Brecht, au temps du nazisme

Jusqu’au 07/02 à l’Odéon (75), puis au TNP (69) et au Théâtre du Nord (59), Julie Duclos propose Grand-peur et misère du IIIe Reich. Une série de tableaux écrits entre 1935 et 1938 par un Brecht déjà condamné à l’exil. Un théâtre qui a gardé toute sa pertinence.

Il n’est pas simple de s’attaquer au répertoire du dramaturge allemand, théoricien de la distanciation et pratiquant d’un théâtre épique et didactique. Son théâtre se fait rare sur les plateaux. De temps en temps, un Opéra de quat’sous, une Mère courage, une Vie de GaliléeArturo Ui… C’est peut-être l’air du temps de ces dernières décennies qui veut ça : trop politique, trop militant, trop ceci ou trop cela, le théâtre de Brecht. Même si on s’empresse de citer cette réplique de la Résistible Ascension d’Arturo Ui « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ». Pourtant, il suffit de se plonger dans la lecture des pièces de Brecht pour mesurer combien son théâtre n’a rien perdu de sa puissance ni de sa pertinence et se révèle un outil nécessaire. Un matériau artistique, esthétique, historique et politique d’importance pour décrypter la complexité du monde. D’hier et d’aujourd’hui. Pour en finir avec un théâtre qui se tient sage.

Le fascisme quotidien

Brecht écrit Grand-peur et misère du IIIe Reich entre 1933 et 1938 alors qu’il a dû quitter l’Allemagne. Dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler, son théâtre est censuré, ses livres saisis, brûlés. Brecht s’installe au Danemark, parcourt l’Europe. Il rencontre des compatriotes exilés eux aussi, lit la presse, se documente, croise des témoignages pour écrire cette pièce où chaque scène, indépendante des autres mais reliée par un fil d’Ariane invisible, rend compte du climat de peur qui s’infiltre par tous les pores de la société allemande, n’épargnant aucune classe sociale. Brecht ne démontre rien, il montre le fascisme au quotidien.

Grand-peur et misère du IIIe Reich n’est pas une pièce de facture classique. Constituée de 28 tableaux, elle prend à contre-pied toute tentative de dramatisation spectaculaire pour se concentrer dans la sphère de l’intime. Ils sont ouvriers, paysans, travailleurs, chômeurs, boucher, femme de chambre, cuisinière, juge, procureur, médecin. On y voit des hommes et des femmes ordinaires, dans une situation extraordinaire. Certains se complaisent sans état d’âme dans la cruauté, une cruauté d’une terrible banalité ; d’autres tentent de survivre dans un univers impitoyable, inimaginable. Ainsi des parents basculent dans une paranoïa qui vire à l’absurde, persuadés que leur garçonnet les a dénoncés ; un juge cherche par tous les moyens à accorder droit et dictature ; une femme se sacrifie pour son mari médecin, parce que juive.

Une déshumanisation progressive

Chaque scène est plus troublante, dérangeante, que la précédente, tant la machine à broyer hommes, femmes et enfants n’épargne aucun d’eux, tous incapables de réagir autrement que par des réflexes de survie lourds de conséquences, paralysés jusque dans la parole. On les voit ployer sous ce sentiment de peur qui, insidieusement, ne les lâche pas et paralyse toute velléité de contestation. Julie Duclos parvient à installer une atmosphère étouffante qui va crescendo. Sobre et épurée, sa mise en scène est ponctuée de mouvements cinématographiques, sur le plateau et en vidéo, comme autant de respirations qui relient chaque tableau. On tourne ainsi les pages d’un livre inquiétant dont chaque chapitre raconte la déshumanisation à l’œuvre. Dans un décor semi-industriel d’une hauteur étouffante, aux murs gris troués de vitres opacifiées, les acteurs se livrent à cet exercice avec une intensité mesurée, jouant parfois d’une voix blanche, chuchotant de peur d’être entendus par ce monstre invisible.

Bientôt un siècle nous sépare de ces temps obscurs. On aimerait croire que toute ressemblance avec des personnages existants serait fortuite. Devant la montée des extrêmes droites en Europe et dans le monde, l’irruption de ce populisme qui inocule le poison vénéneux de la peur et de la haine, oui, il y a urgence à remettre Bertolt Brecht sur le métier ! On pense à la chanson de Rachid Taha, Voilà, voilà que ça recommence…. Marie-José Sirach, photos Simon Gosselin

Grand-peur et misère du IIIe Reich : du 11/01 au 7/02/25 à l’Odéon de Paris, du 13 au 22/02 au TNP de Villeurbanne, du 27/02 au 2/03 au Théâtre du Nord de Lille.

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