Au regard du génocide perpétré en territoires palestiniens par le gouvernement d’extrême-droite dirigé par Benyamin Netanyahou, avec l’appui de l’Amérique de Trump et d’autres états réactionnaires, Chantiers de culture remet en ligne l’article consacré à l’Antigone de Sophocle, créée par le Théâtre National Palestinien et mise en scène par le regretté Adel Hakim (Prix de la Critique 2017 du meilleur spectacle étranger).
Comme élément de compréhension d’un conflit qui perdure d’une génération l’autre, pour décrypter la tragédie d’un peuple asservi depuis des décennies en une prison à ciel ouvert.
Sans oublier la grande exposition Trésors sauvés de Gaza, 5000 ans d’histoire organisée à l’Institut du monde arabe (voir en pied d’article), jusqu’en novembre 2025. Yonnel Liégeois
À la Manufacture des Œillets, son nouvel et superbe écrin inauguré en décembre 2016, le Théâtre des Quartiers d’Ivry accueille le Théâtre National Palestinien. Pour la reprise exceptionnelle d’Antigone, la pièce de Sophocle magistralement mise en scène par Adel Hakim, et la création de Des roses et du jasmin. De la Grèce antique à la Palestine contemporaine, une tragédie de la terre qui perdure à travers les siècles.
Invité à Jérusalem en mai 2011 lors de la création d’Antigone mise en scène par Adel Hakim, le codirecteur du Théâtre des Quartiers d’Ivry, Jean-Pierre Han est catégorique. Selon le rédacteur en chef des Lettres françaises, l’emblématique magazine littéraire longtemps dirigé par Aragon, entre la crise qui secoue la Thèbes de Sophocle quatre siècles avant Jésus-Christ et le conflit latent qui perdure à Jérusalem depuis des décennies, l’évidence s’impose. « Le choix de la pièce de Sophocle, Antigone, est d’une extrême justesse par rapport à la situation palestinienne sans qu’il ait été besoin de la « contraindre » de quelque manière que ce soit, de lui faire dire autre chose que ce qu’elle dit », écrit-il à son retour de l’avant-première.
Ivry, Studio Casanova en cette veille de printemps 2012. En fond de scène, un superbe mur gris-blanc où s’inscrivent au fil du spectacle diverses répliques de la pièce ou quelques extraits du poème Sur cette terre de Mahmoud Darwich en langues française et arabe… Au premier plan, frêle et fragile dans sa robe immaculée, pourtant forte et déterminée en son esprit, l’éblouissante et lumineuse Shaden Sali, l’Antigone de Sophocle et fille de Palestine qui crie son désespoir et sa révolte, sa volonté de passer outre au décret du roi Créon : non, elle n’acceptera jamais que le corps de son frère soit livré à l’appétit des chiens et des corbeaux, oui elle bravera l’autorité et le pouvoir pour lui offrir une digne sépulture. En terre, sur sa terre, au péril de sa propre vie puisque la mort est promise à qui enfreindra la loi ! Polynice aux temps anciens, Yasser Arafat hier et Mahmoud Darwich quelques années plus tard, entre la pièce de théâtre et la réalité historique les frontières s’estompent étrangement : devant le refus obstiné du gouvernement israélien, ni le leader palestinien ni le poète n’auront droit au repos éternel à Jérusalem, la ville trois fois sainte. « La sépulture, la terre natale, Arafat et Darwich : impossible de s’y tromper, nous sommes encore et toujours dans Antigone telle que l’a imaginée Sophocle il y a quelques siècles », constate Jean-Pierre Han.
Native de Jérusalem, Shaden Sali a suivi une formation de secrétaire médicale avant de devenir comédienne. Un choix de carrière pas évident pour la jeune femme, qui dut l’imposer aux yeux même de sa famille… Aujourd’hui reconnue par les siens, elle s’identifie totalement à son personnage qu’elle interprète avec force conviction et talent. « Antigone n’est pas une femme du passé. À quelques siècles de distance, elle subit et vit les mêmes choses que nous aujourd’hui : l’injustice et les souffrances au quotidien qu’endure le peuple palestinien ». À l’écouter, le doute n’est point de mise, Antigone est fille de Palestine, c’est toute la douleur du peuple palestinien que Shaden Sali entend faire résonner sur les planches !
« La pièce de Sophocle ne raconte pas une histoire du passé, elle est porteuse au final de tout ce qui se passe aujourd’hui en Palestine : le retour à la terre, le respect des valeurs humaines, la volonté de se battre pour la dignité et la reconnaissance de ses droits. Je suis persuadée que le peuple palestinien peut facilement s’identifier à cette héroïne des temps antiques parce qu’elle est porteuse de très hautes valeurs, parce qu’elle n’hésite pas à s’opposer au pouvoir en place. C’est une battante, une combattante qui n’accepte pas la soumission et l’humiliation. Son message essentiel ? La défense d’un idéal, la force de convictions peuvent conduire chacun à préférer la mort à la vie. Pour ma part, j’ai choisi la vie, et le théâtre, pour faire entendre ce à quoi je crois ».
« Dans la tragédie grecque, on va à l’essentiel, il y a une compréhension exceptionnelle de ce qu’est l’humain : les droits de l’homme sont supérieurs à ceux de l’État », souligne pour sa part Adel Hakim, le metteur en scène et codirecteur du Théâtre des Quartiers d’Ivry, « n’oublions jamais aussi que cette terre est le berceau de la civilisation occidentale ». Fort d’un long compagnonnage avec le Théâtre National Palestinien, invité déjà à Ivry en 2009, il explique avec clarté et lucidité les raison son choix, lève d’emblée d’éventuelles ambigüités. « Même si elle parle de l’injustice et du droit à la terre, la pièce de Sophocle n’offre pas au spectateur des clefs de lecture du conflit israélo-palestinien, elle est de portée universelle, Créon n’est pas un vilain israélien qui condamne à la mort une vilaine terroriste ! Dans Antigone, nous avons affaire à un conflit de famille qui tourne mal, à une guerre fratricide ». Qui, cependant, n’est pas sans rapport, aux dires de l’homme de théâtre, avec cette guerre fratricide que se livrent deux peuples depuis des décennies…
Autre atout, selon Adel Hakim, dans le choix d’un tel répertoire : la qualité d’interprétation des comédiens palestiniens ! « Avec eux, ce fut une rencontre extraordinaire, ils ont une manière très profonde d’incarner la tragédie, ils en ont un sens inné. Ils la vivent de manière très intime, elle est leur quotidien, ils savent ce que ça veut dire sur scène comme au jour le jour », reconnaît-il avec autant d’enthousiasme que de respect. « En vivant plus de deux mois avec eux à Jérusalem pour les répétitions, j’ai expérimenté toutes les difficultés qu’ils éprouvent au quotidien. Simplement pour se rendre au théâtre et y arriver à l’heure : une galère journalière pour chacun, en raison des barrages et des contrôles inopinés. Avec régulièrement l’interdiction de poursuivre son chemin, une décision relevant souvent de l’arbitraire, sans raison apparente ni clairement justifiée, juste parce qu’un policier ou un membre d’une milice autorise ou interdit le passage selon son bon vouloir ».
L’injustice au quotidien, elle se donne à voir et à entendre désormais sur le plateau d’un théâtre, la Manufacture des Œillets : tragique, lumineuse, émouvante dans les yeux d’Antigone ! Son cri de douleur est celui de tous les peuples humiliés, son acte de résistance rejoint celui de tous les « indignés » de la planète, son appel à la vie et au respect celui de tous les hommes et femmes opprimés et sans droit à la parole, à la terre, à un avenir. Un spectacle d’une rare intensité dramatique, où la beauté du décor se conjugue avec éclat à celle de la musique et de la langue arabe, où poésie et lyrisme conduisent le spectateur sur des rives insoupçonnées. Au-delà même des berges de Méditerranée, plus loin que les plantations d’oliviers ou d’orangers, sur ces terres profondes de l’intime humanité enfouie en chacun. Yonnel Liégeois
Pourquoi une Antigone palestinienne ? « Parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale (…). Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître (…). La pièce de Sophocle est un chant d’amour et d’espoir, une symphonie des sentiments, un météore précieux et brillant incrusté dans le noir du ciel et qui semble vouloir repousser l’ombre même de la mort, en attisant notre goût pour la lutte et pour la vie.
Dans le spectacle, on entend la voix de Mahmoud Darwich, une voix qui a été associée, les dernières années de sa vie, aux musiques du Trio Joubran. Leur musique, la voix du poète, les artistes palestiniens, tout est au service de la pièce de Sophocle, si lointaine avec ses 2500 ans d’existence et si proche de par sa vérité humaine ». Adel Hakim, metteur en scène.
Des roses et du jasmin
« Voilà c’est fini. Retour sur Paris ce soir. Mission accomplie. Nous avons débarqué à Jérusalem, Adel Hakim et moi, pour lancer la création du spectacle, Des Roses et du Jasmin, au théâtre Hakawati. Un pari dingue, le Théâtre National Palestinien était presque à l’abandon. Pas un sou, pas un spectacle depuis des années. Comme le dit son directeur, Amer Khalil, « je n’ai pas de quoi vous offrir une bouteille d’eau ». On a créé une troupe, en appelant à gauche et à droite. Trois mois de boulot, de controverses. De passions et de désespoir aussi. Comment construire un cadre de travail pour des comédiens qui ne savent plus ce qu’est un travail de troupe depuis des années ? Hier la salle, pour la troisième fois, était bondée. Beaucoup de jeunes, beaucoup de gens venus de l’Ouest… Jérusalem reste tout de même une ville coupée en deux, à l’ouest les juifs et à l’est les arabes, pour faire vite.
La pièce d’Adel déroule avec un souffle épique, sur trois heures, les destins fracassés par l’amour et par la haine de familles juives et palestiniennes mélangées. On voit défiler l’histoire, 44, puis 48, la création de l’État d’Israël, la Nakba et l’exil des Palestiniens, la guerre de 67 et l’annexion des territoires jusqu’à la première Intifada. Sur scène, les comédiens se donnent à fond, remarquables : Shaden, Amira, Lama, Faten, Hussam, Kamel, Daoud, Samy et Alaa. Au bout de trois heures, on sort sonnés, la salle est debout ». Mohamed Kacimi, dramaturge, extraits de son journal de création.
Le TNP, un théâtre atypique
Implanté à Jérusalem Est, le Théâtre National Palestinien s’appelait à sa fondation, en 1984, le Théâtre Al Hakawati (« Le conteur »), du nom de la célèbre compagnie qui l’animait. Comme il est interdit à l’Autorité Palestinienne de subventionner des institutions implantées à Jérusalem, le théâtre ne reçoit donc aucun subside de sa part. Et pas plus du gouvernement israélien puisque le TNP se refuse à présenter tout dossier de subvention afin de préserver sa liberté de programmation… D’où une situation complexe : il ne vit que grâce aux aides internationales, au soutien de diverses ONG ou de partenariats comme celui engagé avec Ivry. Ainsi, lors de sa création en 2011, grâce au soutien du Consulat général de France à Jérusalem, Antigone a pu être jouée à Ramallah, Jénine, Naplouse, Bethléem et même à Haïfa en Israël. En dépit des difficultés et de sa situation d’enfermement, le TNP n’en poursuit pas moins sa mission : amener le théâtre à des publics qui n’ont pas la possibilité de se déplacer, rapprocher la communauté palestinienne des différentes formes d’art.
Gaza à l’IMA
Jusqu’au 02/11/25, l’Institut du monde arabe expose les Trésors sauvés de Gaza, 5000 ans d’histoire. Depuis 2007, le Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) est devenu le musée-refuge d’une collection archéologique de près de 529 œuvres appartenant à l’Autorité nationale palestinienne et qui n’ont jamais pu retourner à Gaza : amphores, statuettes, stèles funéraires, lampes à huile, mosaïque…, datant de l’âge du bronze à l’époque ottomane, forment un ensemble devenu une référence au vu des destructions récentes.
Depuis le début de la guerre Israël-Hamas en octobre 2023, en se basant sur des images satellitaires, l’Unesco observe des dommages sur 69 sites culturels gazaouis : dix sites religieux (dont l’église grecque orthodoxe de Saint-Porphyre, détruite le 19 octobre 2024), quarante-trois bâtiments d’intérêt historique et/ou artistique, sept sites archéologiques, six monuments, deux dépôts de biens culturels mobiliers et un musée.
Avec l’aide du MAH et de l’Autorité nationale palestinienne, l’IMA propose une sélection de 130 chefs-d’œuvre de cet ensemble issu des fouilles franco-palestiniennes commencées en 1995, dont la spectaculaire mosaïque d’Abu Baraqeh, et de la collection privée de Jawdat Khoudery offerte à l’Autorité nationale palestinienne et présentée pour la première fois en France. Le témoignage d’un pan de l’histoire inconnu du grand public : celui du prestigieux passé de l’enclave palestinienne, reflet d’une histoire ininterrompue depuis l’âge du bronze. Oasis vantée pour sa gloire et sa douceur de vie, convoitée pour sa position stratégique dans les enjeux égypto-perses, terre de cocagne des caravaniers, port des richesses de l’Orient, de l’Arabie, de l’Afrique et de la Méditerranée, Gaza recèle quantité de sites archéologiques de toutes les époques aujourd’hui en péril. La densité de son histoire est un trésor inestimable.
Trésors sauvés de Gaza, 5000 ans d’histoire : jusqu’au 02/11/25, du mardi au vendredi de 10h à 18h, les week-ends et jours fériés de 10h à 19h. L’institut du monde arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed V, 75005 Paris (Tél. : 01.40.51.38.38).
EN SAVOIR PLUS :
– Histoire de Gaza, par Jean-Pierre Filiu (éditions Fayard).
– Gaza, au carrefour de l’histoire, par Gerald Butt (traduction Christophe Oberlin, éditions Encre d’Orient).
– Jours tranquilles en Palestine, par Gilles Kraemer, Mohamed Kacimi, Karim Lebhour (préface Dominique Vidal, éditions Riveneuve).
– Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949), par Dominique Vidal (Éditions de l’Atelier).
– Palestine, Israël : un État, deux États ?, sous la direction de Dominique Vidal (éditions Actes Sud).
– Un autre Israël est possible, vingt porteurs d’alternatives, de Dominique Vidal et Michel Warschawski (Éditions de l’Atelier).
– Comment la terre d’Israël fut inventée, de la Terre sainte à la Mère patrie, de Shlomo Sand (éditions Flammarion).
– La maison au citronnier, de Sandy Tolan (éditions J’ai lu).
Chronologie
1947 : Résolution 181 de l’ONU qui partage la Palestine en deux États
1949 : Près d’un million d’arabes palestiniens sont chassés de leur terres
1964 : Création de l’O.L.P., l’Organisation de libération de la Palestine
1967 : Résolution 242 de l’ONU sur le retrait des territoires occupés
1982 : Massacres dans les camps palestiniens de Chabra et Chatila
1993 : Signature des Accords d’Oslo entre Shimon Pérès et Yasser Arafat
1995 : Assassinat d’Yitzhak Rabin par un extrémiste opposé aux accords
1996 : Patron du Likoud, Benjamin Netanyahou chef du gouvernement
2004 : Décès d’Arafat, Mahmoud Habas président de l’Autorité Palestinienne
2012 : L’ONU reconnaît la Palestine comme État observateur non membre
2023 : Attaque terroriste du Hamas, 1200 morts et 5431 blessés israéliens
2025 : En date de fin mars, 51000 morts et 114000 blessés palestiniens












