Woyzeck, « un moins que rien » !

Au Théâtre 14 (75), Karelle Prugnaud présente Moins que rien. Eugène Durif signe le livret, Bertrand de Roffignac est un Woyzeck hors norme. Un trio haut de gamme, une mise en abîme vertigineuse du texte de Büchner. Une performance scénique époustouflante.

Georg Büchner est mort en 1837. Il avait 23 ans. Le dramaturge et poète allemand, qui a étudié la médecine, nous aura légué quelques-unes des plus belles pièces du répertoire : la Mort de Danton écrite en 1835, Léonce et Léna en 1836 et Woyzeck, sa dernière pièce inachevée, écrite quelques mois avant de mourir. Près de deux siècles ont passé. Ses pièces, portées par une écriture au scalpel, nous interpellent par leur modernité, leur force de conviction révolutionnaire tant au niveau de la langue que des idéaux qu’il ne cesse de remettre en jeu. Heiner Müller disait à son propos qu’il était « né avec les paupières arrachées. Il regardait le monde sans jamais essayer de fermer les yeux ». Büchner est un enfant des Lumières. En 1834, il corédige un texte à destination des paysans de Hesse intitulé Paix aux chaumières ! Guerre aux châteaux !, un pamphlet qui déclenchera une vague de répression contre ses auteurs et obligera Büchner à fuir l’Allemagne pour se réfugier à Strasbourg.

D’après une histoire vraie

Woyzeck s’inspire d’un fait divers réel. Le 2 juin 1821, Johann Christian Woyzeck, soldat de l’armée allemande, assassine dans une rue de Leipzig sa maîtresse et mère de leur enfant, Johanna Christiania Woost. L’expertise psychiatrique du docteur Clarus, à charge, aura raison de la défense du prévenu, qui plaidait l’irresponsabilité mentale. Woyzeck sera condamné à mort et exécuté en place publique. C’est la lecture de ce rapport d’expertise qui inspirera Büchner. Woyzeck est un simple troufion, un type qui entend des voix, harcelé par sa hiérarchie militaire, qui en fait son souffre-douleur. Sa solde ne suffisant pas, il accepte de se soumettre à des expérimentations scientifiques menées par le médecin de la garnison. Son supérieur abuse de la femme de Woyzeck et lui « offre » quelques pièces ou une paire de boucles d’oreilles pour la peine. Un geste de folie ? Un féminicide ?

La pièce originelle est constituée d’une série de tableaux comme autant de pièces d’un puzzle éclaté auquel il manquera toujours un morceau. Eugène Durif la remet sur le métier et écrit un monologue librement inspiré de cette matrice. Moins que rien est une mise en abîme vertigineuse du texte qui plonge dans les entrailles de la grande muette et d’une psychiatrie bas de gamme au service de l’ordre et du pouvoir. Quel qu’il soit. Dès les premiers instants, on est tétanisé par l’irruption sur le plateau d’une poignée de soldats qui exécutent les gestes du quotidien dès le réveil. Sur fond de rock metal, ces hommes n’ont plus rien d’humain, obéissant au doigt et à l’œil à des ordres muets mais pressants, oppressants. Parmi eux, Woyzeck, maladroit, qui se prend les pieds dans le seau, se vautre sur un sol de plus en plus glissant. « Oui mon capitaine ! » hurle-t-il, les yeux hagards. « Oui mon capitaine ! », un capitaine qui le soumet à la question « Où sommes-nous ? ».

Dans cette garnison de province à l’aube du XIXe siècle ? Dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, qui voyait les hommes partir à l’assaut sous la menace d’officiers obsédés par la victoire ? Dans les locaux de la Gestapo ? À Alger, quand les paras français s’adonnaient à la gégène ? Dans la prison irakienne d’Abou Ghraib lors de la guerre d’Irak ? À Guantanamo ? Toutes ces images refont surface à la seule vue de cette première scène, terrible, terrifiante. Woyzeck est alors interrogé, seul. Il se doit de répondre à l’interrogatoire du docteur, qui cherche « la vérité ». Woyzeck va alors être plongé dans un aquarium vertical qui va se remplir d’eau jusqu’au bout, jusqu’à le faire avouer un crime dont il ne se souvient pas, ou par flash-back. Côté jardin, un écran sur lequel sont projetées des images de vidéosurveillance démultipliées à l’infini, façon poupées gigognes.

La mise en scène de Karelle Prugnaud est d’une inventivité et d’une audace folles. Son dispositif scénique, la musique volontairement éprouvante (concoctée par Kerwin Rolland), sa direction d’acteur nous font éprouver la violence mentale et physique à l’œuvre sur le plateau. Elle orchestre cette partition sans se plier aux codes de la bienséance : son théâtre dérange parce qu’il laisse entrevoir la face sombre de l’humanité. Rien n’est laissé au hasard dans cette mise en scène qui permet au spectateur d’expérimenter en temps réel la mécanique de l’oppression. On savait Bertrand de Roffignac, découvert dans Ma jeunesse exaltée d’Olivier Py, capable de repousser les limites. Dans la peau de Woyzeck, il les explose, donnant à son personnage une humanité alors même qu’il est en proie à des pulsions morbides incontrôlables« Nous les moins-que-rien, on est aussi de chair et de sang. Mais que ce soit ici ou là-haut, le même malheur d’être né », murmure-t-il. Un spectacle sous tension, un théâtre pour dire la cruauté du monde, de notre monde. Marie-José Sirach, photos Vahid Amanpour

Moins que rien, Georg Büchner – Eugène Durif – Karelle Prugnaud : jusqu’au 07/12, du mercredi au vendredi à 20h, le jeudi à 19h et le samedi à 16h. Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris (Tél. : 01.45.45.49.77)

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