Retraite et travail, les deux à repenser

À l’heure du débat houleux sur les retraites, de nombreuses voix tentent de déplacer le curseur. Parmi elles, économistes et sociologues, syndicalistes et chercheurs… Parue dans le quotidien Le Monde, la tribune de Pierre-Olivier Monteil, philosophe et enseignant en éthique à l’université Paris-Dauphine PSL.

Le débat sur les retraites a notamment fait émerger l’idée que le problème de fond était moins le projet de réforme que le travail lui-même. Pour une proportion croissante de salariés, ce dernier est aujourd’hui synonyme d’insatisfaction et de manque de sens. En attestent les manifestations de désengagement que sont l’absentéisme, le turnover [le départ et l’entrée de personnel], la démotivation face à des conditions d’exercice difficiles, les difficultés à recruter… Il n’y faut voir aucune « paresse », mais une critique en actes du travail que l’on fait, au nom de celui que l’on aime. Les salariés ne se résignent donc pas sans aigreur à occuper – parce qu’il faut bien vivre – un emploi essentiellement alimentaire.

Sous ce prisme, le départ à la retraite leur apparaît comme le moment de la « grande compensation » où l’on solde les comptes. D’un côté, c’est la légitime exigence de justice évoquée à propos de l’inégale durée de cotisation, rapportée à l’inégale espérance de vie. De l’autre, on peut cependant se douter que, pour le plus grand nombre, le compte n’y sera jamais. Car, quelles qu’en soient les conditions, comment la pension pourrait-elle remplacer ce qui n’a pas de prix, c’est-à-dire un travail sensé et épanouissant ? L’opposition à la réforme recouvre, à cet égard, un débat escamoté jusqu’ici. Celui qui oppose les partisans d’un signal de « bonne gestion » à adresser aux marchés et les tenants d’une certaine idée de la solidarité qui, à la suite du sociologue Marcel Mauss (1872-1950), considèrent les pensions comme un contre-don versé par la nation à ses retraités, en réponse au don qu’ils ont fourni quand ils étaient en activité.

Le sentiment d’être utile

Ce clivage entre raison gestionnaire et reconnaissance symbolique recoupe celui qui oppose, dans la sphère du travail, culture du résultat et éthique du métier, capitalisme prédateur et aspiration à donner de soi. On comprend, dès lors, l’amertume de ceux que l’argumentaire gouvernemental contraint de se soumettre à une logique qui, à leurs yeux, détourne de l’essentiel. En même temps que la retraite, c’est donc le travail qui est à repenser, en sorte qu’il soit gratifiant en tant que tel et permette, en définitive, une activité qui humanise. Après tout, travailler consiste à produire, certes, mais ce faisant, c’est aussi nous-mêmes qu’en travaillant nous produisons.

À ce titre, le travail devrait favoriser l’autonomie, à l’opposé du néo-taylorisme qui désapprend la responsabilité. Il pourrait être une expérience qui prépare au vivre-ensemble en privilégiant la commune appartenance à l’équipe, au métier, à la société, au lieu de la concurrence et de l’individualisation à outrance qui dissolvent les solidarités. Il devrait accréditer chez chacun le sentiment d’être utile, en permettant le travail bien fait et le sentiment du devoir accompli, aujourd’hui empêchés par l’obsession du chiffre. Une contribution majeure à cet égard peut être celle d’un management exerçant sa mission loyalement, au lieu de privilégier l’évitement en se dissimulant dans des dispositifs anonymes d’inspiration productiviste (production à flux tendu, numérisation…).

Réhabiliter le travail conduirait en outre à considérer les salariés pour ce qu’ils sont, à savoir des apporteurs en travail, à l’égal des apporteurs en capital que sont les actionnaires. Car, si ces derniers sont propriétaires de la société commerciale, ils ne le sont pas de l’entreprise, qui repose sur la double contribution du capital et du travail. C’en serait alors fini du regard suspicieux porté sur les salariés, jugés toujours trop coûteux et pas assez performants.

Simple variable d’ajustement

Ces perspectives pourraient sembler doucement utopiques et, de toute façon, hors de portée d’un gouvernement quel qu’il soit, puisque relevant du pouvoir d’organisation de l’employeur. Mais il n’en est rien. Car la loi Pacte de 2019 prévoit déjà la possible présence de représentants des salariés aux côtés de ceux des actionnaires au sein des conseils d’administration. Il suffirait d’y ajouter qu’ils le sont à parité, comme le prévoit la codétermination qui se pratique en Allemagne dans les entreprises privées de plus de 2 000 salariés. Cette réforme introduirait un souffle nouveau dans le monde du travail. Elle aurait en effet pour conséquence que les salariés, devenus copropriétaires, ne sauraient être traités comme une simple variable d’ajustement. Cela conduirait le management à une conversion du regard qui le porterait à s’intéresser aux réalités concrètes de leur engagement et à mettre au rancart la pédagogie sommaire qui croit pouvoir l’acheter avec de l’argent. Même le plus ignorant des jardiniers sait que les plantes ne poussent pas qu’en les arrosant, mais qu’il y faut aussi de l’engrais, un bon terreau, de l’ensoleillement… et de l’amour.

Nombre de ces préoccupations se retrouvent aujourd’hui dans ce qu’on appelle les « organisations apprenantes ». Des entreprises efficientes parce qu’elles savent que l’énergie qui lance dans l’action ne réside pas dans le formalisme des process, mais dans l’informel de relations que l’on entretient avec plaisir. Au total, si les ressorts du travail humain étaient seulement compris, la retraite ne serait plus attendue par les salariés comme une sorte d’indemnisation et une forme de revanche, mais comme le moment de se reposer de la saine fatigue d’une vie professionnelle accomplie.

Pour l’heure, nous en sommes loin. Remplacer la reconnaissance symbolique par de l’échange monétaire est économiquement très coûteux. L’efficience requiert une part de gratuité, ce que la raison gestionnaire a bien du mal à admettre. Que nos réformateurs l’entendent et se montrent un peu plus raisonnables, est-ce réaliste ? Pierre-Olivier Monteil

Pierre-Olivier Monteil est chercheur associé au Fonds Ricœur, enseignant en éthique à l’université Paris-Dauphine PSL. Il est l’auteur de La Fabrique des mondes communs. Réconcilier le travail, le management et la démocratie (Erès, 416 p., 19€50).

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