Dans son numéro 364 (Décembre 23/Janvier 24), le magazine Sciences Humaines consacre un passionnant dossier à La société française vue par les écrivains. Avec Clara Arnaud, Annie Ernaux, Laurent Gaudé, Maylis de Kerangal, Alain Mabanckou, Mathieu Larnaudie, Lola Lafon, Camille Leboulanger… Recueillis par Ève Charrin, les propos du romancier Thomas Reverdy.

J’essaie d’écrire au plus près du réel. J’observe les gens, et pour inventer leur subjectivité, je puise dans ma propre expérience. Candice, une des protagonistes, est prof de français comme moi – mais elle a sur moi l’avantage d’enseigner le théâtre, elle fait jouer les élèves, ce qui crée une relation un peu différente. Paul, venu animer un atelier, est écrivain comme moi. Parmi mes collègues, certains ont lu le livre dès sa parution, d’autres l’ont découvert plus tard. Ils m’ont dit s’y reconnaître, ce qui me touche. De fait, je m’inspire d’eux, de leurs récits. Le livre, disent-ils, rend justice à leur travail. Je raconte le déferlement d’émeutiers dans la cité scolaire, ce qui est une fiction, mais ce roman est une concaténation de faits et de personnes réelles.

C’est troublant car j’ai terminé le manuscrit au printemps 2023, et quelques mois après, en juin, à la mort de Nahel, des émeutes ont éclaté dans les banlieues populaires. J’ai trouvé ça triste. Certains gamins ont reçu des balles de défense dans l’œil. D’autres ont été incarcérés alors qu’ils n’avaient pas pris part aux émeutes. Comme romancier, j’invente une catastrophe pour prévenir, au double sens du terme : pour alerter et empêcher à la fois. Et voilà qu’avant même la parution du livre, la catastrophe se produit, pire qu’imaginée ! Lors des émeutes de 2005, sous Nicolas Sarkozy, des conventions d’éducation prioritaires ont été mises en place pour permettre à des jeunes des quartiers populaires d’entrer à Sciences po-Paris. Cette fois, la seule réponse a été policière. J’y vois un signe de faiblesse et une marque d’abandon des banlieues populaires.

De la même façon, les établissements scolaires de ces territoires sont négligés par les pouvoirs publics. Au lycée, à Bondy, les profs et les agents de l’administration (conseillers principaux d’éducation, proviseurs) se sentent méprisés. Pourtant, comme les travailleurs de deuxième ligne pendant la pandémie de covid, ce sont eux qui font tenir l’édifice. Pour enseigner, il faut être généreux et croire à la mission émancipatrice de l’Éducation nationale. Pour être ministre, il y a d’autres motivations, mais face à une classe de 35 élèves en Rep (réseau d’éducation prioritaire), si on n’y croit pas, on craque. C’est à nous, romanciers, de montrer cette réalité. Thomas Reverdy, propos recueillis par Ève Charrin
Le grand secours
Lauréat du prix Interallié en 2018 pour L’hiver du mécontentement (J’ai lu, 224 p., 7€50), Thomas Reverdy publie en 2023 Le grand secours (Flammarion, 320 p., 21€50). Le roman raconte la naissance d’une émeute à Bondy (Seine-Saint-Denis), à proximité d’une cité scolaire que la violence ambiante finit par submerger. Alors que les tensions s’accumulent tout autour, l’auteur retrace heure par heure le quotidien des enseignants et des élèves.

« Il est 7 h 30, sur le pont de Bondy, au-dessus du canal. C’est un de ces lundis de janvier où l’on s’attend à ce qu’il neige, même si ce n’est plus arrivé depuis très longtemps. Sous l’autoroute A3 qui enjambe le paysage, un carrefour monstrueux, tentaculaire, sera bientôt le théâtre d’une altercation dont les conséquences vont enfler comme un orage, jusqu’à devenir une émeute capable de tout renverser. Nous la voyons grossir depuis le lycée voisin où nous suivons, au fil des cours et des récréations, la vie et le destin de Mo et de Sara, de leurs amis, mais aussi de Candice, la prof de théâtre, de ses collègues et de Paul, l’écrivain qu’elle a fait venir pour un atelier d’écriture ».





