Peter Watkins, le cinéaste de la Commune

Résidant en Creuse (23) depuis deux décennies, le réalisateur britannique Peter Watkins est décédé le 31/10. Auteur d’un cinéma engagé et pacifiste mêlant fiction et documentaire, dont La Commune en 2000, le cinéaste avait reçu un Oscar en 1967 pour La bombe. Disponible sur les réseaux sociaux, un article d’Abbas Fahdel.

Peter Watkins est mort, et avec lui s’éteint l’une des dernières consciences du cinéma occidental. Non pas un réalisateur parmi d’autres, mais un réfractaire. Un insurgé de l’image. Un homme qui aura passé toute sa vie à refuser la domestication du réel par les appareils du pouvoir, qu’ils soient médiatiques, politiques ou esthétiques. Né en 1935, il aura bâti une œuvre à contre-courant de tout ce que le cinéma institutionnel a produit. Dès The War Game (1965), son faux documentaire sur les effets d’une attaque nucléaire en Grande-Bretagne, il s’attaque à la première des hypocrisies modernes : celle des images “objectives”. En mêlant la forme documentaire à la fiction, Watkins invente une écriture nouvelle — une “reconstruction critique” — qui met à nu la manière dont les médias façonnent la perception du monde. Le film, jugé trop subversif par la BBC, sera interdit de diffusion pendant vingt ans. Ce bannissement préfigure tout le destin de Watkins : l’exil, le refus, la marginalisation.

Avant The War Game, Watkins avait déjà expérimenté cette hybridation radicale dans Culloden (1964), reconstitution de la dernière bataille livrée sur le sol britannique, en 1746, entre les troupes jacobites écossaises et l’armée anglaise. Filmée comme un reportage de guerre contemporain, avec interviews fictives et caméra à l’épaule, cette œuvre pionnière dénonce la barbarie du pouvoir impérial et la manipulation de l’histoire nationale. En transposant le langage télévisuel au XVIIIᵉ siècle, Watkins y démontre déjà la continuité entre les violences d’hier et celles d’aujourd’hui, entre la colonisation et la communication. C’est justement dans cette mise à l’écart que s’affirme son génie. Punishment Park (1971) transpose la répression du mouvement anti-guerre américain dans un désert californien devenu camp d’entraînement de la violence d’État. Watkins y déploie un dispositif implacable : les protagonistes, militants ou policiers, s’affrontent sous l’œil d’une fausse équipe de télévision — métaphore glaçante du spectacle contemporain, où tout devient image, même la souffrance. La caméra n’est plus l’instrument d’un récit : elle est le lieu même du conflit.

Cette mise en cause du médium, Watkins l’étend à toute l’histoire moderne. La Commune (Paris, 1871), tourné en 2000, est peut-être son œuvre la plus radicale. Avec des centaines de participants non-professionnels, il ressuscite l’expérience de la Commune, tout en la confrontant aux codes médiatiques du direct et du reportage. Le résultat est un film fleuve, d’une liberté presque insoutenable : un cinéma collectif, participatif, politique au sens le plus noble — non pas celui du pouvoir, mais celui du partage de la parole. Watkins refuse la séparation entre le spectateur et le sujet, entre la fiction et le réel, entre le passé et le présent. Tout est ici processus, débat, mémoire active. Entre Punishment Park et La Commune, une œuvre charnière condense la profondeur de sa démarche : Edvard Munch (1974). Watkins y explore la vie du peintre norvégien à travers un dispositif de fausse archive et de témoignages anachroniques, où les acteurs s’adressent directement à la caméra. Plus qu’un biopic, c’est une méditation sur la création, la douleur et l’aliénation de l’artiste dans une société bourgeoise qui transforme la sensibilité en marchandise. Edvard Munch devient ainsi le portrait de Watkins lui-même : un créateur en guerre contre les institutions culturelles, cherchant dans l’art un espace de résistance au conformisme des images.

Ce qui rend son œuvre unique, ce n’est pas seulement son courage politique, mais sa lucidité théorique. Watkins n’a cessé de dénoncer ce qu’il appelait le “Monoform”, cette grammaire audiovisuelle standardisée imposée par le cinéma et la télévision dominants : rythme rapide, montage autoritaire, narration fermée, émotion programmée. Contre cette forme totalitaire de l’image, il proposait un cinéma de la lenteur, de la contradiction, du dialogue — un cinéma où les spectateurs sont invités à penser, à discuter, à contester. Watkins fut ainsi l’un des rares cinéastes à faire du cinéma un espace démocratique réel, et non un simple reflet de la démocratie proclamée. En cela, il se rapproche de Brecht, de Godard, de Marker — mais avec une rigueur presque monastique, un refus absolu du compromis. Il a vécu en exil, loin des circuits commerciaux, tournant avec des moyens dérisoires, mais avec une fidélité rare à une idée : celle que l’image peut encore libérer, à condition qu’elle cesse de séduire.

Dans un monde saturé de flux, de contenus et de simulacres, Peter Watkins restera une balise : celle d’un cinéma qui ne cherche pas à “représenter” le réel, mais à le rendre à la parole, à le rendre au peuple. Ignorée ou censurée par les institutions, son œuvre continuera de hanter tous ceux qui refusent l’endormissement des consciences. Watkins n’a pas seulement filmé l’histoire, il a filmé la lutte contre la façon dont on nous empêche de la penser. Abbas Fahdel, cinéaste franco-irakien

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Classé dans Cinéma, Pages d'histoire

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