Jusqu’à fin décembre, au théâtre de L’Atelier (75), Jacques Osinski présente L’amante anglaise. Dans une mise en scène dépouillée, le texte de Marguerite Duras sublimé par un trio d’acteurs talentueux : Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oestermann. Fascinant, envoûtant.

Claire Lannes a vraiment perdu la tête ! En assassinant sa cousine sans raison, en découpant le corps, en dispersant les divers morceaux dans les trains de passage à proximité de sa maison. Tous, sauf la tête de la malheureuse victime dont elle refuse encore de révéler la destination… D’abord une pièce de théâtre, Les viaducs de la Seine-et-Oise, ensuite un roman L’amante anglaise qu’elle transforme enfin en une nouvelle pièce de théâtre au tire éponyme, Marguerite Duras par trois fois a mis l’ouvrage sur l’établi. Pour une œuvre finale d’une concision extrême, à la langue policée, d’une incroyable puissance narrative, d’une interrogation explosive inégalée à la conscience de chacune et chacun. Une fois encore, elle qui récidivera en 1985 avec peu de discernement dans l’affaire Grégory, la romancière s’est inspirée d’un fait divers réel et sanglant : Amélie Rabilloud tuant son mari en 1949, dépeçant le corps et d’un pont jetant les morceaux dans les trains en partance.

En scène à tour de rôle, trois personnages en quête d’identification ou d’explication : Pierre le mari, Claire l’épouse meurtrière et l’interrogateur surgi de nulle part, venu d’ailleurs… Qui cherche à savoir le pourquoi plus que le comment, à comprendre ce geste capital dont personne ne soupçonnait l’issue fatale. Un couple banal, sans histoires comme l’atteste la rumeur coutumière, la cousine Marie-Thérèse hébergée pour vaquer aux affaires familiales. C’est Pierre qui a sollicité les services de cette dernière, son épouse préférant rêvasser au jardin et lire des illustrés bas de gamme après avoir fait son lit, la seule tâche ménagère dont elle s’acquitte. L’amour a-t-il existé un jour entre ces deux-là, pourquoi l’a-t-il épousée ? Certes, belle elle était, certes il l’a désirée, fort et souvent, mais encore ? Rien de plus, cohabitant alors par contrainte et habitude, lui s’épanchant de maîtresse en maîtresse, elle s’émerveillant toujours de son premier amour, « l’agent de Cahors » son amour de jeunesse. Et Marie-Thérèse dans l’histoire, la victime expiatoire ? « Une grosse vache, sourde et muette » amoureuse de la cuisine en sauce et des ouvriers portugais logeant dans les environs !
Installé dans les premiers rangs du public, se levant subitement, sans papier mais petit stylo en main, l’interrogateur (Frédéric Leidgens) questionne d’abord le mari. Doucement, calmement, puis de plus en plus intensément jusqu’à le rejoindre sur scène, lui debout à son côté droit l’autre assis sur une banale chaise devant le rideau de fer du théâtre toujours baissé. La scène se répétera à l’identique, sa haute stature cette fois flanquée sur la gauche de la protagoniste. Pourtant, s’imposera une différence spatiale, capitale…
L’époux n’a rien vu venir, il dormait lorsqu’eurent lieu l’agression, puis le dépeçage dans la cave, à 4h du matin. Sa femme ? Une folle, une éthérée avec qui il fait chambre à part depuis longtemps, qui parle peu ou pas, égarée parmi les fleurs du jardin dont « la menthe anglaise » qu’elle apprécie beaucoup, bercée par la lecture de vulgaires illustrés qu’il prend malin plaisir à confisquer et déchirer. Pierre (Grégoire Oestermann) ? « Un petit bourgeois méprisable », comme le confessera Duras à propos de la figure de son personnage, petit fonctionnaire au ministère des finances. Méprisant à l’égard de Claire son épouse, avouant des envies de meurtre dont une éducation moralisante retient le geste, un être mesquin et falot, se vantant de ses tromperies régulières, se plaignant surtout des tics et tocs de sa femme qui ternissent son existence. Jamais compatissant, encore moins avec feu la cousine presque devenue une esclave domestique au fil du temps.

Durant près d’une heure, Pierre ne bougera pas de sa chaise. Comme à l’accoutumée, Jacques Osinski se joue d’une mise en scène aux frontières de l’austérité : face à une réalité pour le moins ensanglantée, une gestuelle presque désincarnée ! Seuls les mots et maux dits prennent chair devant nos yeux effarés. Puissance subversive du langage, « ce n’est pas un hasard, je crois, si j’arrive à Duras après avoir beaucoup arpenté l’œuvre de Beckett », reconnaît Osinski, « ils ont en commun le questionnement sur la langue, un certain rapport de leurs personnages à l’attente et à l’enfermement ». Une claire évidence, lorsqu’apparaît Claire Lannes, l’épouse et meurtrière, alias Sandrine Bonnaire… Une apparition, oui, lorsqu’elle surgit du fond de scène d’un pas contenu et s’avance dans un silence de mort, hormis les grincements du rideau de fer qui s’élève ! Un air froid, venu de la beauté nue des profondeurs du théâtre, envahit la salle, fige corps et cœurs. Le temps suspendu, l’émotion retenue, le temps qu’elle se pose à son tour sur cette banale chaise, le regard droit et les deux mains plaquées sur les cuisses. Le temps d’un vertige, sublime apparition, la grande comédienne de retour au théâtre.
Face aux questions de l’interrogateur, durant une heure aussi, elle n’expliquera rien de son geste. Heureuse pourtant de s’exprimer, de rompre enfin le silence, surtout et avant tout d’être écoutée… Du fond au devant de la scène, le chemin est court certes mais il semble aussi interminable, illustration d’une vie qui s’est étirée dans la grisaille et la froideur. Alors, il est temps de se poser, de parler.
Au tribunal on juge, au théâtre on écoute, on l’écoute. Et de parler de ce mari qu’elle n’accable même pas, de cette Marie-Thérèse qu’elle n’appréciait guère, de cet amour premier qu’elle n’a jamais oublié, cet amour ancien qu’on oublie jamais, d’Antonio le portugais qui venait de temps en temps couper du bois et qui, s’il l’avait bien voulu… Rien de tout cela pour justifier l’acte injustifiable, la banalité du quotidien, le terne d’une vie qui s’enferre dans la noirceur de l’existence. Et pourtant, seule à l’évocation de ces riens, certes des trois fois rien mais deux-trois éclairs fugitifs sur les amours perdues et le parfum des fleurs, s’éclaire le visage d’un sourire rédempteur, se détachent-s’élèvent et s’ouvrent deux mains en quête d’un impossible ailleurs. Pathétique et sublime Sandrine Bonnaire, d’un regard et de quelques futiles gestes évocateurs, capable d’incarner pareil talent ! C’est beau, c’est fort, c’est puissant. Fascinant et envoûtant.

Au côté de Claire, la Sandrine déjà meurtrière dans La cérémonie, le film de Claude Chabrol, deux comédiens qui n’ont rien à lui envier en présence et puissance : Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann. Le premier en interrogateur scrupuleux mais respectueux, démarche et geste lents, la voix toute à la fois ferme mais engageante, silhouette imposante mais nullement envahissante. Il est l’accoucheur des consciences, compatissant mais sans faux semblant, ni juge ni complice. Le second, qui ouvre la séance des questions, doit s’acquitter d’une lourde tâche : apprivoiser et happer l’attention d’un public qui attend « la Bonnaire » d’un œil averti ! Sans décor ni costume mirobolant pour éventuelle diversion… Piteux pantin, regard et profil bas, le propos embrouillé et coupable face à son évidente duplicité, il y parvient avec succès. À leur façon et sur divers tons, trois marquantes solitudes qui alertent chacun sur une possible descente aux enfers, un possible passage à l’acte meurtrier. Yonnel Liégeois, photos Pierre Grosbois
L’amante anglaise : Jusqu’au 31/12, du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 15h. Théâtre de l’Atelier, 1 place Charles Dullin, 75018 Paris (Tél. : 01.46.06.49.24). Du 9 au 11/01/25, au théâtre Montansier de Versailles. Le 14/01, au TAP de Poitiers. Les 16 et 17/01 au Châteauvallon-Liberté, Scène nationale de Toulon. Le 08/02, aux Franciscaines de Deauville.





