Au théâtre de l’Arlequin à Morsang-sur-orge (91), Guy-Pierre Couleau propose Rossignol à la langue pourrie. Un « seule en scène » d’Agathe Quelquejay, belle et persuasive lorsqu’elle s’empare des textes de Jehan Rictus. Le poète des pauvres dans la langue des miséreux, d’une étonnante modernité.

Elle s’avance dans la pénombre, seules quelques bougies éclairent la scène. Claudiquant nu-pieds, désarticulée, comme égarée sous le poids de la misère et des gifles que lui assène sa mère… Les mots sont pâteux, goûteux en ce parler populaire des années 1900, une poésie rebelle dont s’empare Agathe Quelquejay avec gourmandise, bouleversante de naturel et de sincérité. Un spectacle incisif et persuasif, qui ne dure que le tour du cadran, mais quelle prestation : flamboyante dans sa simplicité, foudroyante dans sa vérité ! De la gamine maltraitée à la mère qui geint sur la tombe de son gamin guillotiné, nous est offerte la déclamation de cinq poèmes extraits du Cœur populaire, le second recueil de Rictus.

Gabriel Randon, sous le pseudonyme de Jehan Rictus, avait déjà publié en 1897 Les soliloques du pauvre, la dérive d’un sans-logis dans Paris. Ayant déserté le domicile familial à sa prime jeunesse, expérimenté la vie de vagabond, l’homme sait de quoi il parle, il ne joue pas au « borgeois » qui causerait sur les sans-le-sou. Il s’affiche naturellement comme le poète des miséreux, s’exprimant dans la langue du peuple, l’argot des fortifs et des faubourgs, scandant plaintes et sanglots sur les planches des cabarets montmartrois… C’est fort et puissant, sans fioritures ni détours, d’un réalisme poétique à mouiller les yeux, écarteler cœur et poumons ! S’accaparant ce Rossignol à la langue pourrie, récits d’amour et de misère en langue populaire, créé à l’Essaïon-Théâtre de Paris puis repris au festival d’Avignon 2025, Agathe Quelquejay ne force jamais le trait.

D’un poème l’autre, dans une économie de gestes superbement éclairés, la magie opère. Slameuse ou rappeuse des temps présents, la comédienne s’improvise Cour des miracles : petite fille gémissante ou consolante, gamine en quête d’amour, jeune prostituée en mal de rédemption ou mère éplorée… Le « petit peuple » mis en partition par Guy-Pierre Couleau, les multiples facettes d’un monde où c’est d’abord l’enfant qui trinque, égaré dans le monde des adultes, victime en première ligne de la pauvreté et de l’oisiveté ! Lumière braquée sur tous ces gens de peu aujourd’hui miséreux, égarés ou paumés, que tout le monde voit mais que personne ne regarde. D’une sidérante modernité, un envoûtant spectacle pour qu’émerge un rayon de soleil sous un ciel de poussière. Yonnel Liégeois
Rossignol à la langue pourrie, mise en scène de Guy-Pierre Couleau avec Agathe Quelquejay : le 09/11 au théâtre de L’Arlequin, 35 rue Jean-Raynal, 91 390 Morsang-sur-Orge (Tél. : 01.69.25.49.15). Le 14/11 à 20h30 aux Atypiques d’Ales, Salle Biosphera, 18 rue Vincent Faïta, 30480 Cendras (Tél. : 04.66.07.39). Les 21 et 22/11 à La station théâtre, 1 Rue de Rennes, 35520 La Mézière (Tél. : 02.99.69.28.09).

Farandole des pauv’s P’tits fanfans morts
Nous, on est les pauv’s tits fan-fans,
les p’tits flaupés, les p’tits foutus
à qui qu’on flanqu’ sur le tutu
les ceuss’ qu’on cuit, les ceuss’ qu’on bat,
les p’tits bibis, les p’tits bonshommes,
qu’a pas d’bécots ni d’suc’s de pomme,
mais qu’a l’jus d’triqu’ pour sirop d’gomme
et qui pass’nt de beigne à tabac.
Les p’tits vannés, les p’tits vaneaux
qui flageol’nt su’ leurs tit’s échâsses
et d’ qui on jambonn’ dur les châsses :
les p’tits salauds, les p’tit’s vermines,
les p’tits sans-cœur, les p’tits sans-Dieu,
les chie-d’-partout, les pisse-au-pieu
qu’il faut ben que l’on esstermine.
Nous, on n’est pas des p’tits fifis,
des p’tits choyés, des p’tits bouffis
qui n’ font pipi qu’ dans d’ la dentelle,
dans d’ la soye ou dans du velours
et sur qui veill’nt deux sentinelles :
Maam’ la Mort et M’sieu l’Amour.
Jehan Rictus, Le cœur populaire
« Lire Jehan Rictus, comme lire Villon, Couté ou les slameurs d’aujourd’hui, c’est affirmer que c’est le poète qui fait la poésie, et non la langue qu’il emploie ».
« Tant qu’il y aura des pauvres, il faudra toujours lire la poésie de Rictus à haute voix pour bien les comprendre, car c’est une poésie qui doit s’entendre et se scander ».
« Tant qu’il y aura des pauvres, il faudra dénoncer la misère avec les mots de ceux qui la subissent ».
Cécile Vargaftig, scénariste et auteure





