Arrêté en juin 1943, atrocement torturé par la gestapo sous les ordres de Klaus Barbie, Jean Moulin décède le 8 juillet lors de son transfert en Allemagne. La célébration du 80ème anniversaire de sa mort braque les projecteurs sur cette grande figure de la Résistance. Par-delà l’image du personnage mythique, s’impose surtout la stature de celui qui osa dire non à Vichy et à l’occupant nazi.

En ce mois de juin 1940, le spectre de la défaite militaire cède le pas à la débâcle. Le gouvernement de Vichy ordonne aux fonctionnaires de se replier. Alors en poste à Chartres, celui qui fut en 1937 le plus jeune préfet de France décide de rester en place. Premier acte d’insoumission à l’égard du régime de Pétain, premier geste héroïque devant l’envahisseur : face au commandant allemand qui veut le contraindre à signer un document relatant les prétendues exactions des troupes françaises, Jean Moulin préfère se trancher la gorge plutôt que d’obtempérer ! De retour en sa préfecture, tentant vaille que vaille d’assurer la légitimité républicaine au fil des semaines, il est révoqué de sa charge le 2 novembre par le ministre de l’Intérieur.

« Bien avant les heures noires de l’occupation allemande, puis celles de la clandestinité, Moulin a déjà eu le temps de prouver ses convictions républicaines », précise l’historienne Christine Levisse-Touzé, directrice du musée Jean-Moulin à Paris jusqu’en 2017. « Fils d’un professeur d’histoire engagé dans le combat politique au côté des radicaux-socialistes, l’enfant qui naît à Béziers le 20 juin 1999 est à bonne école. En réponse aux vœux de son père et en dépit de ses goûts affirmés pour le dessin et la peinture, il entreprend des études de droit et se destine alors à une carrière dans la préfectorale ». Sous-préfet du Finistère, il n’hésite pas à saluer en 1932 la victoire électorale du Cartel des Gauches. En 1936, directeur de cabinet de Pierre Cot, ministre de l’Air dans le gouvernement du Front Populaire présidé par Léon Blum, c’est lui qui organise l’aide clandestine aux Républicains espagnols : recrutement des pilotes et envoi d’avions civils et militaires… « Dès cette époque, dans ses tâches de haut fonctionnaire comme dans les cabinets ministériels auxquels il participe, Jean Moulin révèle aux yeux de tous, qu’ils soient amis ou adversaires politiques, ses grands talents d’administrateur et son attachement indéfectible aux valeurs de la république », insiste l’historienne.

Que faire après l’épuration décrétée par Pétain ? D’emblée, Moulin entend poursuivre le combat. Réfugié à Lisbonne, après avoir noué de premiers contacts avec les réseaux de résistance d’Henri Frenay et d’Astier de La Vigerie et au terme de moult péripéties, il s’envole enfin pour Londres dans la nuit du 19 au 20 octobre 1941. « Loin d’être un gaulliste patenté, comme beaucoup de républicains et d’hommes de gauche, Jean Moulin éprouvait une méfiance certaine à l’égard des militaires, encore plus à l’encontre d’un général que l’on taxait de sympathie maurassienne », nous affirmait en 1999 de source autorisée l’ancien secrétaire de « Rex » puis « Max » dans la clandestinité, le regretté Daniel Cordier, Alias Caracalla devenu ensuite historien avisé. Que représente alors de Gaulle, aux yeux de celui qui n’a même pas entendu l’appel du 18 juin ? L’officier rebelle condamné à mort par Pétain pour désobéissance, l’homme qui refuse de capituler pour l’honneur et la patrie… Le chef de la France Libre, après sa première rencontre avec Jean Moulin le 25 octobre, perçoit très vite les qualités de l’ancien préfet. Sans arrière-pensée, il le désigne comme son « représentant et délégué du Comité national pour la zone non directement occupée de la métropole » à l’heure où un avion le parachute sur le sol français le 1er janvier 1942.

Jusqu’au 21 juin 1943, date de son arrestation à Caluire dans la banlieue lyonnaise, fort de l’autorité conférée par le général et au prix de dialogues incessants et parfois tumultueux entre les divers chefs des réseaux clandestins, Jean Moulin réussit l’impossible. Il assoit le général Delestrain à la tête de « l’Armée secrète », il fédère les divers mouvements de résistance des zones Nord et Sud et les forces vives du pays, syndicales et politiques, au sein du « Conseil de la Résistance » dont la séance inaugurale se tient à Paris le 27 mai 1943. « Le parlement officiel dans la France occupée », souligne Daniel Cordier, « un fait majeur et unique dans l’Europe d’alors qui dotera les combattants de l’ombre d’une structure efficace et d’une représentation nationale. C’est ce rôle de fondateur, plus que l’image de martyr liée aux circonstances tragiques de sa mort, qui justifie l’entrée de Jean Moulin au Panthéon en 1964 comme symbole de la Résistance », souligne l’historien. « Gabriel Péri ou Danielle Casanova y auraient tout autant leur place, la figure de Moulin s’impose comme celle qui a réconcilié la France libre et la France captive, les Français de l’extérieur et ceux de l’intérieur. Un symbole fort, au demeurant : celui d’un homme de gauche, un citoyen du Front populaire luttant pour l’avènement d’une république sociale ».

Autant de raisons qui, paradoxalement, ouvriront en grand la porte aux affabulations et calomnies de toutes sortes sur la personnalité de Jean Moulin. Les premières graves accusations sortent de la bouche même de résistants avec la publication en 1977 de L’énigme Jean Moulin, livre dans lequel Henry Frenay, l’ancien chef du réseau Combat, traite l’envoyé de de Gaulle de « crypto-communiste ». Une accusation dénuée de tout fondement historique, qui scandalisera la majorité des acteurs de ce temps mais qui contribuera désormais à alimenter le fiel de la rumeur jusqu’à faire de Moulin pas moins qu’un agent soviétique… « Au nom de la collusion supposée, tous les adversaires des valeurs républicaines défendues par la Résistance, Liberté-Egalité-Fraternité, y ont trouvé matière pour alimenter rancœur et nostalgie », constatait Daniel Cordier qui n’a cessé de s’interroger sur le pourquoi des attaques répétées à l’encontre du personnage. « Quoiqu’on ait pu en dire au lendemain de la Libération, il faut reconnaître au préalable que la Résistance ne fut l’affaire que d’une minorité de Français. Aussi, est-il difficile à un peuple de s’identifier à un héros alors que majoritairement il n’a pas fait acte de résistance. Ensuite, les hommes de gauche se reconnaissent avec peine en l’un des leurs qui s’est rallié à de Gaulle tandis que ceux de droite le considèrent encore comme un adversaire politique. Enfin, pour tous les nostalgiques du Maréchal et de Vichy, Moulin n’est rien moins qu’un traître qui a ruiné la politique de collaboration engagée pour relever la France ».
Au regard des générations futures et face aux falsificateurs de l’histoire, s’impose pourtant la figure héroïque et exemplaire de Jean Moulin : contre vents et marées, jusqu’au péril de sa vie, un ardent défenseur de la République et de ses valeurs fondamentales. Yonnel Liégeois
Les catacombes de Daniel Cordier
Auteur déjà d’une somme aux éditions Lattès, Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon, Daniel Cordier (1920-2020) publia un document aussi explosif qu’incontournable. Avec Jean Moulin, la République des catacombes, il livre d’abord une chronique passionnante, loin du mythe et des affabulations, de ce que furent pour les hommes de l’ombre les années de la Résistance quand le devoir d’improvisation se jouait allègrement de la loi du secret. Une époque où l’opposition clandestine à l’occupant se construit au cœur des conflits de personnes et des combats idéologiques entre chefs de réseaux, partisans ou adversaires de de Gaulle. Un regard avisé sur la Résistance des chefs qui n’édulcore en rien celle des militants, humbles saboteurs ou anonymes « boîtes aux lettres » qui mettaient chaque jour leur sécurité et leur vie en péril. Un livre qui se révèle au fil des pages vibrante leçon de démocratie quand des hommes et des femmes n’hésitent pas à débattre parfois violemment sur la conduite à tenir au cœur même de la tourmente.

Témoin privilégié de cette époque et dépositaire de documents inédits, Daniel Cordier narre surtout, dans le menu et avec talent, l’action essentielle de Moulin. Et de Jacques Bingen, son successeur injustement oublié de l’Histoire, qui se suicida entre les mains de la Gestapo en mai 1944. Preuves à l’appui, il démonte enfin avec brio les faux procès intentés contre l’ancien préfet d’Eure-et-Loir et il n’hésite pas à instruire de nouveau l’affaire de Caluire pour conclure à la culpabilité de René Hardy. Plus qu’un manuel d’histoire, le témoignage poignant sur un passé récent qui n’en finit pas d’interpeller survivants d’hier et vivants du temps présent. Y.L.
La République des catacombes, de Daniel Cordier (Folio histoire, deux volumes, 976 p. et 896 p., 15€10 chacun). Une lecture à poursuivre avec La victoire en pleurant nouvellement paru, la suite d’Alias Caracalla, les mémoires de Daniel Cordier ( Folio, 400 p., 9€20. Préface de Bénédicte Vergez-Chaignon).





