Les voix impénétrables de l’IA !

Au centre Bonlieu, Scène nationale d’Annecy (74), Kuro Tanino présente Maître obscur. Désormais artiste associé au CDN de Gennevilliers (92), le metteur en scène et dramaturge japonais remet sa pièce pour la sixième fois sur le métier. Une œuvre qui interroge le pouvoir de l’intelligence artificielle.

Dans une autre vie, Kuro Tanino en pinçait pour la psychiatrie. Mais le goût du théâtre l’emporta et très vite, il laissa tomber ses études de médecine pour s’y consacrer entièrement. Le voilà donc metteur en scène qui, loin de son Japon natal, crée et se produit un peu partout dans le vaste monde. Maître obscur est la sixième version d’une pièce adaptée la première fois en 2003 d’après le manga du même nom de Caribu Marley et Haruki Izumi. Si la première version situait l’action dans une entreprise, en l’occurrence un restaurant où le héros succombait au phénomène encore peu banalisé de l’emprise, cette nouvelle version déplace l’histoire dans un lieu où cohabitent des êtres en cours de « réadaptation ».

Un asile, à la fois refuge et enfermement, un peu à la manière de celui de Charenton même si, ici, les patients ou les cobayes – on ne saura jamais très bien – agissent en fonction d’une voix produite par l’intelligence artificielle. Exit les soignants, les cinq protagonistes obéissent plus ou moins aux ordres murmurés par la voix que les spectateurs, munis de casques, entendent aussi. La voix est douce, étrangement douce. Elle fait même preuve d’humour à certains endroits. Sorte de coach de l’au-delà, la voix s’immisce dans les moindres recoins du cerveau, indiquant chaque geste et déplacement à accomplir pour remettre un peu d’ordre dans une vie désordonnée. Préparer le café, ouvrir le bon tiroir où sont rangés les couverts, s’habiller, réapprendre les codes de la conversation…

Le spectateur en position d’observateur

Les personnages semblent s’être éloignés de la civilisation pour se réfugier dans un no man’s land inaccessible. On ne saura rien des raisons de leur présence dans cet endroit improbable. Dans un décor étrangement vintage très années 1970, cuisine en Formica jaune pastel, canapés et couvre-lits fleuris, vieux rocking-chairs achetés chez Monsieur Meuble plutôt qu’à Ikea, la scénographie dessine les contours invisibles d’un aquarium sans vitre, plongeant le spectateur dans la position de voyeur plus que de voyant. Dans la position d’observateur, le spectateur observe. Il ne se passera rien de spectaculaire. Ces trois femmes et hommes obéissent sans obéir, résistent, un peu, sans jamais se rebeller, essayant de complaire à la voix, seul lien qui les relie au monde extérieur.

Pour autant, ils ne sont pas des robots, le metteur en scène laissant entendre toute leur fragilité qui, parfois, est aussi leur force. Ces êtres en vrac dans leur tête, ça peut être nous aussi. L’IA nous apprivoise peu à peu, on s’y habitue. Ne pensons-nous pas être libres en étant superconnectés au monde, laissant les algorithmes et l’application d’assistance Google choisir notre playlist, nous dicter une recette de cuisine, nous rappeler notre emploi du temps ? C’est un spectacle étrange, une tentative pour réfléchir à ce monde d’après qui est déjà là. Comment préserver notre part d’humanité face à une science sans conscience au service du libéralisme, telle est la question fondamentale… Marie-José Sirach, photos Jean-Louis Fernandez

Maître obscur : du 6 au 8/11 à Bonlieu, scène nationale d’Annecy. Du 5 au 7/02/25 à la Comédie de Genève.

Poster un commentaire

Classé dans Rideau rouge, Sciences

Laisser un commentaire