Cannes, festival et luttes sociales

Aux éditions de l’Atelier, Tangui Perron publie Tapis rouge et lutte des classes, une autre histoire du Festival de Cannes. Le récit du lien étroit et méconnu qui unit le cinéma français, le mouvement ouvrier et les batailles politiques qui ont donné naissance à l’un des événements majeurs de l’industrie cinématographique mondiale. Paru dans La vie ouvrière/Ensemble, un article de Marine Revol.

Marine Revol – Pourquoi ouvrir votre livre avec le discours engagé de Justine Triet recevant la Palme d’or en 2023 ?

Tangui Perron – J’étais à Cannes à ce moment-là, en tant que cinéphile et adhérent CGT, et nous cherchions une porte d’entrée pour soutenir nos revendications. Ce discours fut la bonne surprise, il portait nos valeurs. On lui a dit qu’elle avait craché dans la soupe, que c’était une faute de goût, que Cannes n’était pas le lieu pour ce type de revendications. C’est tout le contraire et c’est le propos que je développe. L’existence de son film est le fruit de tout un écosystème vertueux d’aides qui résultent de mobilisations historiques, politiques et syndicales, et c’est peut-être ce qui a été le moins compris dans son discours. Mon ambition est de rappeler que ce qui fait le cinéma français, aujourd’hui, ce sont en partie des lois issues de luttes sociales.

M.R. – Rappelons que la CGT siège au Conseil d’administration du festival…

T.P. – Initialement, le festival était prévu en 1939 pour concurrencer la Mostra de Venise de l’Italie fasciste. En raison de la guerre, la première édition a été reportée en 1946. Il fallait se débarrasser du fascisme et reconstruire une démocratie sociale et culturelle en France. Cannes était alors la conjonction de professionnels qui voulaient défendre le cinéma français et d’un formidable élan patriotique. Ces espoirs se ressentaient jusque dans le palmarès de la première édition où figure en haute place La bataille du rail de René Clément, hymne à la résistance cheminote. C’est aussi à Cannes qu’a commencé la mobilisation contre les accords Blum/Byrnes, qui permettent la libre pénétration du cinéma américain en France contre des avantages financiers, qui a abouti à la loi d’aide au cinéma votée en 1948.

M.R. – Concrètement, quel fut le rôle du mouvement ouvrier dans la création du Festival de Cannes ?

T.P. – Il faut prendre le mouvement ouvrier dans sa pluralité : syndiqués, partis, coopératives, les militants d’un jour ou de toujours. Il a joué un rôle déterminant au sein du conseil d’administration, pour faire en sorte que l’événement ait lieu. La CGT a activement contribué, via le syndicat des acteurs, à faire venir les vedettes françaises qui lui préféraient la Mostra de Venise. Enfin, il y a eu une mobilisation locale extraordinaire, des habitants des quartiers populaires, d’anciens résistants, de militants, pour construire en seulement quatre mois, en 1947, le Palais Croisette, siège du festival.

M.R. – Le symbole d’un cinéma capable de rassembler au-delà des classes sociales et des intérêts partisans ?

T.P. – Sans vouloir nier la lutte des classes, je crois beaucoup à « l’être ensemble« , qui transcende les particularités au sein d’une salle de cinéma ou d’une manifestation. On prétend souvent que la France a inventé le cinéma, alors que ça n’est pas forcément vrai, mais elle a peut-être inventé cette façon de regarder des films ensemble et de créer la possibilité d’un débat, d’une contradiction, de penser ensemble.

M.R. – Estimez-vous que le Festival de Cannes a perdu cette fibre populaire ?

T.P. – L’histoire du Festival de Cannes, ce sont des travailleurs qui l’ont écrite et ce sont maintenant les riches que l’on invite à table. Les prix de l’immobilier ont aussi fait que ce festival, qui était une grande célébration populaire, est devenu excluant. Mais il existe encore des moyens d’entraide qui permettent d’y avoir accès. Cannes peut encore muer et cela reste une fête du cinéma. Propos recueillis par Marine Revol

Tapis rouge et lutte des classes, une autre histoire du Festival de Cannes, de Tangui Perron (éditions de L’Atelier, 144 p., 16€).

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