Jusqu’au 08/09, à Cassel (59), le musée de Flandre consacre une exposition à Nicolas Eekman (1889-1973). Peintre, graveur, dessinateur, l’artiste a traversé le XXe siècle en affirmant sa singularité. Son œuvre témoigne de l’effervescence artistique d’alors.

L’œuvre de Nicolas Eekman surprend par son intemporalité tant elle se nourrit de l’histoire de la peinture passée et présente. Il peint, dessine ou grave là où on ne l’attend pas, comme à contre-courant des mouvements émergents de son siècle. Un œil sur le passé, un trait « encré » dans le futur proche, il clame haut et fort : « Pas d’art, s’il n’est pas à visage humain. » Ami de Mondrian et de Max Ernst, il participe à toute l’ébullition intellectuelle dans le Paris de Montparnasse, où il s’installe après avoir vécu en Belgique et aux Pays-Bas. Il ne cesse d’exposer, de dessiner dans des revues (dont « Monde », celle créée par Henri Barbusse)… Bref, il est, comme ses pairs, de tous les débats et controverses qui s’emparent des esprits dans ce Paris de l’entre-deux-guerres.

La peinture d’Eekman est un pied de nez à l’abstraction, au minimalisme. Ses talents de graveur et de dessinateur s’imposent par son audace, sa maîtrise, sa liberté. C’est cette même liberté qui le conduit à peindre sans se préoccuper des courants et polémiques qui embrasent le monde de l’art. Si Eekman peut compter sur une kyrielle d’admirateurs, il sera boudé par une partie du milieu artistique qui jugera sa peinture passéiste, alors qu’en réalité elle est anachronique. Injustement oubliée, l’exposition que lui consacre le musée de Flandre met en lumière son travail de peintre. Et ce n’est que justice.
Eekman transcende l’école flamande
Eekman est flamand jusqu’au bout de son pinceau. « Je suis né place des Barricades, n° 4, à Bruxelles, dans la maison et dans la chambre où Victor Hugo a écrit une partie de ses ”Misérables”. Moi, je suis un de ses produits : ”un petit misérable”. Je ne sais si cela a quelque chose à voir avec la peinture ou non, mais en tout cas, c’est un début assez amusant à constater. Ensuite, j’ai fait des études d’architecte et tout est parti de là, de cette fameuse place des Barricades. » Ainsi se présentait-il. Toute sa vie, il se revendiquera « l’ami des pauvres, des gueux, des paysans » et « des misérables ». Artiste figuratif, il n’hésite pas à s’aventurer aux lisières du cubisme, du futurisme ou de l’expressionnisme, quand bien même sa technique est proche des maîtres flamands du XVIe siècle.

Eekman revisite Bruegel et Bosch, le peintre des paysans et celui d’une humanité fantasmagorique. Comme eux, il peint à la peinture à l’huile, appliquée sous forme de glacis sur des panneaux de bois préparés, délaissant les matériaux modernes. Mais, au-delà des aspects techniques propres aux maîtres flamands, il va s’atteler à réinterpréter leur univers pictural, s’attachant à peindre un monde paysan dont le réalisme est sublimé par une approche fantastique. La similitude de ses tableaux avec ces maîtres de l’école flamande est telle que l’on pourrait douter de son époque. Mais Eekman ne copie pas. Il transcende, redonne aux motifs des anciens un nouveau souffle. Ses paysans, ses carnavals racontent ses contemporains.
Univers étrange mais familier
L’exposition « le Monde fabuleux de Nicolas Eekman » permet de découvrir une partie de son œuvre, le long d’un parcours qui distingue « L’homme et ses racines », « Dialogue avec les maîtres flamands », « La comédie humaine », « Un art à visage humain » et « Eekman illustrateur : la légende d’Uylenspiegel ». Observer une toile d’Eekman, c’est pénétrer comme par effraction dans un univers qui nous est à la fois familier et étrange. Et on aime cette étrangeté tant elle a à voir avec le monde de l’enfance, avec nos peurs ancestrales teintées d’espièglerie.

Observer une de ses toiles, c’est s’amuser à chercher partout, au premier plan, en fond de scènes, sur les côtés, des éléments parfois disparates et incongrus qui se glissent dans le motif principal et lui confèrent une tout autre dimension. Dans la première partie, on devine l’influence de Van Gogh, qu’il admire profondément. Ainsi, son huile sur bois « le Messager » évoque « les Mangeurs de pomme de terre » de Van Gogh. Les couleurs vives contrastent avec les traits rugueux des personnages. Eekman est un fin observateur. Ses paysans portent de gros godillots et trimballent d’énormes bottes de foin dans une campagne brillante de couleurs. Ainsi, sa « Folle moisson » ou « Gerbe folle » (1946) évoque Bruegel l’ancien, avec cet horizon barré par la silhouette massive du paysan qui laisse à peine entrevoir l’agitation des champs en arrière-plan. Quant au « Quatuor de la zone » (1945), le tableau, le jeu des lumières est une référence explicite à « la Parabole des aveugles » de Bruegel.
Facétieux et mystérieux
Ce désir de rendre compte du monde est présent dès ses premiers tableaux. Ses « Chevaux de trait à Hilversum » (1910), une aquarelle sur papier où terre et ciel se rejoignent sur la ligne d’horizon avec une même gamme chromatique terreuse. Le dessin frappe par sa sobriété et sa puissance qui laisse deviner les rudes conditions du travail des bêtes… et des hommes. « Le Chasseur en hiver » (1929), portrait aux traits géométriques qui s’entrechoquent et s’entrelacent, témoigne de son désir, un temps, de s’aventurer vers le cubisme, le futurisme. Il est frappant de constater combien son « Chasseur » rappelle fortement « la Guerre », l’impressionnant tableau de Marcel Gromaire réalisé en 1925.

Enfin, il y a tous ces tableaux qui célèbrent les fêtes et autres carnavals. Un vent de folie souffle sur chaque toile. Couleurs et formes s’entrechoquent, détonnent par leur aspect farcesque, facétieux et mystérieux. Derrière le jeu, les masques des personnages laissent entrevoir la misère et la peur. Poissons volants, machines étranges, scènes parodiques extravagantes et oniriques, profusions de personnages en arrière-plan, disproportions et décadrages permanents, il y a du Jérôme Bosch dans l’air, de manière implicite et assumée.
« Mascarade » (1969), sa série sur Till l’espiègle, « le Grenier aux marionnettes » (1969) ou encore « le Mirliton » (1962) participent de cette explosion de couleurs où la mort et la vie s’affrontent dans un éclat de rire. Un rire étrange, pourtant, qui semble jaillir des tableaux pour nous interpeller sur la condition humaine. Marie-José Sirach
« Le Monde fabuleux de Nicolas Eekman » : jusqu’au 08/09. Musée de Flandre, 26 Grand’Place, 59670 Cassel (Tél. : 03.59.73.45.60). À lire : « Nicolas Eekman », d’Emmanuel Bréon (éditions Norma, 196 p., 200 illustrations, 49€).





