Transposant au théâtre un jeu vidéo, Alice Laloy propose Le ring de Katharsy où deux adversaires s’affrontent via des avatars pilotés en direct. Un match où les danseurs acrobates, marionnettes humaines, sont manipulés par des joueurs omnipotents. Une fascinante performance créée au TNP de Villeurbanne.

Après Pinocchio (live) où, à l‘inverse du conte de Carlo Collodi, des corps vivants d’enfants étaient transformés en pantins et Death Breath Orchestra, Alice Laloy poursuit, avec sa chorégraphe Stéphanie Chêne et le compositeur Csaba Palotaï, une recherche sur « la qualité corporelle et sonore de présences hybrides mi-humaines, mi-marionnettes ». Dans Le ring de Katharsy, six interprètes deviennent les avatars de deux joueurs acharnés, soumis à leurs pulsions guerrières. « Stéphanie et moi, nous avons mis au point les règles du jeu, qui ont été notre principe d’écriture, notre filtre poétique, permettant d’accueillir un langage visuel, sonore, atmosphérique et des figures », dit Alice Laloy. En piste, une chanteuse-cheffe d’orchestre (Katharsy), deux acteurs-chanteurs (les joueurs), un porteur et six circassiens, contorsionnistes, acrobates et/ou danseurs (les avatars).

« Bienvenue au Ring de Katharsy » s’inscrit en lettres lumineuses, en fond de scène. Le gril du théâtre abaissé au ras du sol se lèvera dans un grincement mécanique marquant le début de la partie. Sur le plateau gris règne une légère vapeur quand deux comédiens apportent une collection de pantins de taille humaine sur des chariots, corps avachis et enveloppés de vêtements grisâtres. Ils les manipulent avec précaution, tels les soigneurs d’un match de boxe. Ces images ne sont pas sans rappeler les œuvres monochromes aux gris irréels du plasticien belge Hans Op de Beeck, un univers à la fois mélancolique et déshumanisé où les images reflètent l’absurdité tragicomique de notre condition postmoderne.
Un jeu diabolique
Une fois sur pied, ces humanoïdes s’animent sous les ordres cinglants de deux joueurs : « avance, recule, prend, attaque, tourne, pivote, esquive, frappe… », martèlent-ils, de plus en plus excités au fil des cinq manches de ce match effréné. Commence un ballet sidérant. Les pions se déplacent comme des automates, corps marionnettiques, visages impavides. Leurs gestes saccadés sont rythmés par les voix des champions, les scores lumineux et sonores s’affichent sur les écrans de chaque adversaire. Une immense figure juchée sur une estrade, au lointain, préside le jeu. Telle une divinité, majestueuse et mystérieuse, elle règne sur le ring, annonce les sets, compte les points et encourage les joueurs de ses chants éthérés.

« Black Friday », clame la diva et, tandis que s’inscrivent les noms des « pions » de chaque camp, des oripeaux tombent des cintres. C’est à qui s’en emparera et s’en revêtira le premier, tout en empêchant ses ennemis de mettre la main dessus. Ce qui donne lieu à de joyeuses bagarres où les danseurs acrobates s’emberlificotent bras et jambes dans les vêtements. Vision ironique des pulsions consuméristes. Deuxième épreuve, « Click and collect » : les deux équipes se disputent avidement le contenu d’un même colis. Dans la session « Living room », c’est la mêlée pour s’asseoir sur un grand fauteuil qui ne contient que cinq personnes, le sixième restera en rade… D’autres meubles tombent du ciel puis, au fil du jeu, de nouveaux objets à se disputer.
Effet de miroir
Plus le duel avance, plus la tension monte entre les joueurs jusqu’à l’hystérie, plus leurs avatars sont à la peine et deviennent maladroits, parfois au bord de la révolte… On sent le système prêt à se détraquer. L’atmosphère se tend aussi du côté du public, captivé par l’action menée avec une précision extrême par des interprètes virtuoses. Difficile de ne pas se prendre au jeu. Cruels, drôles et décalés, ces comportements prêtés aux humains et à leurs avatars sont comme un miroir tendu à notre société, par le prisme duquel s’opère une critique de la société de consommation, de l’exploitation capitaliste, du totalitarisme. On pense à l’esclavage du travail à la chaine décrit dans les Temps modernes de Charlie Chaplin. Surtout, en la personne des champions, on voit les maitres absolus d’un bataillon qui obéit aux ordres sans rechigner. Les avatars eux-mêmes sont manipulés de telle sorte qu’ils sont prêts à s’accaparer manu militari tout ce qui leur tombe sous la main.

En déplaçant la catharsis propre au théâtre vers celle que peut susciter le jeu vidéo, Alice Laloy laisse entendre que quelque chose pourrait bien déborder, si un grain de sable venait gripper la machine. Sous le joug de leurs manipulateurs omnipotents, les avatars rompront-ils leurs chaines ? Cette question, sans trêve, nous tient en haleine pendant une heure trente. Mireille Davidovici, photos Simon Gosselin
Le Ring de Katharsy : Le 14/11, Le Bateau-Feu-Scène nationale de Dunkerque. Du 20 au 29/11, Théâtre national de Strasbourg. Du 5 au 16/12, T2G–Théâtre de Gennevilliers, Festival d’Automne à Paris. Les 9 et 10/01/25, La rose des vents–Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq. Du 26/02 au 01/03, Théâtre Olympia-CDN Tours. Les 13 et 14/03, Malakoff-Scène nationale, Festival Marto. Les 20 et 21/03, Théâtre d’Orléans–Scène nationale. Les 3 et 4/04, Théâtre de l’Union-CDN du Limousin. Les 9 et 10/04, La Comédie de Clermont-Ferrand-Scène nationale. Du 23 au 26/11, Théâtre de la Cité-CDN Toulouse Occitanie.





