Heiner Müller, temps passé

À la Filature, scène nationale de Mulhouse (68), Bernard Bloch présente Les pères ont toujours raison/Die väter haben immer Recht. Française et allemande, une double version du metteur en scène qui narre ses quatre rencontres avec Heiner Müller entre 1982 et 1995. Un spectacle d’une grande intelligence philosophique.

Bernard Bloch a écrit Les pères ont toujours raison, ce qui donne en allemand, idiome qu’il pratique, Die Väter haben immer Recht. Il met en scène les deux versions, joue dans la première, tandis que l’acteur luxembourgeois Marc Baum, dans sa langue native, lui succède en lieu et place. Ce théâtre bilingue a pour figure tutélaire l’auteur dramatique Heiner Müller (1929-1995). Jean Jourdheuil, ami et traducteur, l’a ainsi défini : « Placé à la charnière des deux Allemagnes, il inquiète l’une et séduit l’autre ; il finit par s’imposer des deux côtés… » Bloch prononce, en conférencier, l’éloge de Müller, au cours du récit de ses rencontres avec lui, à quatre moments de sa vie. S’il avait eu à se choisir un père, il l’aurait adopté. Il en avait déjà un, juif, qu’il révérait, qui dut quitter l’Allemagne en 1934, sans quoi Bloch ne serait pas né.

C’est l’argument vigoureux d’un texte écrit d’une main ferme, qui met en jeu le tragique historique au cœur de la sphère intime. Au fil du discours personnel, les deux acteurs, tour à tour, ont à interpréter des extraits de Müller : Hamlet-machine, la femme à la tête dans la cuisinière à gaz, le sommeil simulé de l’enfant Müller, quand les nazis arrêtent son père… Mêlant sa vie à l’écriture de Müller dans un geste de reconnaissance éperdue, Bloch fait œuvre pie en nous remettant en tête la grandeur du poète et prophète, citoyen de la RDA, qui dit à ses concitoyens, en 1990, que le nouveau mur qu’ils allaient rencontrer était celui de l’argent. Signe des temps, on ne joue plus Müller, jadis partout représenté.

H M, titre abrégé inscrit en néon au fronton, est mis en scène à la hauteur de son dessein dialectique, dans une scénographie à l’élégance ingénieuse (Raffaëlle Bloch) qui restitue notamment, côté cour, l’intérieur du bureau de Müller avec ses machines à écrire. Les acteurs se meuvent sur un tapis rouge en croix qui mène à un distributeur de Coca-Cola trônant en majesté. À jardin, la pianiste Chiahu Lee, de dos, martèle une composition fortement percussive de Pascal Schumacher. Loin des mièvreries sociétales à la mode, ce spectacle d’une grande intelligence philosophique est si peu vu en France. Rien ne va plus. Jean-Pierre Léonardini, photos Bohumil Kostohryz.

Les pères ont toujours raison/Die väter haben immer Recht, Bernard Bloch : Les 25 et 26/03 à 20h, le 27/03 à 19h. La filature, 20 allée Nathan Katz, 68100 Mulhouse (Tél. : 03.89.36.2828). Textes traduits par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger.

Poster un commentaire

Classé dans La chronique de Léo, Littérature, Rideau rouge

Laisser un commentaire