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Philippe Sollers, maître écrivain

Décédé le 5 mai à Paris, Philippe Sollers s’était imposé dans le monde des lettres : romancier, essayiste, directeur de revue, critique littéraire ! De la recherche abstraite dans le champ de l’écriture jusqu’au retour figuratif dans la verve du récit, ce maître écrivain infiniment libre, qui a épousé alternativement plusieurs causes, ne doit pas cesser d’être lu et relu.

On a du mal à croire que c’est à 86 ans que Sollers est mort ce 5 mai. On le revoit toujours jeune, insolent, sarcastique, encore gravement penché sur sa machine à écrire portative, dans sa maison de l’île de Ré survolée par les mouettes, ou dans ce bureau exigu de directeur de collection, chez Gallimard. Il n’y a qu’un an, il publiait Graal. « Tout est maintenant immédiat, y écrivait-il au début, le temps ne coule plus, et le plus stupéfiant est que personne ne semble s’en rendre compte. »

C’est que ce temps n’était plus le sien, qui eut à voir avec un moment intense de l’histoire des idées, dans lequel il prit part avec vigueur dans la seconde moitié du XXe siècle. On sait qu’en 1958 il fut élu par Aragon et Mauriac, à la sortie de son premier roman, Une curieuse solitude, écrit à 22 ans. On dirait que le reste de sa longue vie a consisté à déjouer ces bénédictions initiales, que d’autres auraient gravées sur leurs cartes de visite. Sollers, né coiffé, talentueux comme pas deux, ne s’est-il pas ingénié, fiévreux dialecticien, à cultiver la contradiction en permanence, quitte à se contredire lui-même, jusqu’au retournement, voire la palinodie. Ce lui fut alternativement reproché à droite, à gauche, au centre.

Réfractaire d’instinct, il avait été viré par les jésuites de Versailles pour « indiscipline chronique et lecture de livres surréalistes ». Il simule la folie pour ne pas être incorporé lors de la guerre d’Algérie. Il passe trois mois en observation à l’hôpital militaire de Belfort. Il est réformé sur intervention de Malraux. À la fin des années 1960, il est proche du Parti communiste. Le 29 mai 1968, il participe à la grande manifestation de la CGT, aux côtés d’Aragon, Elsa Triolet, Jean-Luc Godard… En mars 1969, il est à la Semaine de la pensée marxiste, sur le thème « Les intellectuels, la culture et la révolution ». Il fait partie du comité national de soutien à la candidature de Jacques Duclos à l’élection présidentielle. En 1970, Tel Quel (revue qu’il a fondée en 1960) et l’organe communiste la Nouvelle Critique organisent, de concert, le colloque de Cluny, qui ne débouche sur aucun accord quant aux différents aspects de la recherche en littérature et le mouvement socio-politique immédiat. J’y étais, avec mon camarade Charles Haroche, pour le compte de l’Humanité.

Il a fait entendre Artaud, Bataille,

Ponge, Barthes, Derrida, Foucault

Il y eut ce chemin de Damas qui s’ouvrit devant Sollers et d’autres, non des moindres, vers la Chine de Mao. En 1971, Maria-Antonietta Macciocchi, journaliste à l’Unità, publie De la Chine. Le livre ne sera pas admis à la vente à la Fête de l’Humanité. En Chine, Sollers se rend en 1974, avec Julia  Kristeva (épousée sept ans plus tôt), Roland Barthes, François Wahl… Ce qui le fascine là-bas, me semble-t-il, est d’abord d’ordre esthétique ; la calligraphie, l’élan de masses en effervescence, les vers sibyllins de Mao… Il était nourri de la Pensée chinoise, l’indispensable ouvrage du sinologue Marcel Granet. Le virage chinois de Tel Quel lors de la Révolution culturelle fut cause de scissions. Jean-Pierre Faye crée la revue Change. Jean Ricardou et Jean Thibaudeau claquent la porte. Sollers reconnut plus tard un emballement excessif. L’époque était politiquement très dure, mais en est-il de douces ? 1973 avait vu la parution de l’Archipel du goulag, de Soljenitsyne. Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann, « nouveaux philosophes », tenaient le haut du pavé. Il n’était facile pour personne d’avoir la conscience tranquille. Le monde d’alors ne dessinait-il pas le brouillon du monde actuel ?

Rebelle constant, Philippe Sollers a multiplié les causes à embrasser, jusqu’à donner quitus à la papauté, grâce à l’art de la Contre-Réforme : vengeance de jésuites. Il a tout lu, tout digéré et métamorphosé par l’écriture, en une période historique où ce mot a dûment remplacé celui de littérature. La revue Tel Quel, dont il fut l’actif chef de bande, constitua le tambour battant d’une avant-garde dont on recueille encore les fruits dans la pensée, même si l’air du temps pue la réaction. Lorsqu’il a défini la France comme « moisie », quel tollé ! Artaud, Georges Bataille, Francis Ponge, Roland Barthes, Jacques Derrida, Michel Foucault, entre autres, il a contribué à les faire entendre et nombreux furent ceux à qui il mit le pied à l’étrier.

Il a expérimenté sa vie durant, a lutté contre la métaphysique en prônant le matérialisme, tout en ayant la mystique de l’expression au plus haut prix. De l’écriture sérielle au récit hardiment troussé, chercheur inlassable, expert en coulées verbales inextinguibles ( LoisHParadis…), il a su, quittant soudain le ciel des conceptions novatrices inspirées de Joyce et consorts, retrouver avec Femmes, en particulier, la verve pamphlétaire ancestrale. Il a chéri la langue dans tous ses états. Son œuvre de journaliste dans le Monde a été considérable. Il a magnifié l’esprit musical du XVIIIe siècle. Il faut lire Sollers de A à Z, sans oublier son lumineux visage de moine libertin. Jean-Pierre Léonardini

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Lucien Attoun, une vie pour le théâtre

Homme de radio au métier sûr, critique dramatique, Lucien Attoun est mort à Paris le 28 avril. Les deux grandes passions de sa vie ? La radio avec France Culture et la création de Théâtre Ouvert avec son épouse Micheline. Le théâtre de service public lui doit beaucoup.

Lucien Attoun vient de s’éteindre à l’âge de 88 ans, le 28 avril à Paris. J’en éprouve du chagrin. Lucien, je l’ai connu, fréquenté, apprécié depuis un demi-siècle au bas mot. Le théâtre de service public lui doit une fière chandelle et France Culture, en la matière, se devrait, en bonne logique, d’afficher à son égard une gratitude éperdue.

L’amour du théâtre, il le tient de son père, comédien et chanteur populaire en Tunisie, où Lucien naît en 1935 à la Goulette, au nord de Tunis. Il débarque en France en 1947, avec sa sœur cadette et sa mère. A 12 ans, pensionnaire au lycée Maimonide de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), il y croise Micheline Malignac, qui n’a qu’un an de moins que lui. Ils ignorent alors qu’ils se marieront en 1963 et qu’on leur devra cette magnifique aventure vécue en commun, Théâtre Ouvert, qui fera tant pour l’écriture dramatique dans notre pays, mais n’anticipons pas.

Lucien a 16 ans quand meurt sa mère. Elle lui avait dit : « Veille sur ta sœur ». Jeune homme de devoir, il cumule les « petits boulots » sans perdre de vue le champ culturel. En 1958, il fait partie du Groupe de théâtre antique de la Sorbonne. La même année, il devient secrétaire général puis président du cercle international de la jeune critique, fondé sous l’égide du fameux Théâtre des Nations. Il enseigne dix ans dans un collège de Lyon, est nommé adjoint au directeur chargé de l’animation culturelle à HEC, de 1956 à 1969. Critique dramatique, il publie dans la revue Europe, puis aux Nouvelles littéraires, à Témoignage chrétien, à la Quinzaine littéraire…

Son exceptionnelle carrière d’homme de radio s’ouvre en 1967, lorsqu’il est embauché à France Culture, en qualité de chroniqueur, dans la Matinée du théâtre, rebaptisée la Matinée des arts du spectacle. Il est producteur des Heures de culture française, plus tard devenues les Chemins de la connaissance, et d’Une Semaine à Paris. De 1969 à 2002, Lucien Attoun crée et produit, toujours sur France Culture, le Nouveau répertoire dramatique, une série d’émissions d’une importance capitale (la première pièce de Koltès, l’Héritage et l’Ignorant et le fou, de Thomas Bernhard, entre autres, y sont diffusées). A son actif encore, les collections Radiodrame et Cycle de fiction. Son activité de production sur les ondes ne laisse pas d’être impressionnante. Récapitulons : On commence (1965-1997), Mégaphonie (1984-1997), Profession spectateur (1997-2002) et Passage du témoin (2002-2004). Il a été conseiller artistique de Giorgio Strehler, quand celui-ci dirigeait l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

La grande affaire de la vie de Micheline et Lucien Attoun, ce sera l’invention de Théâtre Ouvert, à la suite naturelle, pour ainsi dire, de leur vif intérêt pour les auteurs vivants. En 1970, Lucien crée chez Stock la collection Théâtre Ouvert, justement. L’été 1971 à Avignon, peu avant la disparition de Vilar, Lucien lui fait remarquer que la création contemporaine n’a pas droit de cité au festival. Vilar met alors Lucien au défi de joindre le geste à la parole. C’est d’emblée le succès dans la Chapelle des Pénitents-Blancs, haut-lieu soudain de « mises en espace » (douze jours de répétition) et du »gueuloir« où se profèrent des textes neufs.

En 1981, Théâtre Ouvert s’installe au Jardin d’Hiver, passage Véron, à côté du Moulin Rouge, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, dans un immeuble hanté par les souvenirs poétiques de Valentin-le Désossé, Jacques Prévert et Boris Vian. En 1988, Théâtre Ouvert, ayant à la boutonnière la révélation d’une multitude de pièces d’auteurs vivants (les moindres n’étant pas Koltès et Lagarce), obtient le statut, ô combien mérité, de Centre dramatique national de création. Jean-Pierre Léonardini

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Benedetti, en retour de Guerre

Du 29/03 au 08/04, puis du 18 au 29/04, au Théâtre-Studio d’Alfortville, le metteur en scène Christian Benedetti propose Guerre. Une pièce de Lars Norén disparu en 2021, successeur d’Ingmar Bergman à la tête du Théâtre national de Suède. Du retour d’un soldat que la famille croyait cadavre, un théâtre de tensions successives et de situations aux dialogues savamment construits.

« Le public et les acteurs doivent respirer ensemble, écouter ensemble. Dire les choses en même temps. Je préfère un théâtre où le public se penche en avant pour écouter à celui qui se penche en arrière parce que c’est trop fort ». Lars Norén

Au Théâtre-Studio d’Alfortville, Christian Benedetti met en scène Guerre, une pièce de 2003 de Lars Norén, emporté par le Covid-19, le 26 janvier 2021, à l’âge de 77 ans. C’est un hommage posthume à l’adresse de cet auteur né et mort à Stockholm, poète lyrique repenti, qui fut appelé à succéder à Ingmar Bergman à la tête du Théâtre national de Suède et à qui l’on doit plus de 40 pièces d’une intensité sans merci, tant dans la sphère familiale que dans le champ social. Un soldat rendu aveugle (Marc Lamigeon), qui a été prisonnier dans un camp, rentre à la maison après deux ans d’absence sans nouvelles. Il n’est pas le bienvenu. On l’avait cru cadavre. L’épouse, qui ne l’a jamais aimé (Stéphane Caillard), s’est donnée entre-temps au frère (Jean-Philippe Ricci) de ce revenant intempestif. Il y a deux filles. L’aînée (Manon Clavel) se prostitue au contact des troupes d’occupation. La cadette (Alix Riemer) est une adolescente anxieuse au comportement éruptif… Ce sont de courtes scènes d’une stricte économie langagière.

La représentation, réglée de main de maître, Benedetti assumant tout, de la régie à la scénographie, des lumières aux costumes, traduit fidèlement l’esprit de Norén, expert en tensions successives, au sein d’un théâtre de situations aux dialogues savamment construits suivant des critères musicaux. Dans cette forme d’écriture elliptique, les silences s’avouent infiniment parlants, pour ainsi dire, car le metteur en scène possède, au plus haut point, l’art de suggérer les affects par le truchement de corps en expectative, juste avant que se fasse la césure du noir, dans lequel s’effectuent les déplacements furtifs des acteurs, qu’on va retrouver soudain en pleins feux.

La science du jeu constitue d’ailleurs le luxe exclusif de l’esthétique du Théâtre-Studio, où l’on cultive scrupuleusement un dynamisme physique explosif, dont témoignent, cette fois, la brève lutte des deux frères ou l’accès d’hystérie de la plus jeune des filles à terre, à qui la mère flanque des coups de pied dans le ventre. Dit ainsi, cela peut faire peur, mais en vrai, devant chaque spectateur, cela rend résolument compte de la violence du saccage à l’œuvre dans les êtres, ici simulé dans l’infinie détresse de l’intimité domestique d’une famille en miettes, plongée dans la démence d’un conflit qui la ravage de surcroît. Christian Benedetti, qui dirige le Théâtre-Studio d’Alfortville depuis 1997, continue d’en faire un haut lieu d’exigence artistique entre tous digne d’éloge. Jean-Pierre Léonardini

Guerre, de Lars Norén : Du 29/03 au 08/04, puis du 18 au 29/04 au Théâtre-Studio d’Alfortville. Du mardi au samedi, 20h30 (Rens. : 01.43.76.86.56). Le texte (traduction de Katrin Ahlgren et René Zahnd) est publié par l’Arche éditeur.

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Richard III, un rire très noir

Les 8 et 9 mars au Théâtre-Cinéma de Narbonne, Guillaume Séverac-Schmitz propose Richard III. La sauvage pièce de Shakespeare, dans un théâtre de cruauté où toute ressemblance avec notre bel aujourd’hui ne serait pas fortuite… Un beau travail de troupe

Guillaume Séverac-Schmitz a mis en scène Richard III (1592), dans une traduction et adaptation de Clément Camar-Mercier. On ne cache pas sa joie devant une réalisation aussi valeureuse. Elle magnifie la sauvagerie sanguinaire d’un Shakespeare – déjà maître ès tragédies historiques – qui n’avait pas 30 ans. N’est-ce pas dans Richard III qu’il chauffe le plus à blanc l’ambition pathologique, l’irresponsabilité fatale des puissants et les haines de clans jumelées à l’assassinat politique ? Toute ressemblance avec notre bel aujourd’hui ne sera pas fortuite si l’on n’oublie pas, selon le Polonais Jan Kott, que « Shakespeare est notre contemporain ». Je ne ­résiste à recopier cette autre citation, de Lautréamont : « Chaque fois que j’ai lu Shakespeare, j’ai eu l’impression de déchiqueter la cervelle d’un jaguar ».  Qui dit mieux ? Bref, Guillaume Séverac-Schmitz, qui est aussi acteur et musicien, est à l’aise dans le théâtre de cruauté. Il a monté précédemment Richard II et, de John Webster (1580-1634), la Duchesse d’Amalfi.

Pour endosser le rôle de Richard III, il faut un acteur qui ne soit pas manchot et qui sache boiter à l’envi. Thibault Perrenoud fait ça très bien. Sa claudication initiale, à l’unisson des crimes commis en route, finira par l’infirmité pure et simple avec prothèse exubérante, dans un fauteuil roulant de dimension monarchique. Du début à la fin, de mensonge en traîtrise et d’infamie en ­félonie, cauteleux avec tous, y compris son fils Clarence, qu’il sacrifie, c’est avec les spectateurs pris à témoin qu’il échange des signes d’intelligence. Il guette avec nous une louche complicité qui fait tout le prix de l’amour du monstre, qu’il impose à juste titre dans l’allégorie du mal majuscule qu’affirme l’œuvre, au sein d’une traduction de grande énergie lexicale. Beau travail de troupe où certains, autour du héros détestable et fascinant, doivent parfois vite changer d’apparence pour faire nombre (bourreaux, hallebardiers, meurtriers, messagers, fantômes…), tandis que les femmes (Julie Recoing, Anne-Laure Tondu, Aurore Paris), n’ayant pas la part maudite, ne sont pas en reste dans la sphère tragique. Emmanuel Clolus signe une scénographie d’épure sombre, trouée à point nommé par des éclats de lumière (Philippe Berthomé). Jean-Pierre Léonardini

Richard III : au Théâtre-Cinéma  de Narbonne, les 8 et 9/03/23. Au Théâtre Jacques Coeur de Lattes, le 23/03. Au Théâtre Montansier de Versailles, du 18 au 21/04. Au Théâtre de Caen, les 1 et 2/06. Au Théâtre de la Cité de Toulouse, du 8 au 14/11. Au Théâtre de Nîmes, les 22 et 23/11. Au Cratère d’Alès, les 28 et 29/11. Au Théâtre Molière – Scène nationale Archipel de Thau, les 5 et 6/12.

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De la bonté à la fureur

Jusqu’au 05/03 pour l’une au Lucernaire à Paris et le 17/02 au Garage Théâtre à Cosne-sur-Loire (58) pour l’autre, Ariane Ascaride présente Du bonheur de donner et Adrien Michaux Brûle, Narcisse. De Brecht à aujourd’hui, de la bonté à la fureur, deux spectacles au fougueux tempérament.

Ariane Ascaride présente Du bonheur de donner, un bel ensemble de textes de Bertolt Brecht, des poèmes pour la plupart (1). On pense toujours à l’auteur dramatique. On oublie l’homme au lyrisme froid, qui savait dissimuler sa bonté foncière sous l’affirmation paradoxale, le propre de la contradiction. Dans le florilège d’Ariane, on trouve d’ailleurs certain éloge de la dialectique comme facteur de plaisir, ainsi que bon nombre d’exemples de l’étonnante diversité d’inspiration de Brecht, qui a pu dire « Terrible est la tentation de la bonté » pour mieux se prémunir contre l’attendrissement, qui néglige les causes premières de l’injustice.

Ariane est assise devant un micro. Elle sourit et les mots du poète se mettent à couler de source, avec un soupçon de malice et d’autres fois une sainte colère, comme dans De l’infanticide Marie Farrar, la Médée de Lodz ou la Légende de la putain Evelyn Roe. Par endroits, elle chante. À son côté, David Venitucci dicte d’insolites respirations à son accordéon. La parole multiple du poète s’inscrit dans l’air avec un charme fort. Successivement apparaissent le philosophe épicurien, l’exilé nomade par force, le moraliste à rebours, l’infaillible dénonciateur de l’état du monde, le témoin fraternel, l’humoriste impavide, pour qui « l’homme est bon mais le veau est meilleur ». Walter Benjamin dit un jour à Brecht que « Kafka était le premier écrivain bolchevik ». À quoi l’autre répondit : « Dans ce cas, je suis le dernier écrivain catholique. »

C’est en toute véhémence qu’Adrien Michaux joue la pièce qu’il a écrite, Brûle, Narcisse, sous-titrée Mon destin sans nuage (2). Ce monologue consiste en la confession d’un chanteur qui fut une rock star, depuis le sommet de la gloire tonitruante jusqu’à la déchéance, l’âge venu, la voix perdue sans remède. Du Théâtre-Studio d’Alfortville au Garage Théâtre de Cosne-sur-Loire, le spectacle est mis en scène par Lou Wenzel, la directrice artistique de ce lieu si atypique et innovant. Ce texte a de la consistance, de la force, du nerf. Il insuffle, à l’auteur-acteur, un jeu spasmodique contrôlé. Du dynamisme déchaîné à l’abattement, l’éventail des affects est large, qu’Adrien Michaux parcourt, au fil d’une dépense d’énergie considérable, semblable, en somme, à celle de son héros entrant en majesté sur la scène, dans la clameur de foules survoltées. François Caffenne signe une création sonore à l’exacte hauteur qu’exige le sujet. Jean-Pierre Léonardini

(1) Jusqu’au 5/03 au Lucernaire, 53, rue Notre-Dame- des-Champs, 75006 Paris (tél. : 01 42 22 66 87).

(2) Le 17/02 au Garage Théâtre, 235 rue des Frères Gambon, 58200 Cosne-sur-Loire (tél. : 03.86.28.21.93). Le texte de la pièce est publié aux éditions Koïnè. Tournée en préparation.

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Gérard Philipe, la gloire au parking

Cent ans après sa naissance, Geneviève Winter consacre une magistrale monographie à Gérard Philipe. Des premiers pas sur les planches à la gloire sur grand écran, de la réalité au mythe.

On dit que les bons meurent jeunes. Ce fut vrai pour Gérard Philipe, arraché à la vie à 36 ans. Cent ans après sa naissance, le 4/12/1922 à Cannes, Geneviève Winter lui consacre une monographie de qualité, extrêmement précise et documentée. Son Gérard Philipe synthétise tout ce qu’on a pu apprendre sur lui, au fil du temps, en de nombreux ouvrages. Si elle tient compte, d’emblée, du mythe de l’archange foudroyé, elle n’en fait pas l’essentiel de son analyse. Elle rappelle, néanmoins, que l’épouse de l’acteur, Anne Philipe, qui en 1963 publia le Temps d’un soupir, poignant bréviaire de son deuil, tint à ce qu’il fût inhumé dans son costume du Cid.

Ainsi cheminant entre la légende dorée du jeune premier qui traîne tous les cœurs après lui et les faits concrets avérés de son existence, Geneviève Winter parvient à brosser un portrait fidèle et fouillé de son sujet, sans en effacer l’aura indéniable. Né coiffé dans une famille bourgeoise de la Côte d’Azur, Gérard n’aura qu’à ajouter la lettre finale à Philip, son patronyme initial. « Enfant sage et beau », selon sa mère, à la fois joueur et studieux, ce n’est que peu à peu qu’il s’approchera du théâtre. Son père, affairiste ambitieux, d’abord membre des Croix-de-Feu du colonel de La Roque, finira collaborateur actif dans le parti de Doriot, ce qui lui vaudra une condamnation à mort à la Libération. Il gagnera l’Espagne, où son fils ira le voir souvent.

Le jeune homme devient acteur durant l’Occupation, à la faveur de la présence de nombreux artistes repliés dans le Midi. Tout ira très vite, grâce aux rencontres, aux amitiés, à sa présence rare. Dix-neuf rôles au théâtre, depuis l’Ange de Sodome et Gomorrhe, de Giraudoux, Caligula, d’Albert Camus, jusqu’à ses légendaires interprétations du Cid et du Prince de Hombourg, entre autres, tout est minutieusement répertorié, commenté, étayé. Avignon, le TNP, Vilar en nouveau père, les tournées harassantes, plus de 30 films au compteur (du Diable au corps aux Orgueilleux en passant par Fanfan la Tulipe), rien n’est laissé dans l’ombre de l’existence de ce travailleur infatigable, excellent camarade, farceur et tendre, au demeurant citoyen lucide, tant au Syndicat français des acteurs (SFA) dont il prit la tête qu’en signataire de l’appel de Stockholm, dans le courant « progressiste » d’alors.

J’avais 19 ans à sa mort, en 1959, et je n’ai pas oublié le choc émotionnel que ce fut dans le pays. Trois ans avant, en 1956, la jeunesse française avait découvert le rock and roll, dans le film Graine de violence (Blackboard Jungle), de Richard Brooks. C’était une époque d’insidieuse transition idéologique. Gérard Philipe n’en fut pas pour autant oublié. La preuve ? Avignon, ivre de gratitude éperdue, a donné son nom à un parking au pied du palais des Papes ! Jean-Pierre Léonardini

Gérard Philipe, par Geneviève Winter ( Gallimard Folio, inédit, 368 p., 9€90)

Le Cid, de la réalité au mythe

Gérard Philipe est une figure majeure du théâtre et du cinéma des années 1950. À l’écran, son incarnation de Fanfan la Tulipe en héros populaire français lui vaut une gloire internationale. Du Festival d’Avignon où il rejoint Jean Vilar au TNP de Chaillot, le comédien transmet sa vision d’un théâtre accessible à tous. Son interprétation des grands rôles du répertoire reste figée dans les mémoires.

L’acteur, adulé par le public, facétieux sur les tournages et en tournées internationales, défend les intérêts de ses pairs, conquis par sa générosité et son travail. Foudroyé à trente-six ans par un cancer, le Cid a désormais rejoint son mythe. Outre la réédition de l’ouvrage de Philippe Durant, s’impose désormais à la devanture des librairies la biographie inédite de Geneviève Winter.

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Femmes, sous tous les angles

Jusqu’au 08/12 au Théâtre La Flèche (75) et au 08/01/23 au Ranelagh (75), Jacques David et Stanislas Grassian proposent respectivement Babette et Les muses. Deux spectacles qui évoquent la gente féminine sous plusieurs angles aigus ! Tableaux vivants ou femmes ordinaires, entre humour et émotion.

L’imagination, cette « folle du logis » selon Pascal, a poussé Claire Couture et Mathilde Le Quellec à écrire les Muses (1). Il fallait y penser. La nuit, dans le musée enfin déserté, la petite danseuse de Degas descend de son socle, la Joconde et la Vénus de Botticelli sortent de leur cadre et la Marylin d’Andy Warhol reprend corps à son tour. Les voilà candidates à un concours de beauté par-delà les époques… Vous voyez le tableau ? Sur le mode vif de la revue chantée et dansée, c’est un joyeux festival de chamailleries, de coq-à-l’âne, d’embrassades et de saillies hardiment troussées. Le gardien du musée, avec sa casquette et sa lampe électrique, n’en peut mais, d’autant que la petite danseuse de Degas (14 ans) raconte avoir rendez-vous avec lui. Stanislas Grassian, valeureux metteur en scène de cette pochade culturelle endiablée, tient ce rôle subsidiaire. Chaque figure est parfaitement dessinée.

La Vénus (Sophie Kaufmann) est boulimique. La Joconde en liberté (Mathilde Le Quellec) avoue être un peu rouillée (elle a 500 ans !) et ne supporte plus d’être selfiée par des milliers de Japonais. Marylin (Tiffanie Jamesse), en robe rouge plissée, avec ses mimiques et sa voix d’enfant délicieuse, semble telle que l’éternité l’a changée et la petite danseuse (Amandine Voisin) se dit naïvement travaillée par la puberté… Ce sont celles que j’ai vues ce soir-là, car il y a alternance dans la distribution. Chaque séquence chantée et dansée est applaudie, comme au music-hall. Vers la fin, les spectateurs sont conviés à reconnaître quelques chefs-d’œuvre patentés simulés en tableaux vivants. Le tout, spirituellement pédagogique, à la fois comique et touchant, témoigne d’une belle maîtrise des métiers de la comédie musicale. La grande Colette aurait aimé les Muses.

L’amitié et le goût du travail partagé ont concouru à la création de Babette, un texte de Philippe Minyana mis en scène par Jacques David (2). Dominique Jacquet est, alternativement entre ombre et lumière (Charly Thicot), une femme qui parle d’elle-même dans la journée où elle retrouve sa fille disparue depuis l’enfance, voit son fils et son mari échanger des horions, après qu’un forcené, dans la rue, a tiré dans le tas… Avec un art subtil du dire volubile, sur le ton du constat, elle distille cette partition superbement composée sur la vie quotidienne d’une femme ordinaire qui ne l’est pas. Les gens simples, par bonheur, sont toujours compliqués. Jean-Pierre Léonardini

(1) Jusqu’au 08/01/23, au Théâtre Le Ranelagh. Du jeudi au samedi à 19h, le dimanche à 15h (Tél. : 01.42.88.64.44). (2) Jusqu’au 08/12, au Théâtre La Flèche. Le jeudi, à 19h (Tél. : 01.40.09.70.40).

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Quand Brecht rencontre Kafka

Kafka au Théâtre de L’échangeur à Bagnolet, Tarantino au Rond-Point à Paris : les metteurs en scène Régis Hebette et Jean-Yves Ruf proposent K ou le paradoxe de l’arpenteur et Vêpres de la vierge bienheureuse. Deux spectacles d’une haute intensité, d’une remarquable qualité.

Régis Hebette dirige le théâtre l’Échangeur à Bagnolet, où il propose en ce moment K ou le paradoxe de l’arpenteur, d’après le Château, de Franz Kafka. Il en signe l’adaptation, la mise en scène, la scénographie. L’arpenteur se dit embauché pour effectuer son travail, se heurte à un tas d’intermédiaires soumis à des règles énigmatiques et n’ira pas au saint des saints, le château, où règne un comte inaccessible… Fable obscure, rendue relativement familière parce qu’elle a été explorée par d’innombrables interprétations, que Régis Hebette illustre de main de maître avec un humour inflexible, tout en cultivant les indispensables embardées vers l’étrange propres à l’auteur. L’efficience plastique déployée est d’une ingéniosité rare, avec théâtre d’ombres, lumières d’entre chien et loup (Éric Fassa), un climat de neige où glisser les pas d’insolite manière, des découpes instantanées dans les panneaux mobiles maniés à la force des bras par des comédiens vifs, astreints à plusieurs rôles.

Ghislain Decléty (l’arpenteur) s’affirme en homme droit empêché par les circonstances, face à des figures masculines grimaçantes diablement expressives (François Chary, Antoine Formica, Barthélémy Goutet), tandis qu’aux femmes (Célia Catalifo, Cécile Saint-Paul, Marie Surget) revient élégamment la part subtile de la liberté désirée. Du théâtre comme on n’en voit plus, rugueux, raffiné, épique, comme disait Brecht, désormais oublié. K ou le paradoxe de l’arpenteur devrait être vu dans des centres dramatiques. Ils ne répondent pas à l’appel. C’est chacun pour soi et le ministère reconnaît les siens.

Jean-Yves Ruf met en scène Vêpres de la vierge bienheureuse, d’Antonio Tarantino, dans la parfaite traduction de Jean-Paul Manganaro. Sur la scène du Rond-Point, l’acteur Paul Minthe entre dans une lumière gris-bleu, tenant en ses bras une urne funéraire censée receler les cendres de son fils. Au cours d’une longue coulée verbale, fuite de bouche, rituel de deuil en forme de vocero tribal, le fils, homosexuel prostitué, la mère, le père qui parle, les gens du quartier sont cités à comparaître dans notre esprit. Du grand art populaire puisé à la source gréco-latine. Jean-Pierre Léonardini

K ou le paradoxe de l’arpenteur : jusqu’au 29/10  à l’Échangeur, 59, av. du Général-de-Gaulle, à Bagnolet (93), l es 11-12 et 13/05/23 à Beauvais (60). Vêpres de la vierge bienheureuse : jusqu’au 30/10  au Théâtre du Rond-Point, 2 bis av. Franklin-Roosevelt, 75008 Paris. Texte édité aux Solitaires intempestifs.

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Godard, le génie subversif

Le 13 septembre 2022, un géant du cinéma a déserté l’écran, Jean-Luc Godard est mort. « Qu’est-ce que l’art, Jean-Luc Godard ? » rimait Aragon à la une des Lettres françaises, le 9 septembre 1965, pour la sortie de Pierrot le Fou. Godard n’a jamais répondu qu’en brouillant sans cesse les codes, comme on dit.

Il a autopsié le cinématographe, pour voir et montrer ce qu’il avait dans le ventre. De cette opération, un autre art du film est né, infiniment libre, coupant, monté cut, semblable à l’improvisation du jazzman ou à Picasso réinventant la peinture après l’avoir déconstruite. Truffaut, avant leur brouille, disait : « Godard a pulvérisé le système, il a fichu la pagaille dans le cinéma… » À bout de souffle a tout changé.

Qu’est-ce que l’art ? Je suis aux prises de cette interrogation depuis que j’ai vu le Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, où le Sphinx Belmondo pose à un producteur américain la question : Qu’est-ce que le cinéma. Il y a une chose dont je suis sûr, aussi, puis-je commencer tout ceci devant moi qui m’effraye par une assertion, au moins, comme un pilotis solide au milieu des marais : c’est que l’art d’aujourd’hui, c’est Jean-Luc Godard. Louis Aragon, Les Lettres Françaises 1965

Il n’a jamais dérogé à sa règle d’« organisateur conscient du film », en maîtrisant tous les postes, de l’écriture à l’image, au son, à la musique et au sens toujours surprenant, fertile dans la culture du paradoxe, ce synonyme poli de la contradiction. En lui, le poète visuel se double d’un théoricien averti, d’un dialecticien aussi surprenant que Brecht, par exemple. En témoignent ses Histoire(s) du cinéma (1988-1998) éditées par Gallimard.

Subjuguant son monde, il a été adoré et haï. Les maoïstes français n’aimaient pas la Chinoise ; les juifs américains le jugeaient antisémite parce qu’il prenait fait et cause pour les Palestiniens… Il faisait face à toute polémique de la même voix inimitable, étrangement grave, un peu suisse, semée de blancs dans le discours avec un rien d’insolence pince-sans-rire.

Qu’est-ce que j’aurais dit, moi, si Belmondo ou Godard m’avait demandé : qu’est-ce que le cinéma ? J’aurais pris autrement la chose, par les personnes. Le cinéma, pour moi, cela a été d’abord Charlot, puis Renoir, Buñuel, et c’est aujourd’hui Godard. Voilà, c’est simple. On me dira que j’oublie Eisenstein et Antonioni. Vous vous trompez : je ne les oublie pas. Ni quelques autres. Ma question n’est pas du cinéma : elle est de l’art. Louis Aragon, Les Lettres Françaises 1965 

Nous traitons par ailleurs de son œuvre entier, fait de films phares et, à un moment donné, d’interventions d’agit-prop gauchistes. Rien à jeter, il faut tout prendre chez un artiste de cette trempe qui a su filmer avec une telle intensité les affres de l’amour et les vertiges politiques de la société de son temps. La Suisse n’est pas que le pays des coucous et du chocolat au lait. Elle produit, de temps en temps, un Marat et un Godard.

Pendant que j’assistais à la projection de Pierrot, j’avais oublié ce qu’il faut, paraît-il dire et penser de Godard. Qu’il a des tics, qu’il cite celui-ci et celui-ci là, qu’il nous fait la leçon, qu’il se croit ceci ou cela… enfin qu’il est insupportable, bavard, moralisateur (ou immoralisateur) : je ne voyais qu’une chose, une seule, et c’est que c’était beau. Louis Aragon, Les Lettres Françaises 1965

À l’ère du streaming et des blockbusters, l’effacement du génie subversif de Godard nous signale que le septième art du XXe siècle a définitivement mis la clé sous la porte. Jean-Pierre Léonardini

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Marivaux, notre contemporain

Créée en 1923 sous l’impulsion de l’écrivain Romain Rolland, la revue littéraire Europe a consacré un récent numéro à Marivaux. Loin de tout batifolage, nombreux sont-ils à le reconnaître comme un élégant génie ! Et plus que jamais, comme notre contemporain.

La revue Europe, dont le rédacteur en chef avisé est le poète Jean-Baptiste Para, a consacré l’essentiel de son numéro 1117 à Marivaux. Dans la longue histoire de cette revue littéraire mensuelle (née en 1923), ce n’est pas la première fois qu’il est question de Marivaux (1688-1763) et des appréciations saisonnières sur son œuvre. La catégorie restrictive du marivaudage, compris comme un caquètement de volaille mondaine (Claudel disait jadis : « Voir Marivaux, c’est bouffer de la poudre de riz pendant une heure »), a peu à peu cédé le pas à la reconnaissance approfondie d’un génie, certes élégant (du Watteau par écrit), qui apparaît désormais, sous l’action conjuguée d’hommes de théâtre et de chercheurs universitaires à l’esprit affûté, proprement avant-coureur. Sur l’amour, ses subterfuges et ses travestissements, sur ses élans du cœur parmi les contradictions de classes et les désirs suggérés des femmes, que de complexité enfin démasquée et mise au net. Patrice Chéreau, montant en 1973 la Dispute, lever de rideau dont il fit un manifeste éclatant, ne nous avait-il pas dit, à propos de cette expérience d’hominisation sauvage : « Marivaux tient la porte, Sade fait son entrée » ?

Michel Delon, en ouverture, synthétise parfaitement les enjeux des études actuelles sur l’auteur de la Double Inconstance et autres fleurons de son répertoire. On explore attentivement ses romans, ses journaux, sa correspondance, ce que dirent de lui les autres de son temps et ceux qui vinrent après. Jacques d’Hondt, dans « Le philosophe travesti », trace un parallèle avec Descartes. Nicolas Fréry, dans « L’âme et le rang », s’attache à « être aimé pour soi-même », tandis que Marc Escola, sous le titre « Sexe, genre et comédie » dans le cas de la Fausse Suivante, analyse toutes les arguties de l’aveu amoureux. Jean-Paul Sermain traite de l’oppression et de la révolte des femmes chez Marivaux. D’autres précieuses études (Sophie Marchand, Christophe Martin, Nathalie Rizzoni, Pierre Franz, Conception Pérez-Pérez…) à leur tour passent au crible, sous une infinité d’angles, la galaxie Marivaux, lequel semble ainsi, fût-ce à distance, plus que jamais notre contemporain. Par ailleurs, avant le cahier de création et les chroniques, dans des textes majeurs choisis par Jean-Louis Jacquier-Roux, sont évoquées la figure et l’œuvre du romancier et résistant italien Beppe Fenoglio (1922-1963). Il reste à découvrir à sa juste hauteur, jusque dans son pays. Jean-Pierre Léonardini

Revue Europe, 383 pages, 20€.

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Brecht en Avignon

Disponible à la Maison Jean-Vilar en Avignon, s’offre à l’écoute du public De quoi l’homme vit-il ? Un livre-CD de belle facture qui rassemble dix-huit poèmes de Bertolt Brecht, dits et chantés par Mireille Rivat. En attente d’un spectacle-cabaret programmé en 2023.

En ce premier quart du XXI e siècle, on ne joue quasiment plus le théâtre de Bertolt Brecht (1898-1956). Dans un monde terriblement changé en ses desseins collectifs, il demeure un classique qui ne dort que d’un œil. Ses poèmes, un hasard malicieux les rappelle, par deux fois, à notre bon souvenir. Paraît un livre-disque, intitulé De quoi l’homme vit-il ? (1). D’élégante facture (le portrait mural de Brecht par Ernest-Pignon-Ernest en couverture), il recèle 18 poèmes dits et chantés par Mireille Rivat, qui a assuré la direction artistique, Daniel Beaussier s’étant chargé des arrangements et de la direction musicale d’après les partitions de Brecht, Kurt Weill ou Hanns Eisler. Les textes sont reproduits dans leurs traductions initiales (Guillevic, Gilbert Badia, Claude Duchet, Maurice Regnaut, Jean-Claude Hémery, Geneviève Serreau, Philippe Ivernel). En prime, un livret de Michel Bataillon retrace magistralement l’itinéraire d’inspiration de Brecht. Mireille Rivat, à la voix nette et chaude – aussi bien dans Je suis une ordureComme on fait son lit ou la Ballade des pirates, entre autres rugueux chefs-d’œuvre – distille les mots du jeune poète aux accents voyous en toute complicité.

Ce Brecht-là, fumeur de cigare, gratteur de guitare, amateur de faits divers et de romans noirs (pas seulement, le marxisme en lui s’insinuera), on l’a retrouvé à Bagnolet, dans le spectacle de cabaret Bertolt Brecht : Pensées, offert trois soirs de suite chez François Chattot et Martine Schambacher (2). À Jean-Louis Hourdin, vêtu de noir, revient la partie philosophique sur un ton mi-figue, mi-raisin, qu’il partage avec Philippe Macasdar et qui colle, dans l’absolu, au Brecht qui aide à penser en semant le doute sur ce qui paraît naturel, tandis que Karine Quintana, sur des musiques siennes, avec ocarina ou accordéon, magnifie des refrains canailles. Le florilège à trois va de la Ballade du soldat mort à l’Éloge du communisme, du malheur de la femme pauvre au masque chinois grimaçant sur un mur, jusqu’au peuple à changer en cas de différend avec l’État… Jean-Louis Hourdin déplore, à juste titre, que les éditions de l’Arche ne rééditent pas les poèmes de Brecht. Jean-Pierre Léonardini

(1) Production la Pierre brute, 20€. En vente à la libraire de la Maison Jean-Vilar. Mireille Rivat, pour tout renseignement : 06.12.94.54.18, rivatmireille@gmail.com

(2) Après la Suisse, ce spectacle est déjà prévu les 12 et 13/05/23 à Chalon-sur-Saône (71) où, le 14, Jean-Louis Hourdin jouera en solo Veillons et armons-nous en pensée.

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Peter Brook, « l’espace vide »

Alors qu’Avignon frappe les trois coups de la 76ème édition de son festival, le 2 juillet disparaissait le metteur en scène britannique Peter Brook. Féru de Shakespeare, il avait fait de son théâtre des Bouffes du Nord le lieu élu d’expérimentations incessantes, le plaçant au plus haut dans son art. Un grand homme de petite taille

Peter Brook s’est éteint le 2 juillet à Paris, à l’âge de 97 ans. L’œuvre et la pensée de ce grand homme de petite taille, au teint rose et à l’œil bleu malicieux, l’imposent définitivement, dans l’histoire du théâtre, au premier rang des artistes novateurs. Né à Londres le 21 mars 1925, il est le fils d’un couple de juifs lituaniens immigrés en Grande-Bretagne. À cinq ans, il monte un Hamlet de 3h avec des marionnettes. À vingt ans, il fait ses armes de metteur en scène à Stratford-upon-Avon, berceau de la Royal Shakespeare Company. Il restera, sa longue vie durant, un citoyen fervent de la planète Shakespeare, sans jamais se priver d’explorer d’autres constellations théâtrales.

Dédaigneux de toute théorie et ennemi du dogmatisme

Tôt reconnu dans son pays natal, il se défiera sans cesse de la gloire, cette glissade. « Il y a le centre, dira-t-il, et la surface n’est que mode » ( The surface is fashion). Convaincu de l’éphémère des formes et de l’historicité des émotions, ce brillant jeune homme parviendra progressivement, dans sa quête du « centre », à forer plus avant vers un noyau dur de vérité relative. Son théâtre à venir tirera sa puissance de conviction de constituer un authentique lieu commun.

Avant, il accomplit l’apprentissage exhaustif des formes. Shakespeare sur tous les tons ( Romeo and Juliet, 1947, Measure for Measure, 1950, Titus Andronicus et Hamlet, 1955, The Tempest, 1957, King Lear, 1962…). En 1953, pour la télévision américaine, il avait tourné King Lear avec Orson Welles dans le rôle-titre ! Mais n’est-il pas vrai qu’encore gamin il dirigeait Laurence Olivier, Vivian Leigh et John Gielgud ? Il montera aussi Anouilh, Sartre, Roussin ( la Petite Hutte), Irma la douceVu du pont, d’Arthur Miller, la Chatte sur un toit brûlant, de Tennessee Williams… En 1948 et 1949, à Covent Garden, il ne réalise pas moins de cinq opéras ( la BohèmeBoris GodounovThe OlympiansSaloméle Mariage de Figaro). En 1953, au Metropolitan Opera de New York, c’était Faust et, quatre ans plus tard, Eugène Onéguine.

Beau profil de carrière. Disant cela, on n’a rien dit. Ni la grandeur des œuvres qu’il organise, ni leur nombre (quasiment une centaine), ni ses titres honorifiques (qu’il soit, par exemple, Commander of the British Empire) ne peuvent rendre compte de l’exigence intérieure de Peter Brook, encore moins de l’aura qui le baigne. Dédaigneux de toute théorie, ennemi du dogmatisme, il ne se veut qu’expérimentateur acharné. Cet esprit pragmatique ne consent à énoncer des idées sur telle ou telle œuvre qu’après l’avoir passée au crible de la pratique. C’est de King Lear (1962) qu’il date son chemin de Damas. « Juste avant de commencer les répétitions, expliquera-t-il, j’ai détruit un décor très compliqué. (…) Je me suis aperçu que ce jouet merveilleux était sans nécessité. En enlevant tout de la maquette, j’ai vu que ce qui restait était beaucoup mieux. J’ai commencé à voir l’intérêt d’un théâtre de l’événement direct, où le mouvement n’était pas soutenu par une image ni aidé par un contexte, l’intérêt que présentait la simple traversée de la scène par un comédien. » Ainsi eut lieu le retournement qui l’amènera à user de l’espace théâtral comme d’une page blanche pour écrire les passions.

Il précise, dans son livre essentiel, L’espace vide (The Empty Space) publié en 1968 : « Voilà notre seule possibilité : examiner les affirmations d’Artaud, Meyerhold, Stanislavski, Grotowski, Brecht, les confronter ensuite à la vie, de l’endroit particulier où nous travaillons. Quelle est, maintenant, notre intention par rapport aux gens que nous rencontrons tous les jours ? » En 1964, il donnait corps au rêve d’Artaud, avec Marat-Sade de Peter Weiss. Il en fit un film, qui garde intactes la liberté brute et la violence souveraine d’un geste théâtral parmi les plus extrémistes de l’époque. En 1966, avec US, sur la guerre du Vietnam, il aborde de front le champ ­politique, quoiqu’il se défende de l’étroitesse de ce mot. Il plaide alors pour un théâtre de la disturbance (soit l’ébranlement de conscience). Il n’a cure d’un système.

Il faut aller au plus nu de l’expression

En 1972, au Théâtre de la Ville, c’est l’éblouissement du Songe d’une nuit d’été. J’en revois des images. Se rappelant l’idée de Meyerhold de suspendre ses acteurs à des trapèzes, il organise une navette sublime entre le haut et le bas. À la même époque, il s’entoure d’un groupe d’acteurs issus d’horizons divers. C’est avec cette micro-­Babel qu’il va s’avancer au plus loin. Jusqu’à Chiraz (Iran), en 1971, avec Orghast, devant la tombe d’Artaxerxès, revisitant les mythes fondateurs de l’humanité par le truchement d’un idiome d’invention empruntant à des langues mortes. Suit un long voyage au cœur de l’Afrique, où Brook et les siens jouent dans les villages, devant un public vierge de toute référence culturelle occidentale. Il faut aller au plus nu de l’expression. Ce périple aura son effet, avec les Iks, au Festival d’automne. Que peut apporter un ethnologue à une tribu d’êtres dénués de tout, sauf de leur connivence intime avec l’univers ?

En 1974, Brook fonde à Paris le Centre international de créations théâtrales. Dans la foulée, Michel Guy, secrétaire d’État à la Culture, lui octroie l’usufruit des Bouffes du Nord. Narciso Zecchinel, maçon italo-yougoslave, maniant la truelle dans un immeuble contigu, a découvert ce théâtre oublié depuis la guerre. Brook et la productrice Micheline Rozan en font un haut lieu indispensable, en gardant au génie du lieu son caractère rugueux d’« espace vide ». Chez lui à la Chapelle, auprès des commerces indiens, l’homme à qui l’on devra, en 1985, dans la carrière de Boulbon, au Festival d’Avignon, l’absolu chef-d’œuvre mythique et mythologique du Mahabharata, enchantera son monde avec, entre autres, Timon d’Athènesla Cerisaiela Tragédie de Carmen, a minima, avec la complicité de son ami Jean-Claude Carrière et Marius Constant, Ubula Conférence des oiseauxl’Homme qui, etc., autant d’objets pétris avec le plus grand luxe d’intelligence dans un écrin spartiate. Jean-Pierre Léonardini

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Simon Abkarian touche le fond

Jusqu’au 15/07, au Théâtre du Soleil à la Cartoucherie (75), Simon Abkarian reprend Électre des bas-fonds. Une nouvelle version de l’Orestie d’Eschyle : la tragique histoire d’Électre et Oreste, sœur et frère à la main vengeresse. Palpitante, brillante et superbement parlante pour l’aujourd’hui.

Simon Abkarian n’a pas froid aux yeux. Avec Électre des bas-fonds, il met ses pas dans ceux des grands ancêtres : Euripide, Sophocle et surtout Eschyle. De ce dernier, il emprunte le squelette de l’Orestie, pour lui redonner chair à l’aune contemporaine avec le concours de vingt-deux interprètes survitaminés, qu’épaulent trois musiciens. Électre (Aurore Frémont), princesse devenue souillon, bien que mariée par force à Sparos, gardien de nuit pittoresque (dans le rôle, Abkarian s’en donne à cœur joie), demeure la vierge vengeresse de la tradition. Elle rêve de tuer sa mère, Clytemnestre (Catherine Schaub), qui a liquidé à grands coups de hache son époux Agamemnon, avec la complicité de son amant Égisthe (Olivier Mansard), maquereau de bonne famille.

Le choeur est constitué de Troyennes réduites en esclavage prostitutionnel par les Grecs vainqueurs d’une fameuse guerre interminable. Oreste (Eliot Maurel), frère aîné d’Hamlet, flanqué de Pylade (Victor Fradet), revient au pays déguisé en fille. Va-t-il occire sa mère, laquelle justifie le meurtre d’un père odieux qui n’hésita pas à égorger sa fille Iphigénie, dont est apparu en un éclair le fantôme gracieux… N’en disons pas plus, refusant sciemment de dévoiler les pulsations d’un spectacle ô combien brillant. D’une plastique infiniment chatoyante, dans lequel se mêlent hardiment une écriture de pleine maîtrise, les artifices superbement domptés du fard et de la danse, du chant et des masques (ne sommes-nous pas au Soleil ?) pour conjurer in fine l’orgueil démesuré à goût de sang, que les Grecs nommaient l’hubris.

Eschyle s’en référait aux dieux. Simon Abkarian, même s’il les cite, invente une fable à l’issue laïque, en somme. Il ne recule pas devant le grand spectacle (magnifique est le premier ballet des putains en tutu aux gestes d’Orient). Il « shakespearise » à l’envi, pétrit le sublime avec le grotesque tel un potier aguerri, donne chance à chaque personnage d’affirmer son point de vue. Exemplaire, en ce sens, est la figure de Chrysothémis, la sœur réputée docile, soudain rebelle après avoir subi un viol. Ainsi, la toile de fond archaïque, dûment repeinte d’une main sûre, est tournée vers nous sous un autre angle, tant de siècles plus tard. Jean-Pierre Léonardini

Un spectacle couronné par trois Molières (auteur francophone, mise en scène, théâtre public), deux Prix du Syndicat de la critique (révélation théâtrale Aurore Frémont, meilleure musique de scène Howlin’ Jaws), le Prix Théâtre SACD. Le texte est disponible chez Actes Sud-Papiers (108 p., 15 €)

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Les serpents de Marie NDiaye

Jusqu’au 23/04, au Théâtre des quartiers d’Ivry, Jacques Vincey présente Les serpents. Une pièce de la romancière Marie Ndiaye, une œuvre étrange entre réalisme et fantastique. Le dialogue impossible de trois femmes confrontées à un homme silencieux et emmuré.

Marie NDiaye, romancière honorée (prix Femina en 2001 pour Rosie Carpe, Goncourt en 2009 pour Trois Femmes puissantes), écrit aussi pour le cinéma et le théâtre. Jacques Vincey a mis en scène sa dernière pièce, Les Serpents. Un conte cruel. Trois femmes se parlent, alternativement, devant la demeure close d’un homme, fils de l’une et mari successif des deux autres. C’est le 14 juillet, au milieu supposé de champs de maïs (Koltès préférait les champs de coton). On prêtera à l’homme, dont on perçoit à point nommé de brefs et terribles rugissements, des actes de cruauté sur ses enfants avec lui enfermés. Une histoire d’ogre, au fil d’étincelants dialogues à couteaux tirés jusqu’au malaise, entre trois êtres-mères socialement typés. Hélène Alexandridis tient le rôle – avec quelle maîtrise ! – de Mme Diss, la génitrice de celui qu’on ne verra pas à qui, en vain, elle vient réclamer de l’argent. Bourgeoise à chignon, trois maris au compteur. France (Tiphaine Raffier), c’est l’épouse ingénue et soumise sur le point d’être répudiée, tandis que Nancy (Bénédicte Cerutti), l’ex-conjointe, d’apparence plus dégourdie, pleure un enfant mystérieusement disparu. Mme Diss, enfin dans la place, en interdira l’accès aux deux autres…

C’est écrit avec maestria avec, dans les échanges, de l’humour noir sans peur, au sein de subtilités et de roueries langagières virtuoses sans merci. L’énigme demeure intacte de l’attachement de ces femmes au reclus repoussant qu’elles évoquent sans cesse et, au fond, justifient. L’amour pour l’ogre. Fatale symbolique. Jacques Vincey s’allie étroitement au mystère, grâce à une direction dans le jeu d’une pertinence flagrante, les trois protagonistes gardant leurs distances sur le vaste plateau, pas seulement, croyons-le, pour raisons sanitaires. Les mots, alors, semblent s’inscrire en relief dans l’espace, devant la demeure interdite que le scénographe Mathieu Lorry-Dupuy a conçue comme une masse obscure, laquelle, à la faveur des lumières (Marie-Christine Soma) avance et s’efface imperceptiblement.

Le son et la musique (Alexandre Meyer et Frédéric Minière) contribuent avec force au climat fantastique de cette fable sans morale apparente. Cette représentation rend parfaitement compte de la conception intransigeante qu’a, de l’art théâtral, Marie Ndiaye. Jean-Pierre Léonardini

Les serpents, du 19 au 23/04 au Théâtre des quartiers d’Ivry.

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Michel Bouquet, profession acteur

Le 13 avril, à l’âge de 96 ans, Michel Bouquet s’est éteint après une carrière d’une longévité exceptionnelle. Au théâtre, il a joué avec Vilar et Anouilh, interprété Molière, Beckett et Ionesco. Au cinéma, sa présence énigmatique lui a valu la gratitude de tous les publics.

On s’y attendait, certes, en voulant sourdement ne pas trop y penser. On savait le grand âge de Michel Bouquet. On redoutait d’apprendre le jour de sa disparition. Ce fut le 13 avril 2022. Il avait 96 ans. Il aurait bien voulu mourir en scène, dans Le roi se meurt, d’Eugène Ionesco, qu’il a joué tant de fois depuis 1994, en y mettant tellement du sien. Grand comédien au théâtre, grand acteur au cinéma, professeur vénéré au Conservatoire, admiré par les anciennes générations comme par les plus jeunes, Michel Bouquet laisse la trace d’une conception infiniment digne et altière de son métier, qu’il a exercé haut la main dans une infinité de peaux, d’où il sortait toujours tel qu’en lui-même. Il ne croyait pas à l’inspiration échevelée. Il n’avait foi qu’en le travail assidu. Ne pas se prendre pour Rimbaud, disait-il. C’est ainsi qu’il glorifiait le statut de l’interprète.

Encore adolescent, après avoir été apprenti boulanger, petit employé de commerce, il vainc sa timidité pour aller, au 190, rue de Rivoli, frapper à la porte de Maurice Escande, pensionnaire de la Comédie-Française. Il lui débite la tirade du nez du Cyrano de Rostand. Il entre au Conservatoire, dont il sera, en sa pleine maturité, un maître aussi recherché que Louis Jouvet en son temps. Tout est allé vite pour lui. En 1945, repéré au Conservatoire par Albert Camus, qui n’est pas encore écrasé par la célébrité, Michel Bouquet joue le poète Scipion, aux côtés de son condisciple Gérard Philipe, qui tient le rôle-titre dans Caligula. Avec Camus, il sera encore dans les Justes (1949), puis dans les Possédés (1959). En parallèle, ce sera l’aventure du Théâtre national populaire de Jean Vilar. Dans la Mort de Danton, de Büchner (1953), il incarne Saint-Just. D’un autre côté, c’est Jean Anouilh qui l’adopte, ce qui lui vaudra ses premiers succès grand public. Il sera donc dans Roméo et Jeannette et l’Invitation au château (1947), l’Alouette (1953, près de mille représentations !) et Pauvre Bitos (1958).

Sa voix si précisément sèche, à la diction millimétrée, fit merveille dans le théâtre de l’ambiguïté savante du Britannique Harold Pinter, successivement dans la Collection (1965), l’Anniversaire (1967), No man’s land  (1980). Le metteur en scène tchèque Otomar Krejca lui offrit le rôle de Pozzo dans En attendant Godot, de Samuel Beckett, lors d’une création mémorable au Festival d’Avignon en 1980. En 1984, au Théâtre de l’Atelier, il est le Neveu de Rameau, éblouissant dialogue philosophique de Diderot, à qui l’on doit l’essai sur le Paradoxe du comédien, qui va comme un gant à Bouquet, comédien par excellence qui se voit, se critique et se juge. La même année, dans la Danse de mort, de Strindberg, il est l’interprète du Capitaine, qui mène le « combat des cerveaux » dans le champ clos conjugal. Et puis, ce seront, de Molière, le Bourgeois gentilhomme et l’Avare, dont il tracera un inoubliable portrait brossé à l’encre noire. De l’auteur autrichien Thomas Bernhard, imprécateur impavide, Michel Bouquet a été, en 1997, à Louvain-la-Neuve, dans Avant la retraite, l’idéal fantôme féroce du nazisme. Dans Minetti, du même Bernhard, il magnifia le tragique du vieil acteur sur le retour.

Claude Chabrol, le compagnonnage

Quant au cinéma, c’est peu dire que Michel Bouquet y a régné de façon singulière, depuis les Amitiés particulières (Jean Delannoy, 1964), jusqu’au Promeneur du Champ-de-Mars (Robert Guédiguian, 2006), où il a charge de se prêter au personnage de François Mitterrand au crépuscule de sa vie, en passant par le constant compagnonnage avec Claude Chabrol, au cours duquel Michel Bouquet assuma bon nombre de notables inquiétants de type balzacien, toujours terriblement reconnaissables dans une province française subtilement inchangée, ce qui constituait la hantise de Chabrol. Il y eut en effet, à partir du Tigre se parfume à la dynamite (1965), la Route de Corinthe (même année), la Femme infidèle (1969), la Rupture (1970), Juste avant la nuit (1970) et Poulet au vinaigre (1985). François Truffaut fit aussi appel à lui pour La mariée était en noir (1968) et la Sirène du Mississipi (1969). Il a de surcroît tourné avec Yves Boisset dans Un condé (1970) et l’Attentat (1972), avec Alain Corneau, dans France société anonyme (1974), Henri Verneuil dans le Serpent (1973), Édouard Luntz (le Dernier Saut, l’Humeur vagabonde), Francis Veber (le Jouet) et Claude d’Anna (l’Ordre et la Sécurité du monde)…

Son partenaire, l’auteur

Comédien à cent pour cent, formé à la rude école classique, Michel Bouquet s’est méfié de l’ère des metteurs en scène tout-puissants, qui pouvaient se substituer aux auteurs pour imposer leur univers. Pour lui, le texte était premier, à charge pour l’interprète d’en tirer, corps et âme, tous les sucs. Son véritable partenaire, son seul interlocuteur, au fond, c’était bel et bien l’auteur, dont, disait-il, « la ligne d’intention » se découvre peu à peu, au fil d’incessantes lectures intenses, profondément réfléchies. C’est le message qu’il a transmis à ses élèves du Conservatoire, auxquels il répétait que le vrai texte dramatique n’est pas explicatif, mais qu’il se fonde sur des cassures et que la composition d’un rôle doit, du coup, déboucher sur une structure élaborée de « coups de théâtre ». La voix de Michel Bouquet, d’un métal si rare, on n’est pas près de l’oublier. Dans les années 1950, à la radio, elle était consacrée aux poètes, qui lui rendaient bien l’amour qu’il leur portait. Son exigence, je ne sais si on a le droit de la dire d’un autre temps. Peut-être. En tout cas, l’artiste fut unique.

Le théâtre a même pu le sauver dans la vie courante. Un soir, tard dans une gare, dans un couloir peu éclairé, des jeunes gens plutôt malintentionnés le serrant de près, il se mit à crier, d’une voix de stentor « Qu’est-ce-que c’est que ce bordel ! », ils prirent peur et s’enfuirent. Jean-Pierre Léonardini

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