Ulysse, au crible du féminin

Jusqu’au 08/05, au Vieux Colombier (75), Laëtitia Guédon propose Trois fois Ulysse. Commandé par la Comédie Française, un texte de Claudine Galea où le héros d’Homère passe au crible du féminin. Un chant d’aujourd’hui, un plaidoyer contre la guerre dans un habile tissage textuel, mais s’attaquer aux mythes ne va pas sans risque.

Et si le rusé, le courageux, le vaillant, le vainqueur de Troie n’était pas celui que l’on croit ? Au fil du temps, les regards changent et l’heure est au déboulonnage des statues. Ici c’est le mythe d’Ulysse qui est mis en pièce en trois temps, revu par Hécube, Calypso et Pénélope…. En trois tableaux encadrés par un chœur, les trois femmes tissent un portrait composite du héros de l’Odyssée. Un voyage spatio-temporel, depuis son départ de Troie, maudit par Hécube devant les ruines de la ville, à son arrivée à Ithaque, où l’attend sagement Pénélope, en passant par son long séjour dans les bras de Calypso…

Chaque épisode, rapporte une étape de l’Odyssée. De nombreuses références pourraient échapper au public, s’il ne connaît pas un peu le poème homérique. Mais l’œuvre ne se soucie pas de résumer le long périple du roi d’Ithaque qui après dix ans de guerre mit dix ans pour rentrer dans son pays. L’autrice et la metteuse en scène veulent renverser le discours car pour elles, dans ce récit d’hommes, les femmes, déesses, reines, princesses ou esclaves, ne sont pas des faire-valoir. « On pourrait être tenté de dire qu’elles sont devenues des héroïnes grâce à leur rencontre avec Ulysse », dit Laetitia Guédon, « j’ai eu envie de montrer, au contraire, que c’est Ulysse qui est devenu le héros que l’on connaît grâce à sa rencontre avec Hécube, Calypso et Pénélope ». Par ailleurs, autrice et metteuse en scène ont vidé le ciel des dieux qui, dans l’épopée antique, conduisent les destinées humaines. Et elles rendent aux personnages masculins leur part de déploration : les larmes ne sont pas réservées qu’aux femmes.

Hécube la sanglante

Claudine Galea donne pleine voix à la reine de Troie, épouse de Priam peu présente chez Homère si ce n’est dans le dernier chant l’Illiade, où Ulysse la trouve pleurant sur le tombeau de ses fils. Son chant, ici, est un cri de douleur d’avoir perdu presque tous ses enfants – dont Hector le plus célèbre – pendant la guerre ; un cri de rage d’être devenue l’esclave d’Ulysse ; un cri de haine d’avoir été métamorphosée en chienne. Selon la légende, après avoir ordonné aux Troyennes de crever les yeux du roi de Thrace, assassin de Polydore son plus jeune fils, et tué de ses propres mains les deux enfants du tyran, elle fut lapidée et métamorphosée en chienne. Elle remplit la Thrace de ses hurlements.

Clotilde de Bayser donne corps à cette longue diatribe percussive, devant les ruines de Troie, symbolisée par la tête monumentale et creuse du fameux cheval. Aboiements haineux contre la virilité du guerrier, semeur de mort, les paroles de la reine déchue, dans la droite ligne de son lamento dans Les Troyennes d’Euripide, ne sont pourtant pas celles d’une mater dolorosa. Avec des mots d’aujourd’hui, elle relève la tête. Orgueilleuse et prête à mordre quand Ulysse apparaît, elle redouble de colère, parfois au bord de l’hystérie… Et lui n’a pas grand-chose à lui opposer quand, sous les traits de Sefa Yeboah, il apparaît. Le héros victorieux qu’il incarne n’est qu’un timide garçon face à cette femme puissante dont le chœur vient prendre le relais, avec des chants venus de la nuit des temps.

Calypso la délaissée

Autre ambiance dans la grotte de Calypso ( l’envers de la tête du cheval ). La nymphe a recueilli un Ulysse naufragé, affamé, assoiffé : « Calypso le remet sur pied et tombe amoureuse —— folle ». Il restera sept ans dans l’antre confortable à s’ennuyer et dépérir. Elle ne sait que lui parler d’amour, et déplore le peu d’attention qu’il lui porte. Séphora Pondi apporte à ce personnage un peu statique toute la dérision que déploie le texte, musclé à la façon d’un rap : «  Calypso. — pourtant tout commence avec moi ton début c’est moi chant 1 vers 14 : Calypso le retenait dans son antre profond brûlant d’en faire son époux Calypso divine parmi les déesses le retient aux couloirs de sa grotte/ traductions masculines allusions virilement sexuelles/ aucune fille ne m’a encore traduite… ». Ulysse veut retrouver Pénélope à Ithaque et il déprime, prisonnier de cette figure féminine enveloppante (sens étymologique de Calypso)…

Pénélope l’énigmatique

Pénélope, chez Homère, n’apparaît que dans quelques lignes, seule son attente fidèle est brandie par les hommes. Ici, immobile et muette, assise sur un promontoire ( la tête du cheval de face), elle regarde Ulysse s’avancer vers elle, énonçant ses hauts faits, comptant les victoires et les victimes dont il porte le poids… Eric Génovèse joue ce héros fatigué et donne toutes ses nuances à l’écriture rythmée de l’autrice. A sa longue litanie, Pénélope réplique par le madrigal de Monteverdi : le Lamento de la Ninfa. La voix pure de la chanteuse et comédienne Marie Oppert dit mieux que les mots tout ce qu’elle a pu vivre et apprendre en vingt ans.

La mer toujours recommencée, personnage à part entière de l’Odyssée, figure ici sous forme de projections vidéo colorées, en fond de scène. Traits d’union entre les séquences, elles donnent à chacune sa tonalité : rouge comme le sang versé et l’incendie dans le premier tableau, bleu comme la grotte paisible mais aussi comme le blues d’Ulysse chez Calypso. Enfin, quand Ulysse parvient au rivage d’Ithaque, l’écran prend une teinte « vineuse », cette couleur incertaine et variable chantée par Homère… Les chants polyphoniques, religieux ou populaires allant du Xlllème au XXème siècle, portés par les jeunes interprètes du chœur Unikanti, font écho à la tragédie antique. Cette musique cosmopolite aux sonorités étranges en latin, grec, araméen, italien, vient ponctuer le passage d’une séquence à l’autre.

Tout converge à faire entendre une parole au féminin, contre le virilisme guerrier. Et, en filigrane, à travers une histoire d’autrefois, à évoquer les conflits qui ravagent aujourd’hui les côtes de Méditerranée. Une mer devenue le tombeau de tant d’Ulysse, comme le déplore Claudine Galea dans son beau poème dramatique Ça ne passe. Mais la mise en scène de Trois fois Ulysse reste un peu en deçà du texte et se contente d’un bel habillage sans que les comédiens parviennent à l’habiter autrement que par un jeu très extérieur. Le chœur, malgré sa qualité vocale et les subtils arrangements de Grégoire Letouvet, s’intègre mal à l’action et intervient comme l’oratorio d’un étrange rituel. Pourtant, à l’instar de sa Penthésilé,.e.s Amazonomachie, autre figure mythique revisitée par l’écrivaine Marie Dilasser, la démarche de Laetitia Guédon est audacieuse et vaut la découverte. La directrice des Plateaux sauvages et du Festival au féminin dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, s’appuie pour chacune de ses réalisations, sur des écritures fortes commandées à des autrices et auteurs.

Au final de Trois fois Ulysse, jusqu’au 8 mai à la Comédie Française, Laëtitia Guédon reprendra la mer à la rencontre de Nausicaa. Un spectacle musical composé par Grégoire Letouvet, sur un livret de Joséphine Serre. Suivons-là ! Mireille Davidovici, photos Christophe Raynaud de Lage

Trois fois Ulysse, texte Claudine Galea, mise en scène Laëtitia Guédon : Jusqu’au 08/05. Théâtre du Vieux Colombier, 21 rue du Vieux-Colombier, 75006 Paris (Tél. : 01.44.58.15.15).

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