Dans le superbe écrin du théâtre de L’épée de bois (75), Jean-Pierre Rumeau propose Le neveu de Rameau. Deux comédiens et un musicien ébouriffants pour servir le texte de Diderot. De joutes verbales en répliques cinglantes, dans l’élégance ou l’outrecuidance, ils en imposent par leur gestuelle et leur éloquence.

Le corps, autant que les mots d’esprit, bouge et virevolte sur la scène de L’épée de bois ! Et c’est peu dire avec Nicolas Vaude, ledit Neveu accouché de l’imaginaire de Diderot : un feu follet dépenaillé et d’une impertinence débridée qui caracole des coulisses à la scène, balance ses répliques du haut au fin fond du théâtre, bouscule tous les codes dramaturgiques comme il se moque des convenances sociales et langagières dans un esprit frondeur sans bornes ni frontières ! Il faut bien de la patience et de la bienveillance, une étonnante science de l’écoute à Gabriel Le Doze, philosophe patenté des Lumières et improvisé Père la sagesse, pour tempérer les ardeurs du fougueux neveu aux saillies verbales à l’emporte-pièce.

Costume immaculé et cheveux bien peignés, face aux fripes et à l’outrecuidance de son interlocuteur, il impose sa présence d’un subtil mouvement de tête ou d’une légère intonation de voix. Le Doze et Vaude ? Un formidable numéro de comédiens réglé de bonne note par Alessio Zanfardino, élève de l’éminent claveciniste Olivier Baumont au Conservatoire de Paris, dans l’interprétation au plateau des œuvres de Jean-Philippe Rameau (contemporain de Diderot, Voltaire et d’Alembert). « Mes pensées sont mes catins », affirmait sans complexe Diderot ! Pour qui jouir de l’esprit importe autant que les plaisirs de la chair, pour qui la plénitude du corps influe sur la vivacité de l’intelligence. Des « catins » fort aguicheuses, dans cette alléchante et tonitruante bataille d’idées !

Le philosophe écrit ce dialogue, tel un roman, à plus de soixante ans. « Au sommet de son art », affirme Michel Delon qui commente l’édition de ce petit chef d’œuvre d’impertinence chez Folio Gallimard. Un texte inclassable portant le titre de « Satyre », rédigé à partir de 1762 et revu jusqu’en 1773, publié pour la première fois en 1805 dans une traduction allemande signée de Goethe ! « Diderot mêle la grosse plaisanterie, les sujets les plus divers, la lutte contre les adversaires des philosophes dans la mise en scène d’une conversation sans fin », poursuit le spécialiste du siècle des Lumières. Et l’universitaire de conclure, « Le neveu de Rameau pose des questions importantes et soudain, pour notre plus grand amusement, l’argumentation déraille, il devient bouffon sublime ».

Le bon, la brute et le truand selon le célèbre film signé Sergio Leone, Le sage, l’art brut et l’impudent pourrait-t-on dire de ce savoureux et truculent Neveu de Rameau ! De par son humour dévastateur et son humeur caustique portée à son paroxysme, la satire n’épargne personne, surtout pas les grands et les puissants. Diderot manie l’esprit de contradiction avec délectation, livrant un duel débridé entre le vice et la vertu ! Certes, mais pas que : derrière la supposée pochade du maître des Lumières, « un texte d’une grande modernité qui, sur le mode du dialogue philosophique, revient sur le sens de la vie et qui, en deux cents ans, n’a pas pris une ride », commente Jean-Pierre Rumeau, le metteur en scène.
Dans ces plaisirs de l’esprit qui prennent ainsi chair et sueur, qui transpirent de la scène à la salle en un tsunami de rires salvateurs et de pertinentes réflexions, tant esthétiques que philosophiques, un trio qui décoiffe avec force talent. Yonnel Liégeois
Le neveu de Rameau, Jean-Pierre Rumeau : Du 30/01 au 16/02. Du jeudi au samedi à 19h, les samedi et dimanche à 14h30. Théâtre de L’épée de bois, La cartoucherie, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris (Tél. : 01.48.08.39.74).





