De Saint-Étienne (42) à Vesoul (65), la compagnie Baro d’evel présente Mazùt. Entre nouveau cirque et danse, théâtre et chant, un spectacle total où l’humain s’interroge sur son devenir. De l’humour au tragique, de la performance physique à la création esthétique.

Une tête de cheval posée bien en évidence sur un bureau, de grandes feuilles de papier sur un autre, des cartes géographiques paraît-il… D’emblée, l’étrange et l’incongru s’imposent sur la scène Jean Dasté de la Comédie de Saint-Étienne. Jusqu’à ce que des fuites d’eau s’échappent des cintres, en cadence, en musique, de plus en plus fréquentes, de plus en plus violentes : paradoxe, du bonheur entre les gouttes !

Un environnement convenu, deux bureaux et deux chaises, un homme et une femme, deux employés ordinaires affairés à leurs petites affaires… Rien de bien particulier, sinon des échanges de place désordonnés et renouvelés entre l’un et l’autre personnage, des mouvements incontrôlés qui semblent les animer et commencent à nous inquiéter : plier et déplier les grandes feuilles de papier, les sortir puis les ranger, les sortir à nouveau, les classer et les mélanger, les étaler et les marquer du coup de tampon fatidique et bureaucratique. Un ballet gestuel stoppé net quand les yeux se lèvent au ciel, stupeur, des gouttes d’eau s’écrasent sur le bureau. Des fuites que les deux protagonistes se doivent de maîtriser en urgence à grand renfort de boîtes de conserve, de petite ou grande taille !

Mazùt bascule alors, et le public avec, dans un autre monde, un univers onirique et fantastique où la prouesse physique s’affiche de pair avec la richesse esthétique, la vérité sensible avec le non-sens, le tragique avec le burlesque. Les filets d’eau se font parfois chute torrentielle, inondant la majeure partie de l’espace. Il faut pourtant continuer à vivre et travailler, tout en plaçant et déplaçant les pots de fer, nouveaux réceptacles des fantasques intempéries, surtout nouveaux repères ou balises dans cette étrange cartographie explosée hors de l’entendement humain. Quoiqu’il en coûte, quoiqu’il advienne, avec l’eau abondante le plateau est devenu terrain glissant… Comme précédemment les feuilles de papier, les corps en solo ou duo – pliés, roulés, tourneboulés, affaissés, contorsionnés, cassés – révèlent avec force images poétiques toute la fébrilité, les faiblesses et impuissances de notre humanité. D’où cette tête de cheval qui se penche avec tendresse vers le visage de l’autre, l’initie à une folle chevauchée surréaliste pour glisser de plus belle dans la marée montante et les affaires courantes !

Claire Lamothe et Julien Cassier, dans un spectacle où la danse et la musique l’emportent sur les mots, sont prodigieux de virtuosité. Maîtrisant à la perfection corps et voix, forts de leur art quand il s’agit d’illustrer la faille ou la chute d’un mouvement joliment chorégraphié, une perte de voix s’éraillant au cœur d’un chant puissant : il faut être forts pour interpréter avec talent l’erreur ou la faute planifiées ! Comment ne pas perdre le nord dans un monde qui ne cesse de déraper, frise l’absurde et l’incohérence ? C’est à y laisser habits et maquillage, à défaut de son latin, tout prenant l’eau au sens propre comme au figuré. De l’humain désarticulé au corps glissant et pataugeant dans l’œil des intempéries, ne faut-il pas recouvrer la posture de l’animal, tel ce cheval à la tête iconique, un parmi d’autres éléments d’égale importance dans l’universelle nature ?

Dans la mise en scène de la compagnie Baro d’evel (Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias), évidemment tout fait sens. « Nous aimons penser la représentation comme une cérémonie, un ré-enchantement, convier toutes les disciplines, avoir sur scène animaux, enfants, artistes, pour fabriquer des spectacles qui emmènent le spectateur dans un labyrinthe intérieur, dans un rêve éveillé ». Au cœur d’une explosion de sons, de couleurs et de lumières, telle cette immense feuille de papier qui se dresse face au public dans la scène finale. Un spectacle totalement désaccordé, sans dessus-dessous, qui semble pourtant indiquer la bonne direction : comme le couple qui nous a étourdi plus d’une heure durant, s’engager sur le même chemin, main dans la main, quoique l’avenir se révèle incertain. Mazùt ? Vous l’avez compris : inénarrable, à voir pour y croire, du bonheur au goutte à goutte ! Yonnel Liégeois
Mazùt, avec Claire Lamothe et Julien Cassier : Du 17 au 19/12 à la Comédie de Saint-Etienne, les 30 et 31/01/25 au théâtre Edwige Feuillère de Vesoul.





