Médée, une femme dans tous ses états

Jusqu’au 25 novembre, au Théâtre de la Tempête (75), Astrid Bayiha propose M comme Médée. La tragique histoire d’une femme et de Jason, à travers le prisme d’une dizaine d’auteurs. « D’Euripide à Heiner Müller, en passant par Jean-René Lemoine ou encore Sara Stridsberg et Dea Loher, tout en suivant la chronologie, je tente de raconter Médée et Jason, à travers différents imaginaires que je mêle à mon imaginaire », commente la metteure en scène.

Qui est Médée ? Pour aider Jason à s’emparer de la Toison d’or, elle a tué son frère, trahi sa famille et son peuple.  Et si Jason l’a oublié, elle, non. Elle a encore son couteau, et bien affûté, elle a encore sa passion intacte. Exilée en Grèce, rejetée par Jason, elle commet, selon la légende, un acte de vengeance effroyable en tuant ses enfants. Monstre, sorcière ?  Ou juste une femme qui ne plaisante pas avec la loi de l’amour, qui refuse son sort et la trahison des hommes ? Astrid Bayiha ne donnera pas réponse. Ses Médée sont multiples : trois comédiennes et une chanteuse affrontent deux Jason, dans une succession de séquences orchestrées et commentées par Nelson-Rafaell Madel. Tour à tour coryphée, entremetteur, ange gardien, ce volubile meneur de jeu vient nous conter et commenter cette histoire d’amour et de sang versé.

Un chœur polyphonique

En préambule, apparaît Swala Emati. Majestueuse dans sa longue robe rouge ornée d’or, elle chante l’amour en sourdine. L’air créole Ti doudou chéri lanmou mwen, repris en chœur, accompagne l’entrée des artistes. Les comédiens évoluent avec grâce dans un décor dépouillé : un plateau nu prolongé au lointain par une estrade flanquée de tentures argentées, tantôt voiles du navire qui emporte les amants fugitifs loin de la Colchide, tantôt entrée du palais du roi Créon où Jason va épouser la princesse Créuse, tandis que Médée est brutalement chassée du pays. On ne verra ni n’entendra d’autres protagonistes que Jason et Médée, sous leurs différents jours littéraires. Aux textes français se mêlent chants et expressions en créole, brésilien, portugais et autres langues de l’exil.

Portrait en mosaïque

 Il y a la Maidai romantique et défaite du beau poème dramatique de Jean-René Lemoine qui ressasse son exil, son malheur et ses crimes : digne et élégante Fernanda Barth. La furie forte, blessée, bornée de Dea Loher est interprétée par la pulpeuse Jann Beaudry. Seule et abandonnée sur les trottoirs de Manhattan, elle boue d’une colère impuissante devant la gentille lâcheté de Jazon (Josué Ndofusu, veule à souhait), devant son infantilisme naïf quand il lui propose de partager sa vie avec sa future épouse. C’est une Médée meurtrie, qu’on retrouve à l’hôpital psychiatrique sous la plume de Sara Strisberg dans le lancinant monologue partagé entre la radicale Daniély Francisque et le Choryphée : « État de Médée : Ka palé san rété. A des propos incohérents, insensés, aberrants. Confuse. Mauvaise perception de l’espace et du temps. État de Médée : Ka chaché chapé di kò’y menm. Pa sa menm wè kò’y adan an glas. N’a plus la force de vivre ».

Celle de Heiner Müller, M. prendra le relais, toujours sous les traits d’une Daniély Francisque remontée à bloc. Combattante, elle déverse sa vindicte acide sur un Jason qui, ici, n’aura pas la réplique. Enfin, tous les acteurs réunis mêleront leurs voix pour raconter l’acte innommable de Médée : pas de sang versé ici mais, sous une lumière rouge, le récit de multiples infanticides, comme autant de faits divers d’aujourd’hui. Le chant d’amour du début, telle une berceuse nostalgique, clôt en douceur cet élégant spectacle, tout en nuances.

Racine fait dire à Médée: « Que me reste-t-il ? Moi – Moi, dis-je, et c’est assez ». Et, tout au long de la pièce, l’héroïne reste fidèle à elle-même, digne dans sa douleur, allant jusqu’au bout de sa haine et de sa révolte. Et nous, que retiendrons nous de cette histoire complexe, qui a traversé les époques sans prendre une ride ? Un portrait composite où Astrid Bayiha mêle habilement les écritures et les chants. Un procès intenté à Jason où, par la voix des autrices d’aujourd’hui, la balance penche surtout en faveur de Médée. Et si au soir de la première subsistaient quelques longueurs, si par endroits on voyait encore les coutures de ce subtil tissage textuel, le voyage en vaut la peine et nous incite à relire ces Médée. Mireille Davidovici

M comme Médée, d’Astrid Bayiha : jusqu’au 25/11, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris (Tel. : 01.43.28.36.36).

Adaptation d’après : Médée, poème enragé de Jean-René Lemoine, Manhattan Medea de Dea Loher (trad. Laurent Muhleisen et Olivier Balagna), Medealand  de Sara Stridsberg (traduction Marianne Ségol-Samoy), Médée de Sénèque (traduction Florence Dupont), Médée d’Euripide (traduction Florence Dupont), Médée de Jean Anouilh, Médée-Matériau de Heiner Müller (traduction de Jean Jourdheuil, Heinz Schwarzinger, Jean- François Peyret, Jean-Louis Besson, Jean-Louis Backès).

Poster un commentaire

Classé dans Littérature, Rideau rouge

Laisser un commentaire