De Téhéran à Paris, l’exil

Jusqu’au 30/05, au Théâtre de Belleville (75), Aïla Navidi met en scène 4211km. La distance entre Téhéran et Paris, celle qui sépare de tous ses proches une famille contrainte à l’exil. De la dictature sous le règne du chah Pahlavi à la torture sous le joug du régime islamique, l’émouvante fresque d’un combat pour la liberté, entre l’amour d’un pays et l’espoir d’un retour.

Le plateau recouvert d’un immense tapis persan, la fête peut commencer : Yalda donne naissance à son premier enfant, ses parents Mina et Fereydoun rayonnent de bonheur ! Il n’en fut pas toujours ainsi du temps où, épris de démocratie et de liberté, ils combattaient le régime du chah d’Iran. Prison et torture déjà jusqu’à la chute et à la fuite en Egypte des Pahlavi en 1979, torture et prison encore au lendemain de leur révolution avortée et confisquée par l’ayatollah Khomeini avec l’instauration de la République islamique… Face à la répression programmée, l’exil obligé en 1980 par instinct de survie !

Entre humour et tragédie, Yalda raconte et se raconte. Avec passion, en un langage fleuri et coloré : sa propre naissance en France, ses années de jeunesse en banlieue parisienne, sa découverte d’un pays que ses parents ne cessent de lui décrire et louer, leur confiance chevillée au corps en un avenir radieux, l’accueil incessant de réfugiés iraniens dans le petit appartement… Des scènes fortes de la vie au quotidien loin des leurs et de leurs racines, ponctuées de musique et de chants, entrecoupées de flashbacks où reviennent en mémoire les atrocités commises par les mollahs et leurs affidés, les gardiens de la révolution. « Quand nous sommes partis, nous pensions que c’était pour six mois, ça fait trente-cinq ans », raconte un jour son père à Aïla Navidi, l’auteure et metteure en scène de 4211km. D’où cette envie d’écrire, vite transformée en nécessité « pour mettre en lumière le destin d’une famille déracinée et d’une fille en quête d’identité », confesse-t-elle.

Hommage d’une jeune femme à ses parents, Aïla Navidi donne à comprendre, voir et entendre la douleur du partir de tout exilé, l’attachement viscéral à une terre d’origine, l’espérance ancrée dans le cœur et les tripes d’un possible retour. De parcours individuels en saga universelle, une pièce qui bouscule nos certitudes et ravive nos convictions en la liberté sauvegardée à l’heure où des milliers d’hommes et femmes, d’Iran en Ukraine, de Palestine en Afghanistan, combattent et meurent pour la défense de leur droit à la parole et à la vie. Au tableau final, pour mémoire, défilent en fond de scène les noms des victimes torturées, assassinées ou pendues, depuis la mort de la jeune Mahsa Amini en septembre 2022 pour avoir mal porté son voile ! Des cris de désespoir aux lueurs futures, un spectacle de toute beauté et d’une profonde humanité. Yonnel Liégeois

4211km, de Aïla Navidi : jusqu’au 30/05 au Théâtre de Belleville. Le dimanche à 20h, les lundi et mardi à 21h15.

Poster un commentaire

Classé dans Pages d'histoire, Rideau rouge

Soie, au fil de l’amour

Le 25/05, à l’espace Sorano de Vincennes (94), Sylvie Dorliat joue Soie. L’adaptation du livre d’Alessandro Baricco, mis en scène par William Mesguich. Une fantasque et sulfureuse histoire d’amour, tissée de sensuels fils entre imaginaire et réalité.

Entre les plis d’un tissu chatoyant et fin, Alessandro Baricco a tiré les fils d’un texte d’une sublime poésie entre rêve et réalité, plaisir d’un amour partagé et songe d’une passion fantasmée ! Aussi journaliste et musicien, auteur de l’étonnant Novecento, le romancier italien décrit en ce bref et court roman les quatre voyages entrepris par un certain Hervé Joncour en quête de précieux vers à soie. Des monts du Vivarais au Japon, un voyage long et périlleux en 1860, surtout un choc entre deux mondes et deux cultures…

Seule en scène, en peu de gestes sous une lumière tamisée, Sylvie Dorliat joue de sa voix enveloppante et caressante pour nous conter Soie, dans le cadre du festival Vincennes en scène. Une histoire fantastique dont nous ne dévoilerons le mystère, la rencontre entre deux êtres que langue et coutume séparent. Une femme et un homme qui se dévisagent et se frôlent, s’échangent d’étranges billets, s’éprouvent d’une passion commune sans jamais la consommer… Des pages enivrantes de sensualité du roman, le metteur en scène William Mesguich en a extrait les plus douces saveurs dont la comédienne se fait l’interprète. Une peu banale histoire d’amour, tant pour un fil à la texture d’une extrême finesse que pour une femme aux traits d’une extrême délicatesse. Yonnel Liégeois

Soie, d’après Alessandro Baricco : adaptation et jeu Sylvie Dorliat, le 25/05 à 20h30, Espace Sorano de Vincennes.

Poster un commentaire

Classé dans Littérature, Festivals, Rideau rouge

Du soap opera à la série télé

Aux éditions Amsterdam, Delphine Chedaleux publie Du savon et des larmes, le soap opera une subculture féminine. L’historienne des médias analyse la fascinante trajectoire du soap opera, né dans les années 30 et financé par les fabricants de produits d’hygiène et d’entretien ! Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°358, mai 2023), un article de Fabien Trécourt.

La série culte Plus belle la vie s’est interrompue en novembre dernier, après avoir battu tous les records : 18 saisons, 4 666 épisodes, plus de six millions de téléspectateurs… Comment expliquer ce succès ? Outre des intrigues à quatre bandes et un suspense insoutenable, « le feuilleton s’avère pionnier dans la prise en compte de sujets considérés comme trop clivants pour la fiction française », souligne l’historienne des médias Delphine Chedaleux, auteure Du savon et des larmesPBLV, pour les intimes, est lancée en 2004, alors que le CSA impose aux chaînes de télé de mieux représenter la diversité de la société française.

« Au départ conçue comme une chronique sociale, PBLV se présente comme un melting-pot de personnages aux origines, aux religions et aux cultures variées. » En 2007 par exemple, après un débat houleux sur le port de signes religieux à l’école, la série aborde la question du foulard islamique à travers le personnage de Djamila. Elle introduit aussi des personnages homosexuels dès la première saison, le serveur du bar Le Mistral Thomas Marci, ou plus tard le couple formé par Virginie Mirbeau et Céline Frémont. En 2018 enfin, PBLV est la première fiction télévisuelle française à mettre en scène la transition de genre d’un adolescent, Antoine Bommel, ainsi qu’un personnage et acteur trans, le responsable associatif Dimitri.

Cette propension à s’emparer d’enjeux de société est propre à toutes les séries de ce genre, insiste Delphine Chedaleux. Nés dans les années 1930 aux États-Unis, d’abord conçus comme des programmes publicitaires pour les marchands de lessive, les « soap operas » deviennent rapidement des outils d’éducation populaire pour les femmes au foyer : comment gérer une grossesse non désirée, un avortement, un mari alcoolique, la maladie mentale d’un proche… ? Autant de questions abordées de façon ouverte et bienveillante, tant sur un plan narratif qu’idéologique, dans des feuilletons comme Santa Barbara (1984-1993) ou Coronation Street (depuis 1960). « Ils reformulent les questions sociales sous forme de problèmes personnels et relationnels qui peuvent trouver une issue par la discussion, insiste la chercheuse. Leur lenteur et leur caractère répétitif, souvent moqués, permettent en fait de multiplier les points de vue sur une même question ».

La formule rencontre un immense succès depuis près d’un siècle. La série PBLV, d’ailleurs, revient déjà sur les écrans : elle est rediffusée en intégralité sur la chaîne Chérie 25 depuis mars. Fabien Trécourt

Du savon et des larmes, le soap opera une subculture féminine, de Delphine Chedaleux (éd. Amsterdam/Les Prairies ordinaires, 250 p., 18€). Dans ce même numéro de mai, la revue ausculte L’enfant hors norme. Un imposant dossier, fort instructif. Sans oublier l’entretien avec Michel Pastoureau, le talentueux historien des couleurs.

Dès sa création, Chantiers de culture inscrit le mensuel Sciences Humaines sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.

Poster un commentaire

Classé dans Documents

Jack Ralite, à la Comédie-Française

Jusqu’au 04/06, au Studio de la Comédie Française, Christian Gonon propose La pensée, la poésie et le politique. Paroles, écrits et convictions de Jack Ralite, l’amoureux du théâtre et de la poésie. Un « seul en scène » d’après les entretiens réalisés par Karelle Ménine avec l’ancien élu et ministre communiste, une pensée d’une vitalité salutaire et d’une actualité brûlante.

Il aurait été heureux, l’ami Ralite. Lui qui fréquentait sans relâche les salles de théâtre, se rendait au Festival d’Avignon – on entend dans la salle les cigales et les bruissements d’ailes des martinets -, toujours curieux de voir des spectacles, bien sûr, mais aussi de rencontrer et dialoguer avec les artistes, les comédiens, les metteurs en scène qu’il croisait dans les ruelles mal pavées d’Avignon, de rester des heures durant à l’annexe de la BNF de la Maison Jean Vilar, où il lisait et relisait des ouvrages de théâtre, d’histoire, de poésie, noircissant des pages de notes qui s’entassaient dans sa fidèle sacoche de cuir noir.

« Il nous manque, Ralite »

Il aurait été heureux, Ralite. Cela fera six ans le 12 novembre prochain qu’il est mort. Sa disparition a créé un manque. Combien d’artistes, d’intellectuels, de médecins, de chercheurs le disent : « Il nous manque, Ralite. » Il nous manque mais ses discours, ses prises de parole constituent un héritage précieux : ses multiples interventions au Sénat, à l’Assemblée nationale, à Aubervilliers, aux états généraux, au comité central du PCF comme on disait alors. Tout comme ses entretiens ou ses tribunes parus, ici et là, dans la presse. Le spectacle conçu et interprété par Christian Gonon a été imaginé à partir du livre d’entretiens réalisés par Karelle Ménine, La pensée, la poésie et le politique (Dialogue avec Jack Ralite), publié aux Solitaires intempestifs.

 « Comment dirais-je… » Ainsi commence le spectacle, par cette politesse de langage dont Ralite usait sans en abuser et qui annonçait une idée, un argument, une pensée. Un signe annonciateur pour susciter chez son interlocuteur l’attention mais surtout la concentration. Alors Ralite, tel le peintre sur le motif, dessinait à voix haute les contours d’une réflexion en mouvement, aux aguets. Le découpage opéré par Christian Gonon, son parti pris, principalement axé sur les rapports que Ralite entretenait avec les poètes, les artistes ou les présidents de la République, à qui il écrivait de longues lettres pour plaider, d’une plume courtoise mais ferme, la cause des artistes, ce parti pris, donc, donne toute la mesure de la personnalité de Ralite. Un homme politique d’envergure qui avait une haute idée de la politique et constatait la dérive – ce glissement sémantique – où le mot « politicien » s’est substitué insidieusement au mot « politique ».

L’acteur évite l’écueil du biopic

Seul en scène, une petite table recouverte de feuilles éparses, une simple lampe et une chaise pour tout accessoire, Gonon donne une amplitude intérieure à son « personnage ». En réajustant sa cravate, en tripotant ses lunettes ou en consultant fiévreusement des notes prises sur des bouts de papier, l’acteur évite l’écueil du biopic et parvient à glisser quelques signes comme autant de preuves d’existence. Christian Gonon recrée des instantanés de vie, parsemant le spectacle de réflexions, d’indignations devant l’assèchement des politiques culturelles joyeusement mêlées à des souvenirs d’enfance, à son admiration pour Robespierre l’Incorruptible, à ses premières émotions au théâtre, à son adhésion « au parti », à ses désaccords critiques et sa fidélité à l’idéal communiste, jusqu’à évoquer ses complicités affectives avec Rimbaud, Baudelaire, Vilar, Vitez, Hugo, Aragon, Picasso, René Char, Bernard Noël, Julien Gracq…

On entend soudain l’Affiche rouge

Aragon occupe une place importante, particulière dans le spectacle. Il était, disait Ralite, un « camarade de briganderie culturelle, mais aussi de lucidité politique ». On entend soudain l’Affiche rouge, dit sobrement, sans effet de manche. Mais aussi Étranges étrangers de ce même Prévert qui avait écrit les Enfants d’Aubervilliers, ces « gentils enfants des prolétaires/Gentils enfants de la misère/Gentils enfants du monde entier/Gentils enfants d’Aubervilliers ». Ralite était né à Châlons-sur-Marne mais il était devenu un de ces enfants d’Aubervilliers, à jamais.

 « Je cite souvent les poètes parce qu’ils m’ont éclairé. Je me dis que puisqu’ils m’ont éclairé, ils peuvent en éclairer d’autres. Un politique qui se prive de cela mutile sa pratique », disait-il encore. Lorsque tous les acteurs de la troupe forment un chœur sonore où les voix s’entrechoquent pour lire cette fameuse adresse au président de la République, on mesure combien toute la pensée de Ralite demeure d’une vitalité salutaire et d’une actualité brûlante. Marie-José Sirach, Photos Christophe Raynaud de Lage

Jusqu’au 04 juin, du mercredi au dimanche à 18 h 30. Au Studio de la Comédie Française, Carrousel du Louvre (Tél. : 01.44.58.15.15).

Poster un commentaire

Classé dans Pages d'histoire, Rencontres, Rideau rouge

De Rouen à Vire, mon beau festival !

En cette première quinzaine de mai, se sont déroulées deux manifestations de belle facture : le Festival des langues françaises à Rouen (76), le festival À vif à Vire (14). Des initiatives qui font la part belle aux écritures contemporaines et tentent de conquérir de nouveaux publics. Avec audace et jeunesse

Il fait beau en Normandie, le soleil brille en ce quartier de la Piscine du Petit-Quevilly ! Sur l’éphémère estrade de bois installée en plein air, prennent place nombreux jeunes et enfants. Quelques adultes égarés, passants attirés par l’attroupement et la musique d’ambiance, se joignent au public. Une bande d’apprentis-comédiens du cru, avec énergie et enthousiasme, frappe symboliquement les trois coups : une mise en scène minimaliste pour faire entendre des paroles venues d’ailleurs, en l’occurrence du Congo Brazaville. Ils renouvelleront leur prestation trois jours durant. En d’autres lieux, ce sont des propos surgis d’Iran, de Guadeloupe, de Guyane et de Haïti qui squattent le devant de la scène : un éloge, appuyé et cosmopolite, à la langue française ! « En cette cinquième édition du festival tourné vers les Caraïbes, de nouveau nous entendons célébrer toutes « les langues françaises » dans leur diversité et faire découvrir des auteurs éloignés géographiquement et peu souvent programmés », commente Ronan Chéneau.

Le programmateur de l’événement, et artiste permanent au CDN Normandie-Rouen, se réjouit en outre du fidèle partenariat instauré avec le prix RFI Théâtre (Radio France Internationale), ce grand prix littéraire décerné chaque année aux Francophonies de Limoges. « C’est une grande voix haïtienne contemporaine, Gaëlle Bien-Aimé, que nous accueillons cette année ». Dont la metteure en scène Lucie Berelowitsch crée Port-au-Prince et sa douce nuit. Dans une capitale dévastée, tant par les séismes que par l’errance politique et les bandes mafieuses, un jeune couple s’interroge : fuir ou rester ? De leur passion partagée à l’amour viscéral éprouvé pour leur terre, l’aspiration à la liberté et au bonheur fissure leur devenir… Une mise en scène épurée, chaude et colorée, où chantent les accents créoles. Servie par deux comédiens d’une incroyable puissance évocatrice (Sonia Bonny, Lawrence Davis), d’une irradiante et sensuelle humanité : il nous tarde déjà de retrouver ce spectacle sur les scènes hexagonales !

Et c’est aussi Lucie Berelowitsch, directrice du CDN de Vire, que nous retrouvons à l’entrée du Préau où de joyeux lurons, garçons et filles, ont installé leurs tréteaux pour le festival À vif. Une manifestation en direction de la jeunesse adolescente qui prend les affaires en main en ouvrant les festivités avec quelques saynètes de leur cru sur le parvis du théâtre… Changeant, à grande vitesse, de genre et de tenue pour décliner ces fameuses Métamorphoses, le thème de l’édition 2023 ! « Notre festival se veut un endroit de rencontre et de fête théâtrale ouvert à tous les âges où les adultes communiquent avec les plus jeunes », témoigne la metteure en scène. Il est une certitude, comme l’écrit notre consœur Marie-Céline Nivière non sans humour, à Vire on ne prend pas les adolescents pour des andouilles !  Ils viennent d’Alençon, de Caen et du Havre pour présenter au public leurs improvisations, acteurs aussi aux premières loges pour dialoguer avec les grands lors de tables rondes ou de rencontres en bord de scène. Car il est une autre certitude, jeune ou adulte, la ou les métamorphose(s) touche(ent) chacune et chacun quel que soit son âge : dans le corps et l’esprit, la tête et les jambes !

Pour illustrer justement ce qui bouge, change et se transforme, Julie Ménard propose Dans ta peau. Sous l’appellation « conte musical fantastique », elle tente d’illustrer la métamorphose de Sybille qui, musicienne devenue star iconique, s’interroge sur son devenir au lendemain d’un amour perdu. Un décor tantôt appartement tantôt scène de concert, des lumières vives et colorées qui aveuglent le public ou enveloppent les protagonistes, une musique rock chère à Romain Tiriakian qui alterne entre douceur et saturation, la voix tantôt parlante tantôt chantante de Léopoldine Hummel au visage masqué et à l’étrange costume : quand la métamorphose se transforme en énigme, le spectateur risque d’y perdre tous ses sens ! En tout cas, petits et grands, ils sont nombreux au rendez-vous de cette atypique fête théâtrale. Qui essaime avec succès hors des lieux balisés et convenus, de cours d’école en lycée agricole. Yonnel Liegeois

Dans ta peau, texte et mise en scène de Julie Ménard : les 19-20 et 21/05 au festival Théâtre en mai, CDN Dijon-Bourgogne.   

Poster un commentaire

Classé dans Festivals, Littérature, Rideau rouge

La marionnette, enfin adulte

Jusqu’au 4 juin, en Île-de-France, la Biennale internationale des arts de la marionnette offre un panorama de la création contemporaine. Une 11ème édition de la Biam, avec des personnages et des histoires pour grandes personnes : quand la marionnette devient enfin adulte !

Les premiers spectacles rattachés à cette discipline remontent au XVIIe siècle en France. « Aujourd’hui, ils témoignent de révoltes et de combats pour plus d’égalité, de solidarité et de ­liberté. La jeune génération d’artistes a choisi la manipulation et l’image pour nous exhorter à réfléchir et nous mettre en garde », pointe Isabelle Bertola, la directrice du Mouffetard label­lisé Centre national de la marionnette, qui organise et coordonne avec plusieurs partenaires la Biennale internationale des arts de la marionnette (Biam). Jusqu’au 4 juin, 39 spectacles différents, joués 138 fois au total dans 18 villes d’Île-de-France, offriront un large panorama d’un art en mutation.

Cette 11ème édition a notamment enfilé joggings et baskets pour se mettre aux couleurs des JO de Paris 2024. Des « formes olympiques », comme À vous les studios, sont ainsi proposées gratuitement dans certaines vitrines de commerces, explique Benjamin Ducasse, de la compagnie les Maladroits. « C’est l’histoire d’un coureur cycliste racontée en direct à la télévision », dit-il. « Les artistes et les sportifs ont des questionnements communs », poursuit Isabelle Bertola, « qu’il s’agisse de la diversité sur les pistes ou les scènes, du handicap, du genre, de l’égalité hommes-femmes, etc… ».

Les Maladroits ont présenté aussi Joueurs, une pièce qui questionne « l’art, la politique, l’amitié et l’engagement militant à travers le conflit entre Palestine et Israël ». Dans ce cas, la compagnie pratique un théâtre d’objets. « L’utilisation d’ustensiles de la vie quotidienne employés sans les transformer, mais en détournant leur sens, est un langage qui casse des barrières et démontre que le théâtre, et plus largement le concert ou l’opéra ne sont pas réservés à certains publics », affirme Benjamin Ducasse.

« Nous parlons désormais de marionnettes, en même temps d’objets, d’images, de machineries, bref, c’est tout un théâtre de la manipulation qui met en avant non pas l’acteur-manipulateur mais la forme, la matière, qu’elle soit figurative ou pas », confirme la directrice du théâtre le Mouffetard. Une analyse que partage aussi Johanny Bert, qui conçoit des spectacles pour adultes mais aussi parfois pour le jeune public. « Dans un type de théâtre intégrant des objets ou/et des marionnettes, la qualité de l’interprétation doit être excellente« , insiste- t-il. « Afin que le spectateur soit entièrement conquis, il est demandé au comédien-manipulateur beaucoup d’humilité, car c’est la marionnette qui capte l’attention, pas lui (ou elle) ».

Écrivain et spécialiste de cet art, Paul Fournel se réjouit de ce renouveau. « Depuis dix ou quinze ans, on ne peut plus parler d’une, mais de multiples esthétiques de cette forme théâtrale, et cette recherche constante de la différence fait la force de la marionnette contemporaine ». Ce que ne contredit pas l’Italienne Marta Cuscunà, artiste internationale invitée de cette édition avec trois de ses créations qui bousculent les imaginaires.

Les évolutions interpellent les formes mais aussi les contenus et quelques-uns, comme Paul Fournel, qui a jadis consacré sa thèse de doctorat au Guignol lyonnais, considèrent que ces formes nouvelles gagneraient souvent à faire davantage appel aux auteurs contemporains, « ce qui permettrait de conforter dans les mots toute l’audace qui se déploie à travers les objets et les figurines ». Il faut se souvenir, pointe aussi Johanny Bert, que « Guignol, à l’origine, donnait des coups de bâton aux gendarmes et aux propriétaires lyonnais qui se faisaient du fric sur le dos des canuts, avant d’être récupéré par la bourgeoisie. Maintenant, il cogne le voleur et le conduit au gendarme »…

Avec Hen, présenté dans cette Biam et repris dans cette version révisée au théâtre parisien de l’Atelier en mai, comme pour sa récente création, la (Nouvelle) Ronde, Johanny Bert s’affirme dans ces évolutions de la marionnette, loin de l’idée que cette discipline serait réservée à un public d’enfants. Il rend hommage à l’un de ses maîtres, qui contribua beaucoup à la naissance de la marionnette ­moderne, Alain Recoing (1924-2013), lequel appelait à défricher les pistes « d’un spectacle complet », avec entre autres le soutien convaincu du metteur en scène ­Antoine Vitez, qui dirigeait alors le Théâtre de Chaillot où il fit entrer le spectacle de marionnettes. ­Johanny Bert, qui vient d’entamer les répétitions d’un opéra inspiré par le film de Wim Wenders les Ailes du désir (1987), avec « quatorze marionnettes à taille humaine », affirme encore que « les petits pantins pour les petits enfants, synonyme de théâtre au rabais, ce doit être fini et bien fini ». Gérald Rossi

Les spectacles de la Biam se déroulent à Paris, Pantin, Argenteuil, Bagnolet, Bobigny, La Courneuve, Choisy-le-Roi, Cormeilles-en-Parisis, Eaubonne, Fontenay-sous-Bois, Ivry-sur-Seine, L’Île-Saint-Denis, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pontault-Combault, Saint-Denis, Saint-Michel-sur-Orge et Stains (Tél. : 01.84.79.44.44)

Poster un commentaire

Classé dans Festivals, Rencontres, Rideau rouge

Mouawad, de mère en fils

Jusqu’au 04/06, au Théâtre de la Colline (75), Wajdi Mouawad propose Mère. De Beyrouth à Paris, le récit de l’exil de sa famille en France. Une œuvre poignante, avec des comédiennes d’exception, où le comique et le tragique se disputent le devant de la scène.

Fantasme ou réalité ? Les senteurs épicées de moult mets orientaux envahissent progressivement l’espace de la grande salle du théâtre. Il est vrai que la Mère s’obstine à cuisiner comme si tous les locataires de l’immeuble, et les spectateurs de la Colline (!), étaient invités à sa table… Un besoin compulsif de combler les manques, physiques et affectifs, liés à l’abandon d’une terre et d’un pays ! En ce logement parisien où elle survit avec ses enfants, en une langue savoureuse et métissée qui ne manque pas de piquant, elle tempête, jure et vocifère : contre sa progéniture, son mari et le reste de la tribu demeurés à Beyrouth, les politiciens libanais tous véreux, le jour du grand retour tant espéré et qui n’en finit pas de s’éloigner !

Après l’écriture et la création de Seuls et Sœurs, Wajdi Mouawad poursuit sa quête autobiographique, mêlant l’histoire singulière d’une famille, la sienne, à la grande Histoire d’un Liban déchiré par le conflit palestinien, les querelles intestines entre clans et potentats locaux. Le regard d’un enfant devenu grand confronté à la dérive d’une femme, mère et épouse meurtrie, saccagée, dévastée par cinq ans d’exil. Qui ne reverra jamais sa terre natale, la France ayant refusé la prolongation de son titre de séjour, terrassée par la mort au Québec. En cette fin des années 70, la guerre civile fait rage à Beyrouth, chaque soir au journal télévisé Christine Ockrent en commente les images dramatiques. Un rendez-vous que la mère ne manquerait sous aucun prétexte, aujourd’hui sur la scène de la Colline avec la journaliste dans son propre rôle… Des images de bombardements au petit écran où elle reconnaît les immeubles détruits de son ancien quartier, l’énoncé de la liste des nouveaux tués et blessés, l’attente des dernières nouvelles de l’époux lors d’éphémères conversations téléphoniques au cœur de la nuit.

Sur le plateau de la Colline, outre Wadji Mouawad en manipulateur des objets du décor et fabuleux conteur d’histoires, surtout la présence de deux comédiennes libanaises à l’immense talent, fulgurantes de présence et de naturel : Aïda Sabra dans le rôle de la mère et Odette Makhlouf qui joue sa fille, la sœur aînée du futur metteur en scène… Des relations parents-enfants qui relèvent du tragi-comique, où la tendresse se glisse avec peine entre invectives et injures, colères irraisonnées et impératifs familiaux… Des scènes à l’humour féroce et communicatif, tel un « laisser respirer » pour le spectateur face au « laisser mourir » dont semble fatalement atteinte la mère : frappée d’une blessure trop vive, d’un sentiment d’abandon trop fort, d’un poids de solitude trop lourd. Le drame de l’exil porté à l’incandescence, une puissante réflexion sur la douleur du partir, un moment intense de bouleversante vérité. Yonnel Liégeois

Mère, de Wadji Mouawad : jusqu’au 04/06 à la Colline. Du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30.

Poster un commentaire

Classé dans Pages d'histoire, Rideau rouge

Des voix venues d’ailleurs

Créée en avril au Théâtre des Îlets-CDN de Montluçon (03), Voix fait des vagues à la Tempête (75) jusqu’au 21/05 ! Une pièce de Gérard Watkins avec Valérie Dréville, fulgurante de présence dans le rôle-titre. Entre fantastique et réalisme, un spectacle fort déroutant.

Sur scène, deux femmes et un homme, jeunes… Ils le confessent, à tour de rôle ils racontent que des Voix venues d’ailleurs perturbent leur esprit, occupent sporadiquement leur entendement. Amies ou ennemies, conciliantes ou vindicatives, doucereuses ou violentes ! Des témoignages troublants, percutants, étrangement déroutants qu’énoncent Lucie Epicureo, Maria Razafindrakoto et Malo Martin au fil des interrogations d’une voix inconnue surgie du fond de la salle : les pensionnaires d’un institut psychiatrique en consultation avec leur thérapeute ? Que nenni, seulement trois comédiens d’un naturel désarmant qui répondent à leur propre metteur en scène, incognito dans le noir théâtral !

Gérard Watkins réussit une incroyable performance scénique, d’une émouvante sensibilité, en réunissant sur le plateau ce curieux groupe d’« entendeurs de voix » qui prêtent la leur à ces hommes et femmes atteints de ce phénomène psychique si particulier. Persécutés ou pourchassés, plus tard diagnostiqués comme schizophrènes, dans nos sociétés occidentales ils subirent électrochocs ou dégradants traitements médicamenteux. En d’autres temps, il était naturel d’entendre des voix : Jeanne d’Arc, Socrate, Mahomet, Ghandi… Aujourd’hui, plus proches de nous, le premier ministre Winston Churchill, la romancière Virginia Woolf, le psychiatre Carl Jung, le footballeur Zinédine Zidane, le comédien Antony Hopkins ! Nombreuses en France sont les personnes touchées par ce phénomène. Depuis la création du Réseau des entendeurs de voix (REV) en 1987 aux Pays-Bas, elles s’organisent en groupes de parole pour partager petits bonheurs et grandes douleurs, être reconnues comme des humains à part entière, non comme des malades ou des fous.

D’une profonde humanité, dans la mise à nu d’un plateau où seuls les mots dits habillent les maux subis, Voix nous donne à entendre les singulières histoires de ces individus transpercés d’injonctions contradictoires qui appellent autant au bien-être qu’à la mort. La preuve ? Le long et prenant monologue de Valérie Dréville, venant sublimer le superbe chant choral de ses trois partenaires… Nous livrant le combat intérieur de Véronique, confessant une souffrance accumulée en soixante ans d’existence entre silences réprobateurs et envolées libératrices : habitée de trois voix « qui débarquent à tout moment et me scient les tympans » ! Jusqu’à ce que, au final, ces dérangeantes voix venues d’ailleurs prennent forme humaine ou animale sur scène, nous rappelant de manière ludique et fantasmagorique que notre humanité s’inscrit dans une temporalité et une spiritualité qui bien souvent nous dépassent, nous terrassent ou libèrent nos audaces. Avec cette question frontale : existe-t-il frontière infranchissable entre ce qui relève de la normalité et ce qui s’apparente à l’étrangeté ? Un spectacle déroutant qui élargit l’espace de notre imaginaire, ose rendre visible ce qui relève de l’invisible, ouvre la voie à tous les possibles. Yonnel Liégeois

Voix, texte et mise en scène de Gérard Watkins : jusqu’au 21/05 au Théâtre de La Tempête, Cartoucherie de Vincennes. Du 05 au 08/12, à la Comédie de Saint-Etienne.  

Poster un commentaire

Classé dans Rideau rouge

Jaurès, le pari de l’éducation

Aux éditions Privat, est paru Jean Jaurès ou le pari de l’éducation. Sous la direction de Gilles Candar et Rémy Pech, historiens, juristes, philosophes et théoriciens de l’enseignement décryptent la pensée jaurésienne en matière d’éducation. Paru dans le quotidien régional La Dépêche, un article de Philippe Rioux.

Évoquer Jean Jaurès, c’est convoquer une figure de la République qui repose au Panthéon ! Une figure aux multiples facettes… D’abord, il y a le député du Tarn qui défendit les mineurs en grève de Carmaux, l’agrégé de philosophie qui s’engagea en faveur de Dreyfus. Ensuite, se présente l’artisan de la loi de séparation des Église et de l’État de 1905, pilier de la laïcité. Enfin, se dresse l’homme de presse qui fonda L’Humanité et fut l’une des plus belles plumes de La Dépêche, le socialiste qui combattit le nationalisme et défendit la paix jusqu’à y laisser la vie.

Mais dans cette vie, cet exceptionnel destin français, la place de l’éducation reste centrale. Ce n’est pas pour rien que lorsqu’il s’est agi, en octobre 2020 de trouver un texte pour rendre hommage au professeur Samuel Paty, lâchement assassiné, c’est tout naturellement la Lettre aux instituteurs et institutrices de Jaurès, publiée dans L’Humanité le 15 janvier 1888, qui apparut comme une évidence. Ce constant « pari de l’éducation » établi par Jaurès fait l’objet d’un livre passionnant publié aux éditions Privat. Jean Jaurès ou le pari de l’éducation rassemble les contributions d’historiens, de philosophes, de juristes, de praticiens et de théoriciens de l’enseignement, réunies sous la direction de Gilles Candar, historien des XIXe et XXe siècles et président de la Société d’études jaurésiennes et par Rémy Pech, professeur d’histoire contemporaine, ancien président de l’université Toulouse-II-Jean-Jaurès et président de l’association des amis de Jean Jaurès.

Quels sont les principes édictés par Jaurès notamment en matière d’innovation pédagogique ? Quelles sont ses pratiques à l’école, au collège, à l’université ? À quels prolongements ont donné lieu ses préceptes ? En répondant à ces questions, les spécialistes dessinent non seulement la carte de la pensée jaurésienne en matière d’éducation, mais aussi fournissent à tous ceux qui enseignent des outils conceptuels et des pistes de réflexion utiles. Autant dire que le « pari de l’éducation » auquel croyait Jaurès est plus que jamais d’actualité en 2023. Philippe Rioux

Jean Jaurès ou le pari de l’éducation, sous la direction de Gilles Candar et Rémy Pech (Éditions Privat. 216 pages. 19,90 €).

Poster un commentaire

Classé dans Pages d'histoire, Documents

Au bord de l’innommable

Jusqu’au 09/06, chaque vendredi à 19h au théâtre La Flèche (75), Marine Gesbert s’empare avec audace et superbe de Au bord. Le texte de Claudine Galea, en réaction à l’hallucinante photographie de ce prisonnier traîné nu en laisse par une soldate américaine. Une magistrale interprétation.

La noirceur, aucune ouverture pour laisser pénétrer un éclair de vie, le public installé de chaque côté de la salle toute en longueur. L’attente longue et silencieuse, tel un temps cathartique pour exorciser nos attaches au monde sensible avant de sombrer dans l’insoutenable… Une femme, jeune et d’une irradiante beauté en son chemisier blanc, nous scrute impassible, assise en lotus sur un coffre de bois. Derrière elle, projetée grand format, la photographie hallucinante et scandaleuse. D’une voix douce, diction parfaite et gestes mesurés, d’un pas lent la comédienne entame sa marche vers l’innommable. D’une maîtrise absolue lorsque son regard, sporadiquement, fixe celui des spectateurs qui la cernent de part en part.

Une interprétation exceptionnelle qui bouscule et fascine le public dès que Marine Gesbert seule Au bord de scène, de maux en mots, libère les premières paroles de la pièce écrite par Claudine Galea ! Sans décor, dans une atmosphère presque apaisante, s’affiche pourtant l’horreur en filigrane : la silhouette d’une femme tenant en laisse un homme nu… L’image, révoltante, a fait le tour du monde, une soldate américaine photographiée en train de promener un prisonnier du camp d’Abou Ghraib, tel un animal de compagnie. Traumatisée par cette image avilissante, bouleversée devant un tel acte d’inhumanité absolue, posé en outre par une personne qui contredit tous les poncifs sur le genre féminin, l’auteure butera durablement devant la feuille blanche. Une parole accouchée au prix de moult sueurs et douleurs : la grâce du verbe contre la violence de l’image !

Et de noircir alors le papier, entre réalisme et poésie, de cette riche missive d’une bouleversante puissance, et de soulever aussi durant soixante minutes, et pas une de plus, une série d’interrogations toujours d’une brûlante actualité à l’heure du conflit en Ukraine : les prémisses de cette volonté de puissance, de destruction et d’humiliation, la figure de la femme dans l’imaginaire collectif, les carences liées à une enfance maltraitée, les effets d’une sexualité déviante… Un spectacle envoûtant en la magistrale incarnation de Marine Gesbert, une réflexion hautement salutaire sur le droit à la vie et à la dignité. Un vibrant plaidoyer en faveur de l’humanité retrouvée. Yonnel Liégeois

Au bord, jeu et mise en scène de Marine Gesbert. Au théâtre La Flèche, 77 rue de Charonne, 75011 Paris. Chaque vendredi à 19h jusqu’au 09/06, ainsi que le samedi 27/05.

Poster un commentaire

Classé dans Documents, Rideau rouge

Leprest, l’orfèvre de la rime

Le 07/05, à 20h au théâtre de Caen (14), se donne Leprest en symphonique. Un concert exceptionnel en hommage à Allain Leprest, le grand poète de la chanson française, auteur et interprète disparu en 2011. Avec Clarika, Enzo-Enzo, Cyril Mokaiesh et Romain Didier, accompagnés par l’Orchestre régional de Normandie.

Une absence, un départ en 2011 qui nous laissent à jamais orphelin de celui que Claude Nougaro apostrophait comme « l’un des plus foudroyants auteurs que j’ai entendu au ciel de la langue française » ! Malgré l’admiration de ses pairs et la reconnaissance de la profession, Allain Leprest était demeuré un artiste discret, presque méconnu du grand public. Le chroniqueur et romancier Jean d’Ormesson l’avait surnommé  « le Rimbaud du XXe siècle », Claude Lemesle, le vice-président de la Sacem, le considérait comme « le plus grand poète vivant »… L’ancien peintre en bâtiment s’était reconverti en ciseleur de mots pour écumer les cabarets et faire un tabac en 1985 au Printemps de Bourges ! En 1992, il enregistre Voce a Mano avec l’accordéoniste Richard Galliano, un album couronné du Prix de l’Académie Charles-Cros l’année suivante. En 1995, il fait salle comble à l’Olympia.

Poète au franc-parler, boudé des médias et de la télé, écorché vif mais d’une tendresse infinie, il sut à merveille allumer les yeux dans la noirceur du ciel. Atteint d’un cancer du poumon, il revint sur scène en 2007 avec Chez Leprest, disque sur lequel il invitait quantité de chanteurs (Michel Fugain, Olivia Ruiz, Jacques Higelin, Daniel Lavoie, Nilda Fernandez, Enzo Enzo) à revisiter avec lui son répertoire. Un second opus est publié deux ans plus tard. Dans l’intervalle, deux cédés gravés, autant de perles chansonnières et bijoux littéraires : Donne-moi de mes nouvelles en 2005, Quand auront fondu les banquises en 2008… Stupeur et douleur à Antraigues, terre d’accueil de Jean Ferrat son frère en chansons, Leprest se suicide en août 2011.

Bonheur et richesse des archives, demeure un émouvant coffret Connaît-on encore Leprest ? qui comprend trois disques et un magnifique livret illustré par les propres dessins du poète et chanteur. Un CD d’abord, une sélection de ses plus belles chansons enregistrées ces huit dernières années chez son producteur Tacet (dont trois extraites de Leprest symphonique), ensuite deux DVD : le concert de sa dernière tournée et l’hommage que la SACEM rendit, avec ses amis chanteurs (Romain Didier, Agnès Bihl, Loïc Lantoine, Anne Sylvestre, Jean Guidoni, Nathalie Miravette, Kent…), à celui qui reçut le Grand Prix de la poésie en 2009 !

Un superbe objet chansonnier pour (re)découvrir la voix rauque de celui qui osait tutoyer Villon, Rimbaud et Hugo, et ses mots ciselés au plus fin du quotidien des humains. Des pépites en guise de ritournelles pour interpeller nantis et puissants, une poésie à s’en écarteler cœur et poumons, de subtils couplets pour apostropher le chaland sur l’état du monde et l’avenir des enfants. Et, cadeau suprême, un original livret pour effeuiller feu le quotidien de l’artiste : c‘est beau, c’est fort, c’est sublime, le souffle d’un géant ! Allain Leprest ? Un ami et poète, compagnon de colère et de misère, qu’il faisait bon de tutoyer par monts et vallées, contre vents et marées. Entre mots et musique, pressez-vous à Caen pour ce temps suspendu à la rime échevelée. Yonnel Liégeois

Leprest en symphonique : le 07/05 à 20h, au Théâtre de Caen. Prochaines représentations à l’Opéra de Rouen et à la Halle aux grains de Toulouse.

Poster un commentaire

Classé dans Musique et chanson, Rencontres

Creil, le travail en images

Jusqu’au 11/06, sur Creil et son agglomération (60), se déroule la 5ème édition du festival Usimages. En douze expositions, un original parcours photographique qui met à l’honneur, d’hier à aujourd’hui, l’homme et son travail, l’outil et la machine.

Au cœur de la Sibérie, à Norilsk, un homme se redresse fièrement. Casque relevé sur la tête, masque à gaz en bandoulière, il travaille à l’usine de cuivre où l’odeur de soufre donne un goût de sang dans la bouche de Françoise Huguier, la photographe de l’agence Vu qui réalise le reportage en 1992. Des images fortes, d’une incroyable puissance expressive, apposées sur les panneaux dressés en plein air sur la commune de Montataire, l’une des douze expositions proposées au grand public.

En cette cinquième édition d’Usimages, biennale de la photographie du patrimoine industriel et du travail sur le territoire de Creil (60), le festival aborde la double thématique de l’énergie et de la métallurgie. De l’installation du réseau électrique dans les Hauts-de-France à partir de 1912 à l’exploitation du bois dans la forêt québécoise… D’hier à aujourd’hui, se donnent surtout à voir hommes et femmes au travail, de la petitesse des humains au cœur de l’immense salle des machines de la Société électrique de Lille dans les années 1920 aux forestiers du troisième millénaire comme égarés dans l’immensité enneigée de la Gaspésie !

La grande force de cet événement iconographique ? Donner à voir ce qui a disparu des magazines et de nos écrans télé : l’ouvrier, l’outil, la machine, le monde industriel. « L’exposition conçue par l’Institut de l’histoire de l’aluminium s’inscrit dans ce regard rétrospectif », confirme Fred Boucher, le directeur artistique de l’événement, « à travers la représentation de la femme et de l’usage qu’elle fait au quotidien d’une gamme d’ustensiles et d’équipements électroménagers dans les années 50 et 60, elle nous fait voyager dans le monde de la consommation et du progrès matériel ».

La modernité est bien présente, cependant. Avec le travail photographique de Jean Pottier sur l’industrie nucléaire, « Oui aux moutons, non aux neutrons », avec le reportage de Rocco Rorandelli dans le bassin houiller allemand et l’exploitation du lignite, le plus polluant de tous les types de charbon… Quant à Michel Séméniako, dans les usines de robinetterie en terre du Vimeu, il s’est penché sur les gestes des travailleurs, recomposant l’espace sous sa focale et les sublimant en de magnifiques compositions grâce à l’emploi de ses filtres de couleur : « le rouge du feu des fondeurs, le bleu de l’acier, le doré du laiton »… L’œuvrier au travail élevé au rang d’œuvre d’art ! D’une expo l’autre, de Cramoisy à Saint-Vaast-Lès-Mello, quand la photo dévoile ainsi ses plus beaux atours, douze balades iconographiques qui se savourent à l’air libre. Yonnel Liégeois

LE TRAVAIL SOUS TOUS LES ANGLES

Organisé par l’agglomération Creil Sud Oise sous la direction artistique de Diaphane, le pôle photographique en Picardie, le parcours proposé par « Usimages » offre un regard croisé sur le monde du travail sous trois angles : des photographies historiques issues de fonds d’archives, des photographies contemporaines et des photographies en rapport avec les entreprises de la région. Du geste au travail, sourd la beauté de l’ouvrage quand l’image s’accorde le temps de pose nécessaire. Le festival permet aussi de mettre en pleine lumière des photographes qui ont élu la sphère du travail comme source d’inspiration.

Des travailleurs de la focale, hommes et femmes, jeunes ou aînés dans le métier, artistes de l’ombre qui prennent le temps de regarder, d’observer, d’écouter pour mieux capter une ambiance, un regard, un geste… De la photographie documentaire à la recherche esthétique, ils sont les témoins privilégiés de l’univers de l’entreprise souvent caché et parfois méprisé, rarement à l’affiche des galeries ou des musées, dont ils partagent bien souvent les valeurs : la ténacité, la fraternité, l’amour du métier et du travail bien fait. Y.L.

Poster un commentaire

Classé dans Pages d'histoire, Documents, Expos

Lucien Attoun, une vie pour le théâtre

Homme de radio au métier sûr, critique dramatique, Lucien Attoun est mort à Paris le 28 avril. Les deux grandes passions de sa vie ? La radio avec France Culture et la création de Théâtre Ouvert avec son épouse Micheline. Le théâtre de service public lui doit beaucoup.

Lucien Attoun vient de s’éteindre à l’âge de 88 ans, le 28 avril à Paris. J’en éprouve du chagrin. Lucien, je l’ai connu, fréquenté, apprécié depuis un demi-siècle au bas mot. Le théâtre de service public lui doit une fière chandelle et France Culture, en la matière, se devrait, en bonne logique, d’afficher à son égard une gratitude éperdue.

L’amour du théâtre, il le tient de son père, comédien et chanteur populaire en Tunisie, où Lucien naît en 1935 à la Goulette, au nord de Tunis. Il débarque en France en 1947, avec sa sœur cadette et sa mère. A 12 ans, pensionnaire au lycée Maimonide de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), il y croise Micheline Malignac, qui n’a qu’un an de moins que lui. Ils ignorent alors qu’ils se marieront en 1963 et qu’on leur devra cette magnifique aventure vécue en commun, Théâtre Ouvert, qui fera tant pour l’écriture dramatique dans notre pays, mais n’anticipons pas.

Lucien a 16 ans quand meurt sa mère. Elle lui avait dit : « Veille sur ta sœur ». Jeune homme de devoir, il cumule les « petits boulots » sans perdre de vue le champ culturel. En 1958, il fait partie du Groupe de théâtre antique de la Sorbonne. La même année, il devient secrétaire général puis président du cercle international de la jeune critique, fondé sous l’égide du fameux Théâtre des Nations. Il enseigne dix ans dans un collège de Lyon, est nommé adjoint au directeur chargé de l’animation culturelle à HEC, de 1956 à 1969. Critique dramatique, il publie dans la revue Europe, puis aux Nouvelles littéraires, à Témoignage chrétien, à la Quinzaine littéraire…

Son exceptionnelle carrière d’homme de radio s’ouvre en 1967, lorsqu’il est embauché à France Culture, en qualité de chroniqueur, dans la Matinée du théâtre, rebaptisée la Matinée des arts du spectacle. Il est producteur des Heures de culture française, plus tard devenues les Chemins de la connaissance, et d’Une Semaine à Paris. De 1969 à 2002, Lucien Attoun crée et produit, toujours sur France Culture, le Nouveau répertoire dramatique, une série d’émissions d’une importance capitale (la première pièce de Koltès, l’Héritage et l’Ignorant et le fou, de Thomas Bernhard, entre autres, y sont diffusées). A son actif encore, les collections Radiodrame et Cycle de fiction. Son activité de production sur les ondes ne laisse pas d’être impressionnante. Récapitulons : On commence (1965-1997), Mégaphonie (1984-1997), Profession spectateur (1997-2002) et Passage du témoin (2002-2004). Il a été conseiller artistique de Giorgio Strehler, quand celui-ci dirigeait l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

La grande affaire de la vie de Micheline et Lucien Attoun, ce sera l’invention de Théâtre Ouvert, à la suite naturelle, pour ainsi dire, de leur vif intérêt pour les auteurs vivants. En 1970, Lucien crée chez Stock la collection Théâtre Ouvert, justement. L’été 1971 à Avignon, peu avant la disparition de Vilar, Lucien lui fait remarquer que la création contemporaine n’a pas droit de cité au festival. Vilar met alors Lucien au défi de joindre le geste à la parole. C’est d’emblée le succès dans la Chapelle des Pénitents-Blancs, haut-lieu soudain de « mises en espace » (douze jours de répétition) et du »gueuloir« où se profèrent des textes neufs.

En 1981, Théâtre Ouvert s’installe au Jardin d’Hiver, passage Véron, à côté du Moulin Rouge, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, dans un immeuble hanté par les souvenirs poétiques de Valentin-le Désossé, Jacques Prévert et Boris Vian. En 1988, Théâtre Ouvert, ayant à la boutonnière la révélation d’une multitude de pièces d’auteurs vivants (les moindres n’étant pas Koltès et Lagarce), obtient le statut, ô combien mérité, de Centre dramatique national de création. Jean-Pierre Léonardini

Poster un commentaire

Classé dans Documents, La chronique de Léo, Rencontres, Rideau rouge

L’établi de Mathias Gokalp

Après Rien de personnel, une première comédie satirique où il critiquait l’hypocrisie du système de management des cadres, le cinéaste Mathies Gokalp persiste et signe L’établi. L’adaptation, sobre et réussie, de l’ouvrage éponyme de Robert Linhart.

Dominique Martinez – Quarante-cinq ans après la publication de L’établi, pourquoi avoir décidé d’adapter au cinéma l’ouvrage de Robert Linhart ?

Mathias Gokalp – J’ai découvert le livre lorsque je faisais mes études. Le sujet, l’embauche d’un intellectuel à l’usine Citroën en tant qu’ouvrier, m’intéressait. L’ouvrage m’a beaucoup touché, je partageais complètement son point de vue sur le travail. Né dans un milieu bourgeois, j’ai pu faire des études longues et choisir le métier dont j’avais envie. Passé le bac, j’ai un peu plus découvert le monde et pris conscience de ce statut privilégié. Autour de moi, beaucoup de jeunes ne pouvaient pas faire d’études, devaient travailler sans choisir leur métier et entraient dans la vie active de façon contrainte. Pour de nombreuses personnes, la vie professionnelle n’est pas un acte émancipateur mais bien une façon d’assurer sa subsistance. Cette aliénation au travail dont parle Linhart dans son livre me touche.

D.M. – Au point de vouloir en faire un film ?

M.G. – L’autre chose fondamentale, pour l’étudiant en cinéma que j’étais ? La qualité littéraire du texte. Le fait qu’une œuvre militante puisse être d’une telle portée esthétique, c’était une direction qu’on me donnait. Je la mentionnais souvent, tant et si bien que mes producteurs s’y sont intéressés et m’ont fait remarquer la situation dramatique de ce personnage qui dissimule sa véritable identité au sein de l’usine : ce pouvait être le point de départ d’une fiction. J’avais peur mais c’était bon signe, j’avais envie de défendre ce texte et d’entamer un dialogue avec lui.

D.M. – Quel fut votre parti pris pour l’adaptation ?

M.G. – L’important pour moi était de pouvoir partager le point de vue de Robert Linhart. Quand je l’ai rencontré, j’ai compris que c’est ce qu’il attendait. L’intention première du livre est de transmettre un point de vue politique et social, le film servirait donc à faire entendre ces idées. Sur le plan esthétique, je n’ai pas essayé de transposer le style de Robert, un texte n’est pas mécaniquement transposable à l’image. La seule chose à laquelle je croyais, c’était de donner envie de lire son texte. C’est pour cette raison que j’ai gardé en voix off la voix de Robert.

D.M. – En tant que cinéaste, que pensez-vous de l’engagement des intellectuels auprès des classes populaires ?

M.G. – J’ai fait ce film pour reposer la question, cruciale selon moi. Je voulais pointer du doigt cette distance qui se creuse entre les intellectuels et les classes populaires. En tant qu’individu, les inégalités sociales me scandalisent et la lutte des classes me semble essentielle pour comprendre le monde dans lequel on vit. Ce statut de transfuge social ne résout pas tout, bien sûr, mais c’est un mouvement bénéfique qu’il est possible d’accomplir de bien des manières. Même si beaucoup de choses restent à inventer, la diversité des populations réunies dans les manifestations contre la réforme des retraites en est un exemple. Propos recueillis par Dominique Martinez.

Table de travail bricolée où un vieil ouvrier retouche les portières irrégulières ou bosselées avant qu’elles passent au montage, L’établi (éditions de Minuit, 192 p., 8€) est aussi le terme usité pour désigner un intellectuel d’extrême-gauche qui, dans les années soixante, se faisait embaucher à l’usine pour raviver le feu révolutionnaire.

Poster un commentaire

Classé dans Cinéma, Littérature, Pages d'histoire, Rencontres

Le 1er mai et moi, émoi

Ancien animateur culturel, Jacques Aubert a publié, en mars 2017, son premier recueil de chroniques. Au gré du temps et des vents, il offre aux Chantiers de culture ses billets d’humeur à l’humour acidulé.

Pourquoi défile-t-on le 1er mai ? Je m’en souviens comme si j’y étais.

En fait, en 1789, comme je crevais la dalle, j’ai quitté ma campagne pour venir à Paris. Dans un estaminet, un type s’est levé, a grimpé sur une table, il a dit : « et si on prenait la Bastille ? », pourquoi pas, qu’on a répondu… « Et si on renversait la royauté ? », d’accord qu’on a dit… On est sorti et on l’a fait.

Mais la République, ça nourrit pas toujours son homme ! Alors, je me suis fait embaucher dans un atelier du faubourg. Là, c’était pire que les galères : on bossait 16 heures par jour, les femmes et les gosses aussi. C’était sale, bruyant, on se blessait, on tombait malade et on était payé des clopinettes. De plus, si tu gueulais t’étais viré, les syndicats, personne savait ce que c’était. Des années plus tard, un copain nous a dit qu’en Angleterre, un certain Karl Marx prétendait que les travailleurs ne devraient trimer que huit heures par jour et que les patrons on pouvait s’en passer. On n’y croyait pas.

En 1864, à Londres il y eut une réunion, rien que des militants. Nous, on y a envoyé le petit Eugène Varlin, un gars qui causait bien. Quand il est revenu il était tout chamboulé. Il voulait qu’on fasse la révolution. « Encore, qu’on a dit ! Bon, on va essayer ». Et comme en plus les prussiens sont arrivés pour nous chercher des noises, là, on s’est fâché. On a fait des barricades, on a décrété « La Commune de Paris ». On a écrit nos propres lois pour dire que c’était plus les patrons et les curés qui décidaient, que les garçons et les filles devaient aller à l’école et être payés pareil. C’est là que j’ai rencontré Marianne, elle soignait les blessés. Mais ça n’a pas duré… ils sont arrivés avec les fusils et ce fut un massacre.

En 1880, le fameux Karl Marx, qui décidément avait la tête dur, il a appelé son copain Friedrich Engels, qui a prévenu Jules Guesde, lequel en a causé à Paul Lafargue qui lui-même nous a avertis. Et on a relancé l’idée des 8 heures de travail, 8 heures de sommeil, 8 heures de loisirs. Dans tous les pays, les travailleurs ont dit qu’on avait raison, ça gueulait si fort qu’il a bien fallu nous entendre. Du coup, les syndicats ont été autorisés. Alors en 1889, à Paris avec des camarades d’un peu partout, on a eu l’idée de faire une journée de lutte, tous ensemble, à la même date, pour qu’on reconnaisse les droits des travailleurs à vivre mieux.

Comme le 1er mai 1886 à Chicago, lors d’une manif, ils y avaient tué des potes et que des syndicalistes avaient été condamnés à mort, on a dit que ce jour de lutte ce serait le 1er mai. La première manifestation du 1er mai, qu’on avait baptisée « Journée internationale des Travailleurs », elle a eu lieu le 1er mai 1890. Dans plusieurs pays, on a défilé et en France on était quasiment 100.000, plus deux : Marianne et moi !

L’année suivante, à Fourmies, chez nos copains mineurs, l’armée, pour faire plaisir aux patrons, elle a tiré sur la foule. Il y a eu dix morts, dont deux petits gosses. C’était à vomir, ça ne nous a pas arrêtés et les années suivantes, on était de plus en plus nombreux. Je me souviens qu’en 1906 on était sacrément remonté parce qu’on a défilé en criant « grève générale révolutionnaire ». En 1936, vu que les fachos montraient le bout de leur nez, on s’est rabiboché avec des potes avec qui on avait eu des mots et on a de nouveau défilé tous ensemble. Mais voilà que le lendemain, un gars du Havre a été viré parce qu’il s’était mis en grève le 1er mai.

Ça nous a pas plu ! De suite ses collègues ont cessé le travail, d’autres usines ont suivi, puis d’autres encore et à la mi-mai il y avait un sacré paquet d’usines qui étaient occupées. Comme le « Front Populaire », la gauche unie quoi, venait de gagner les élections, on a obligé les patrons à négocier. On a eu les 8 heures, des augmentations de salaires et des conventions collectives, on a même eu des congés payés. Marianne m’a dit « Fais les valises, on va à La Baule ». Mais la guerre est venue et ce cochon de Pétain, en 41, il a voulu que le 1er mai devienne la fête du travail mais sans qu’on parle des revendications.

On a repris les défilés à la Libération avec encore plus d’ardeur, même qu’en 1947 le 1er mai est devenu un jour férié, chômé et payé. Pendant les guerres d’Indochine et d’Algérie, comme pendant toutes les guerres, les manifestations ont été interdites. Ça ne nous empêchait pas de nous réunir mais impossible de battre le pavé. Il faudra attendre 1968 pour que le grand Charles, qui sentait la température monter, autorise la manifestation du 1er mai à Paris. 100.000 personnes défilent, plus Marianne et moi bien sûr… à ce moment-là, on ne se doutait pas qu’on allait être plus d’un million, trois semaines plus tard ! En 2002, hasard du calendrier, le 1er mai tombe entre les deux tours de l’élection présidentielle. Et comme un facho était qualifié pour le 2ème tour, c’est un million cinq cent mille (+2) qu’on était, pour dire qu’on ne voulait pas de ça.

Maintenant, je commence à me faire vieux mais Marianne, elle lâche rien. « Allez mon gars, faut y aller au 1er mai, la lutte elle est loin d’être finie ». « T’inquiètes pas » que je réponds, « je me rappelle encore où j’ai rangé le drapeau rouge ». Jacques Aubert

Poster un commentaire

Classé dans Pages d'histoire