Beckett, de pis en pire

Jusqu’au 19/10, au Théâtre 14 (75), Denis Lavant propose Cap au pire. Seul en scène, une magistrale interprétation du texte de Samuel Beckett. Orchestrée par le metteur en scène Jacques Osinski, une performance artistique envoûtante !

Noir, noir de scène, long noir de scène… Enfin, un rectangle de lumière au sol ! Crâne rasé, pieds nus, tout de noir vêtu, mains collées au corps, le visage apparaît. Seuls les yeux semblent vivants, stature impassible. Les lèvres bougent, les premiers mots s’égrènent, murmures et chuchotis, presque inaudibles, « Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore »… Le public happé, fasciné, captivé, impossible de détacher son regard de ce fantôme surgi de nulle part.

Samuel Beckett, le plus français des auteurs irlandais, écrit ce soliloque en 1982. Traduit par Edith Fournier et publié aux éditions de Minuit en 1991, deux ans après sa mort… Un texte fragmenté, désarticulé où tout dialogue semble impossible, où la langue semble désespérer des mots. Plus fort que l’absurde, l’incommunicable ou l’incompréhensible, plus fort encore que dans Fin de partie ou En attendant Godot, le verbe plonge dans le vide, le néant, la phrase ultime d’un mort-vivant. « Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger », confesse Beckett. Une admonestation que Lavant respecte à la lettre !

Dans son halo de lumière, Denis Lavant reste là, sans bouger. Même pas le petit doigt, de la première à l’ultime minute de la représentation. L’homme a mis Cap au pire, la bouche palpite, le ventre hoquète pour reprendre souffle, ne pas perdre le souffle. Parfois, quelques rides apparaissent au front quand la diction demande un suprême effort, quand la phrase advenant en bouche exige force concentration et se fait supplice d’énonciation. « Tant mal qui pis se mettre et tenir debout », mais encore « Tant mal que pis là. Sans au delà. Sans en-deçà. Sans de-ci de là là. Sans en deçà, sans de-ci de-là là »… Prodigieux Lavant, seul de son envergure à pouvoir s’emparer de telle œuvre avec semblable aisance, à l’image des comédiens Jean-Quentin Châtelain (aussi dans Premier amour, l’un des premiers textes de Beckett écrit en français) ou Yann Boudaud, en d’autres œuvres et en un temps pas si lointain, alors dirigés par le grand et regretté Claude Régy !

De temps à autre, des filets de lumière descendent des cintres, en fond de scène quelques lucioles rouges scintillent par intermittence. D’un ascétisme porté au paroxysme, Jacques Osinski suggère une mise en scène minimaliste, d’une rare puissance. En exacte opposition à tous ces décorums, séquences vidéo et prétentieux jeux de lumière qui polluent moult planches, font diversion au manque d’imagination, à l’impuissance de création et surtout au vide de la pensée ! Il est vrai que les deux hommes font bon ménage depuis longue date. C’est en 2017 qu’ils créent la pièce au Théâtre des Halles d’Avignon, le talentueux Alain Timar toujours à la direction. Ensemble, Osinski-Lavant, ils poursuivront alors l’aventure en compagnie de Beckett : La dernière bande toujours aux Halles, L’image au Lucernaire, Fin de partie à l’Atelier, aujourd’hui mettant le cap au pire pour l’un des meilleurs spectacles à l’affiche des théâtres parisiens.

Une heure trente durant, d’un ton perforant, poème mortifère surgi des profondeurs, l’homme y parvient, « tant mal qui pis se mettre et tenir debout » ! Certes il évoquera, furtive allusion, un vieil homme, un enfant, une vieille femme. De fausses pistes, le vide et le néant s’imposent, détresse absolue du narrateur qui dure encore et encore, « trou noir béant sur tout. Absorbant tout. Déversant tout »… Si l’entreprise est enthousiasmante, quoique périlleuse, pour le comédien, elle l’est tout autant pour le spectateur : soit rapidement perdre pied, soit se laisser emporter du regard en un vertige existentiel abyssal. Yonnel Liégeois

Cap au pire : jusqu’au 19/10. Les mardi-mercredi et vendredi à 20h, le jeudi à 19h, le samedi à 16h. Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris (Tél. : 01.45.45.49.77).

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