne.  

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Retraite et travail, les deux à repenser

À l’heure du débat houleux sur les retraites, de nombreuses voix tentent de déplacer le curseur. Parmi elles, économistes et sociologues, syndicalistes et chercheurs… Parue dans le quotidien Le Monde, la tribune de Pierre-Olivier Monteil, philosophe et enseignant en éthique à l’université Paris-Dauphine PSL.

Le débat sur les retraites a notamment fait émerger l’idée que le problème de fond était moins le projet de réforme que le travail lui-même. Pour une proportion croissante de salariés, ce dernier est aujourd’hui synonyme d’insatisfaction et de manque de sens. En attestent les manifestations de désengagement que sont l’absentéisme, le turnover [le départ et l’entrée de personnel], la démotivation face à des conditions d’exercice difficiles, les difficultés à recruter… Il n’y faut voir aucune « paresse », mais une critique en actes du travail que l’on fait, au nom de celui que l’on aime. Les salariés ne se résignent donc pas sans aigreur à occuper – parce qu’il faut bien vivre – un emploi essentiellement alimentaire.

Sous ce prisme, le départ à la retraite leur apparaît comme le moment de la « grande compensation » où l’on solde les comptes. D’un côté, c’est la légitime exigence de justice évoquée à propos de l’inégale durée de cotisation, rapportée à l’inégale espérance de vie. De l’autre, on peut cependant se douter que, pour le plus grand nombre, le compte n’y sera jamais. Car, quelles qu’en soient les conditions, comment la pension pourrait-elle remplacer ce qui n’a pas de prix, c’est-à-dire un travail sensé et épanouissant ? L’opposition à la réforme recouvre, à cet égard, un débat escamoté jusqu’ici. Celui qui oppose les partisans d’un signal de « bonne gestion » à adresser aux marchés et les tenants d’une certaine idée de la solidarité qui, à la suite du sociologue Marcel Mauss (1872-1950), considèrent les pensions comme un contre-don versé par la nation à ses retraités, en réponse au don qu’ils ont fourni quand ils étaient en activité.

Le sentiment d’être utile

Ce clivage entre raison gestionnaire et reconnaissance symbolique recoupe celui qui oppose, dans la sphère du travail, culture du résultat et éthique du métier, capitalisme prédateur et aspiration à donner de soi. On comprend, dès lors, l’amertume de ceux que l’argumentaire gouvernemental contraint de se soumettre à une logique qui, à leurs yeux, détourne de l’essentiel. En même temps que la retraite, c’est donc le travail qui est à repenser, en sorte qu’il soit gratifiant en tant que tel et permette, en définitive, une activité qui humanise. Après tout, travailler consiste à produire, certes, mais ce faisant, c’est aussi nous-mêmes qu’en travaillant nous produisons.

À ce titre, le travail devrait favoriser l’autonomie, à l’opposé du néo-taylorisme qui désapprend la responsabilité. Il pourrait être une expérience qui prépare au vivre-ensemble en privilégiant la commune appartenance à l’équipe, au métier, à la société, au lieu de la concurrence et de l’individualisation à outrance qui dissolvent les solidarités. Il devrait accréditer chez chacun le sentiment d’être utile, en permettant le travail bien fait et le sentiment du devoir accompli, aujourd’hui empêchés par l’obsession du chiffre. Une contribution majeure à cet égard peut être celle d’un management exerçant sa mission loyalement, au lieu de privilégier l’évitement en se dissimulant dans des dispositifs anonymes d’inspiration productiviste (production à flux tendu, numérisation…).

Réhabiliter le travail conduirait en outre à considérer les salariés pour ce qu’ils sont, à savoir des apporteurs en travail, à l’égal des apporteurs en capital que sont les actionnaires. Car, si ces derniers sont propriétaires de la société commerciale, ils ne le sont pas de l’entreprise, qui repose sur la double contribution du capital et du travail. C’en serait alors fini du regard suspicieux porté sur les salariés, jugés toujours trop coûteux et pas assez performants.

Simple variable d’ajustement

Ces perspectives pourraient sembler doucement utopiques et, de toute façon, hors de portée d’un gouvernement quel qu’il soit, puisque relevant du pouvoir d’organisation de l’employeur. Mais il n’en est rien. Car la loi Pacte de 2019 prévoit déjà la possible présence de représentants des salariés aux côtés de ceux des actionnaires au sein des conseils d’administration. Il suffirait d’y ajouter qu’ils le sont à parité, comme le prévoit la codétermination qui se pratique en Allemagne dans les entreprises privées de plus de 2 000 salariés. Cette réforme introduirait un souffle nouveau dans le monde du travail. Elle aurait en effet pour conséquence que les salariés, devenus copropriétaires, ne sauraient être traités comme une simple variable d’ajustement. Cela conduirait le management à une conversion du regard qui le porterait à s’intéresser aux réalités concrètes de leur engagement et à mettre au rancart la pédagogie sommaire qui croit pouvoir l’acheter avec de l’argent. Même le plus ignorant des jardiniers sait que les plantes ne poussent pas qu’en les arrosant, mais qu’il y faut aussi de l’engrais, un bon terreau, de l’ensoleillement… et de l’amour.

Nombre de ces préoccupations se retrouvent aujourd’hui dans ce qu’on appelle les « organisations apprenantes ». Des entreprises efficientes parce qu’elles savent que l’énergie qui lance dans l’action ne réside pas dans le formalisme des process, mais dans l’informel de relations que l’on entretient avec plaisir. Au total, si les ressorts du travail humain étaient seulement compris, la retraite ne serait plus attendue par les salariés comme une sorte d’indemnisation et une forme de revanche, mais comme le moment de se reposer de la saine fatigue d’une vie professionnelle accomplie.

Pour l’heure, nous en sommes loin. Remplacer la reconnaissance symbolique par de l’échange monétaire est économiquement très coûteux. L’efficience requiert une part de gratuité, ce que la raison gestionnaire a bien du mal à admettre. Que nos réformateurs l’entendent et se montrent un peu plus raisonnables, est-ce réaliste ? Pierre-Olivier Monteil

Pierre-Olivier Monteil est chercheur associé au Fonds Ricœur, enseignant en éthique à l’université Paris-Dauphine PSL. Il est l’auteur de La Fabrique des mondes communs. Réconcilier le travail, le management et la démocratie (Erès, 416 p., 19€50).

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Fabien Dupoux, les damnés de la mondialisation

Aux éditions Arnaud Bizalion, Fabien Dupoux publie Les oubliés. Depuis plus de 15 ans, le photographe parcourt mines, décharges et chantiers à la rencontre des damnés de la mondialisation. Un regard bouleversant sur ceux qui payent de leur vie la violence du travail. Paru dans le quotidien L’humanité, un article de Pablo Patarin

« Où que j’aille, les scènes semblent identiques, atemporelles, révoltantes. je n’ai jamais cherché à être là, j’avais besoin d’être là ». Fabien Dupoux

Un travailleur dans une carrière de granit fait levier avec un pied-de-biche pour faire tomber un rocher. Inde 2015

Du Mexique aux Philippines en passant par l’Inde et la Bolivie, Fabien Dupoux perçoit des scènes similaires, où les précaires subissent le commerce mondialisé, dont ils sont pourtant le rouage essentiel. Dans Les Oubliés, le photographe documentaire rend hommage à ces prolétaires méconnus de l’Occident, qu’ils soient mineurs ou pêcheurs. Lui qui a notamment travaillé sur les discriminations face au handicap, les mouvements sociaux chiliens ou les questions environnementales, il nous confronte aux situations tragiques et révoltantes de ces « petites mains », au travers de 59 photographies d’un noir et blanc contrasté réalisées sur près de dix-sept ans.

Les clichés de Fabien Dupoux s’accompagnent également de textes forts, écrits par Jean-­Christian Fleury, critique d’art et Léo Charles, maître de conférences à l’université Rennes-II et membre du comité d’animation des Économistes atterrés. Ce dernier rend hommage à la sincérité de la démarche du photographe et souligne son propos par un appel à la régulation des marchés, affirmant que le système économique libéral et les injustices qu’il produit n’ont rien d’inéluctable.

Un travailleur contemple la montagne de métal qui va être exportée depuis les Philippines jusqu’en Chine, en Malaisie et à Singapour. Philippines 2017

Pour expliquer le choix de son sujet, Fabien Dupoux invoque la notion de respect : « Ces hommes sont partie intégrante de notre société… Quelles que soient les conditions, regarder ses semblables au fond des yeux semble une question de décence, un acte de reconnaissance et de justice ». Les Oubliés rendent alors hommage à la dignité des travailleurs, sans pour autant éviter la controverse propre à la photographie sociale d’un voyeurisme indécent. Ici, certaines images sont remarquables par leur composition et leur aspect spectaculaire, mais l’ouvrage évite le piège de l’esthétisation des souffrances.

Un mineur de soufre dans la montée du volcan Kawah Ijen. Indonésie 2016

Il nous conte l’histoire des familles burinant dans les carrières de granit de Karnataka, en Inde, dont les corps atrophiés témoignent de l’inhumanité en jeu. On y retrouve aussi les travailleurs informels des mines de charbon, inhalant vapeurs et poussières toxiques à longueur de journée. Dans la décharge de Bantar Gebang, les ramasseurs récoltent des composants électroniques, métaux et plastiques susceptibles d’être transformés avant leur exportation vers la Chine, malgré les risques de contamination au VIH.

Un mineur charge un bloc de charbon sur sa tête, carrières de Jharia. Inde 2015

En Bolivie, les ouvriers d’une mine d’argent et de zinc perpétuent une activité dangereuse, devenue illégale en raison de la surexploitation, mais convoitée en raison de l’état de pauvreté du pays. Au fil de ses errances, Fabien Dupoux partage leur quotidien, guidé par sa curiosité et son émotion. Il documente le labeur de ces travailleurs contraints à œuvrer au péril de leur vie, créateurs d’une richesse dont ils ne profiteront jamais.

Photo d’une photo du chantier de démolition navale d’Alang en Inde en 2015 superposée à la réparation d’un navire de croisière sur le port autonome de Marseille en 2017

Sans culpabiliser le lecteur, l’ouvrage invite à la réflexion en photographiant la suite de la chaîne de production, comme aux chantiers navals de Marseille où le métal est réemployé, avec un constat sans appel : si ces « oubliés » sont contraints à de tels modes de vie, l’Occident en profite largement. Car ce sont bien ces sacrifices qui offrent le mode de vie dont disposent les pays riches, prônant un productivisme effréné dont ils subissent rarement les conséquences. Pablo Patarin, © Fabien Dupoux

Les oubliés, de Fabien Dupoux. Jean-Christian Fleury et Léo Charles pour les textes (Arnaud Bizalion éditeur, 136 p., 59 photos, 35€).

C’est ainsi que les hommes vivent

« On ne parle plus, ou peu, de lutte des classes. La mondialisation semble n’être que flux, purs échanges, liquidité. Pourtant, les travailleurs peinent, se lèvent tôt, font des cadences infernales, s’usent le corps et l’esprit. Les damnés de la terre n’ont pas disparu… Pendant une quinzaine d’années, de la Bolivie aux Philippines, du Mexique à l’Inde, du Pérou à l’Indonésie, le photographe est allé à la rencontre de ces invisibles, documentant leur quotidien, leurs lieux de travail, la réalité des conditions de leur survie économique.

Nous sommes dans des mines de charbon, dans une fonderie d’acier, dans des chantiers de réparation, destruction et construction navales, dans une décharge publique de plastique, dans une mine de soufre, dans une mine d’argent et de zinc, avec des pêcheurs au calmar. Presque partout, une atmosphère d’intense pénibilité, de pollution, d’inhumanité. Il ne s’agit pas de s’apitoyer mais de montrer ce qui est, la dignité des travailleurs et la dureté de leur labeur. Les images sont produites dans un noir et blanc contrasté, ou dans des nuances de gris très fines.

Sisyphe est aujourd’hui un ouvrier indien cassant des blocs de pierre, et se tuant à la tâche. Dialogues muets, et bris de paroles ». Fabien Ribéry, in L’intervalle.

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Frida Kahlo, peintre et icône

Jusqu’au 05/03, à Paris, le palais Galliera consacre une exposition à Frida Kahlo. Peintre de la couleur et de la douleur, belle et rebelle, l’immense artiste  était sa propre muse. Ses tenues exaltaient sa mexicanité. Plus tendance que jamais, son style a posé les bases d’une mode non binaire. Plongée dans l’intimité d’une icône.

Petite, on l’appelait Frida la Boiteuse, à cause d’une poliomyélite qu’elle avait contractée enfant. À 18 ans, elle survit à un accident, mais devra porter un corset toute sa vie. Allongée sur son lit de la Casa Azul, la maison bleue familiale qu’elle ne quittera finalement jamais, Frida peint. À travers ses autoportraits – « je me peins moi-même parce que je suis si souvent seule », écrit-elle –, elle met en scène sa propre vie, ses souffrances, ses errances, ses joies comme ses colères. Sa palette était un festival de couleurs pour dire sa douleur, du bleu azur au vert tropical, de l’orange velouté au rouge carmin. Elle convoquait une nature parfois hostile, souvent foisonnante, exubérante. Le plus frappant reste ce regard. Droit, noir incendiaire. Ce n’est pas nous qui la regardons, c’est elle qui nous regarde.

Sa vie est intimement liée à celle de Diego Rivera qu’elle épouse une première fois en 1929. Lui a déjà une solide réputation, ses murales, ses immenses fresques, colorent de multiples bâtiments officiels de Mexico. Leurs destins croisés semblent indissociables. Leur maison bleue, ouverte aux quatre vents, accueille tous les artistes et intellectuels européens et américains : Tina Modotti, André Breton, Léon Trotsky, Robert Capa, D. H. Lawrence… Frida et Diego partagent le même engagement politique communiste, mais chacun revendique sa propre sensibilité. Frida va très vite s’émanciper de la tutelle artistique de Rivera et s’affirmer, dans sa peinture comme dans sa vie.

Plusieurs espaces thématiques de l’exposition permettent de découvrir des facettes inattendues de l’artiste. Plus de 200 objets provenant de la Casa Azul sont ainsi exposés : photos, films, dessins, correspondance, tableaux, bijoux, robes, mais aussi ses prothèses médicales (corsets, chaussures orthopédiques), ses flacons de médicaments et de parfum, son maquillage, beaucoup d’objets personnels restés sous scellés depuis sa mort, en 1954. Il faut lire le catalogue, richement illustré et édité. Les collaborations d’Adrian Locke, de Circe Henestrosa, Miren Arzalluz ou Gannit Ankori dressent un portrait protéiforme de Frida Kahlo, évoquant avec pertinence son parcours à la fois artistique, intellectuel et politique. L’on comprend que sa garde-robe n’a rien d’anecdotique ou d’exotique. En revêtant des robes tehuana brodées, des rebozos (châles) aux couleurs chatoyantes qu’elle porte sur ses épaules, des corsages fleuris aux motifs géométriques, des colliers, des boucles d’oreilles, des bagues à chaque doigt, des fleurs dans ses cheveux tressés, elle porte haut et beau l’identité de la femme mexicaine, la Mexicana.

Lors de son séjour avec Diego à San Francisco, en 1930, elle est l’objet de toutes les attentions. Elle écrit à sa mère, un brin amusée, un brin ironique : « Les gringas m’adorent et sont fascinées par toutes les robes et les rebozos que j’ai apportés ; elles restent bouche bée à la vue de mes colliers de jade ». Mais ces tenues lui permettent aussi de cacher ses handicaps, ses corsets que parfois elle peint, ses bottines aux talons compensés. Derrière son port de tête altier, ses sourcils noirs qu’elle charbonne et épaissit rageusement, sa moustache qu’elle revendique (« De mon visage, j’aime les sourcils et les yeux. Pour le reste, rien d’autre. J’ai la moustache et, globalement, le visage du sexe opposé », écrit-elle), il lui arrive de se vêtir en homme, brouillant les repères, mêlant les genres, ne cachant jamais sa bisexualité.

En mettant en scène son corps, déstructuré, fragmenté, Frida Kahlo a influencé des grands noms de la haute couture : Karl Lagerfeld, Jean-Paul Gaultier, Alexander McQueen, Maria Grazia Chiuri, Yohji Yamamoto ou Riccardo Tisci. Ceux-là rendent hommage à cette immense artiste. Loin, bien loin des produits dérivés à son effigie, cette exposition remet à sa juste place cette icône féministe et avant-gardiste. Marie-José Sirach

Frida Kahlo, au-delà des apparences : jusqu’au 05/03, au palais Galliera , musée de la Mode de la Ville de Paris, 10 Avenue Pierre Ier de Serbie, Paris 16ème (Tél. : 01.56.52.86.00).

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Résister, un bon conseil !

Jusqu’au 22/01, à l’Artistic Théâtre (75), la compagnie La Mouline présente L’entrée en résistance. Sur scène, le comédien Jean-Pierre Bodin, la musicienne et vidéaste Alexandrine Buisson, le chercheur Christophe Dejours. Pour un spectacle atypique où l’image s’allie au concept, la poésie à la science au service du travail bien fait, à l’encontre des diktats managériaux.

En fond de scène, plein écran, la forêt dans toute sa splendeur ! Les feuilles qui tremblent au souffle du vent, les rayons du soleil qui percent la futaie, les oiseaux qui piaillent dans les branches… Et un homme s’avance sur les planches, crinière et barbe blanches, pour déclarer son amour à la nature ainsi offerte, un vivant parmi d’autres vivants entre sève et sang. Qui prend langue avec les arbres, dialogue avec cet héritage multicentenaire dont il a charge, lui le forestier !

Ainsi s’ouvre cette Entrée en résistance peu banale, une introduction poétique à cette conférence théâtrale qui ne l’est pas moins… Du spectacle vivant d’un genre nouveau que la compagnie La Mouline, sous la férule de Jean-Pierre Bodin, son maître à œuvrer, inaugure en la capitale, à l’Artistic Théâtre : le dialogue inédit entre création artistique et analyse critique en sciences du travail ! Entre la voix chantante et admirablement posée du comédien forestier qui avoue son amour du métier bien fait au propos hautement conceptualisé du psychanalyste Christophe Dejours, ancien chercheur au CNAM (Conservatoire nationale des arts et métiers) et titulaire de la chaire Santé-Travail, se glisse le chant mélodieux du violon d’Alexandrine Brisson. Une alliance hors-norme entre le bouffon et l’intello, les saltimbanques et le scientifique pour décrypter et redonner sens au labeur des humains, leur travail au quotidien mis à mal par les logiques capitalistes où rentabilité et course aux profits s’imposent en maîtres-mots.

Comment s’opposer à la logique financière de l’ONF, l’Office national des forêts qui décrète des coupes de bois conduisant à la mort d’un écosystème ? Comment inverser les règles d’un système hospitalier qui institue le règlement à l’acte au détriment de la santé des patients ? Comment, de manière générale, stopper en tout corps de métier ces discours d’un nouveau genre qui, sous couvert d’un vernis pseudo intelligent, génèrent souffrances au travail et suicides de salariés niés dans leurs compétences, longtemps fiers de l’ouvrage bien façonné mais désormais amputés de leur savoir-faire ? En s’organisant et en entrant en résistance, affirme le professeur Dejours, illustrant la rêverie poétique de son compère Bodin de concepts hautement scientifiques qui décortiquent les présupposés linguistiques des décideurs et profiteurs. Des propos qui se risquent parfois aux pièges de la complexité, des paroles qui exigent attention et réflexion du spectateur, une mise au travail et en tension en quelque sorte, un statut inédit pour le public qui devient ainsi un original « consom’acteur » !

Dès 2015 à la Cartoucherie (75), avec le spectacle Très nombreux, chacun seul, en complicité avec Alexandrine Buisson et Christophe Dejours, Jean-Pierre Bodin posait sur scène la question du devenir du travail. En narrant le parcours et le suicide du directeur informatique et délégué syndical de l’usine de porcelaine Deshoulières, sise à Limoges… En rébellion déjà contre les nouvelles normes de management ! Forts de cette nouvelle création, les trois trublions du capitalisme ambiant et de leurs affidés au néolibéralisme dominant font plus et mieux que jeter le trouble dans leurs projets nauséeux. Ils invitent chacune et chacun, avec intelligence et poésie, à ne point désespérer de l’humanité, à oser parler et se rassembler, à défier leurs gouvernants, à entrer en résistance : un « conseil national » bienvenu à la veille d’échéances sociales qui s’annoncent chaudement contestées ! Bodin, Brisson, Dejours ? Une performance qui incite à un sursaut de conscience, qui habille d’incroyable beauté, musique-image-parole entremêlées, un avenir autre pour les générations futures. « Tous ensemble, tous ensemble », ils l’affirment, persistent et signent : la fatalité n’est point de mise ! Yonnel Liégeois

L’entrée en résistance : jusqu’au 22/01/23, à l’Artistic Théâtre, 45 rue Richard Lenoir, 75011 Paris (Tél. : 01.43.56.38.32). Avec une rencontre-débat au final des représentations.

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L’hôpital au bord du gouffre

Confrontés à une cinquième vague épidémique, les personnels de santé sont épuisés par deux ans de crise sanitaire, écœurés par les fausses promesses du « Ségur ». Le 11 janvier, ils entendent dénoncer les fermetures de lits et les restructurations qui mettent à mal l’ensemble de l’offre de soins dans le secteur public.

Au centre hospitalier intercommunal Alençon-Mamers, dans l’Orne, les personnels sont à bout. « Notre hôpital part en lambeaux », écrit l’intersyndicale (FO-CGT). En grève contre la fermeture de services et la dégradation de l’offre de soins, les agents poussent un cri de détresse et appellent à une journée de mobilisation le 11 janvier. Depuis le début de la pandémie, les conditions de travail ne cessent de se dégrader, les hôpitaux font face à une vague de mises en disponibilité et de démissions sans que les services RH ne parviennent à recruter. « On manque de 43 équivalents temps plein à Alençon. Pour conserver l’ouverture de nos urgences à Namers, les infirmières ont accepté des heures sup et ont repoussé leurs congés. Mais les agents sont épuisés et en colère, la solidarité, ils en ont marre… », constate Pascal Lamarche, délégué syndical CGT des hôpitaux ornois. Depuis le début de la crise sanitaire, 38 lits de soins ont été supprimés à Mamers, 37 à Alençon. Malgré un recours accru à l’intérim et aux heures sup, environ 20 % des lits seraient fermés sur tout le territoire, estime le Conseil scientifique. De l’aveu même du gouvernement, le nombre de postes vacants chez les personnels paramédicaux serait en hausse d’un tiers depuis l’automne 2019.

Urgences saturées

À l’hôpital pédiatrique parisien Necker, des lits sont fermés faute de personnel et les urgences pédiatriques sont saturées. « C’est chaotique. Les collègues nous alertent sur le fait qu’ils sont rappelés sur leurs repos récupérateurs, ils découvrent qu’ils sont au planning du jour au lendemain. Ils se sentent méprisés et traités comme des pions », constate Marie-Rita Pokoudiby, déléguée syndicale CGT de l’hôpital. Et c’est toute la chaîne de l’hôpital qui est impactée par la saturation des services. « Le temps d’attente est passé d’une à deux heures à six-huit heures aux urgences pédiatriques. On déprogramme des opérations sur des petits, faute de personnels, avec des pertes de chances pour les enfants. Il y a un énorme malaise humain… », témoigne-t-elle. C’est moins la reprise du Covid que le manque d’attractivité de l’hôpital qui affecte les établissements. « Il y a une angoisse, une amertume et une grande colère chez les soignants. L’absentéisme est en hausse et on va avoir encore des départs. Les anesthésistes vont dans le privé pour des salaires deux à trois fois plus élevés. Plein de services d’urgences ferment temporairement ou définitivement dans les petits hôpitaux, alors qu’arrive la cinquième vague », alerte Philippe Bizouarn, médecin anesthésiste au CHU de Nantes et membre du Collectif Inter-Hôpitaux.

Au CHU de Dole (39), la direction veut fermer le service de chirurgie d’urgence début 2022. « Le manque de personnel est un prétexte. La chirurgie d’urgence ne rapporte pas assez par rapport à la chirurgie ambulatoire. Mais les CHU les plus proches sont à 45 kilomètres. Si un accouchement se passe mal ou si on a un accident de la route, les patients qu’on devra opérer en urgence vont devenir quoi ? On va les laisser mourir ? » s’indigne Jean-Philippe Zante, secrétaire du syndicat de l’hôpital. Alors que la médecine de ville ne suit plus, les fermetures de petits services d’urgences entraînent un afflux dans les grands CHU. De 180 accueils par jour, les urgences de Rennes sont passées à 200 entrées en moyenne, avec une pénurie de personnel à gérer. « On se retrouve parfois seule avec vingt-cinq patients qui ont besoin de soins imminents », témoigne ainsi une aide-soignante, un brassard “En grève” sur le bras. « Les gens qui arrivent, on les prévient qu’ils sont là pour la journée. On fait des examens à des patients sur des brancards, dans les couloirs. Quand on craque, on va dans les toilettes pour pleurer… Si ça continue on va avoir le dégoût de notre métier.».

Maltraitance institutionnelle

Face à la cinquième vague, l’état d’esprit des soignants n’est plus le même qu’au début de la pandémie. L’absence de reconnaissance a beaucoup découragé. « Ils ont donné de leur personne et sont essorés », constate Virginie Fachon, déléguée CGT du centre hospitalier intercommunal des vallées de l’Ariège (09). Ici comme ailleurs, les fausses promesses du « Ségur» ont déçu. « Ce n’était pas la reconnaissance attendue. 183 euros d’augmentation, c’est dérisoire… », fait-elle savoir. La gestion gouvernementale calamiteuse de la crise sanitaire porte une lourde responsabilité dans la fuite des personnels, fatigués de se sacrifier depuis tant d’années. « Ils ont l’impression de ne plus avoir les moyens de bien faire leur travail, déplore Céline Claude, déléguée syndicale à l’hôpital de Lons-le-Saunier (39). L’obligation vaccinale a été la goutte d’eau. Après les avoir applaudis, on les a montrés du doigt. D’où leur colère ».

Parmi ceux qui ont été suspendus, beaucoup ne souhaitent plus revenir. « Une collègue aide-soignante partie travailler à l’usine m’a dit : quand je sors à 21 heures, à 21 h 05 je suis dans ma voiture et j’ai tous mes week-ends. J’ai gagné en sérénité… », confie la déléguée. Une désaffection qui ne se limite pas aux personnels en poste, les étudiants aussi font défection. D’après le gouvernement, 1 300 étudiants infirmiers auraient ainsi démissionné depuis 2018. « Ce chiffre est sous-estimé. Les étudiants ont été très sollicités lors de la crise, au détriment de leur formation. Et les personnels n’ont pas le temps de les encadrer dans les services. Certains sont écœurés et préfèrent arrêter… », déplore Mathilde Padilla, présidente de la Fédération nationale des étudiant·e·s en soins infirmiers (Fnesi).

Privatisation rampante

Le 4 décembre, dix organisations syndicales – excepté FO et la CFDT, signataires du « Ségur » – ont appelé aux côtés des collectifs Inter-Blocs et Inter-Urgences à des rassemblements pour réclamer des moyens pour l’hôpital et demander l’arrêt des fermetures de lits. « On a atteint un effet de seuil, le système est en train de s’effondrer. On a traversé la crise du Covid car les personnels ont tenu, les étudiants ont interrompu leurs études, les retraités sont revenus… Sauf que tout le monde est épuisé et on a 150 000 à 200 000 infirmiers qui ont abandonné le métier », analyse Christophe Prudhomme, le porte-parole de l’association des médecins urgentistes de France (Amuf) et membre du Collectif Inter-Hôpitaux. Pour l’urgentiste, « il y a une stratégie du gouvernement de laisser le champ libre au privé lucratif. Avec un hôpital public dégradé, qu’on gardera juste pour les pauvres ».

Pour contrecarrer ce projet, la coordination réclame une revalorisation des salaires et la création de 100 000 emplois. « Pour que ça change, il va falloir de grosses mobilisations. On va avoir besoin du soutien de toute la population », affirme Asdine Aissiou, délégué syndical à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière. Et pas uniquement aux balcons et fenêtres pour une énième salve d’applaudissements. Cyrielle Blaire

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