Montreuil, la jeunesse à livre ouvert

Jusqu’au 1er décembre, se tient à Montreuil (93) la 41e édition du Salon du livre et de la presse jeunesse qui ouvre ses portes sous le signe de l’empathie et de « L’art de l’autre ». Rencontre avec Alain Serres, auteur et fondateur des éditions Rue du monde.

En 2026, Rue du monde fêtera ses 30 printemps. Maison consacrée à la littérature jeunesse, elle publie inlassablement, malgré les zones de turbulence qu’une maison d’édition indépendante rencontre, des albums illustrés, des récits historiques, des livres scientifiques, de la poésie, des contes, des romans… Avec 650 titres à son actif, elle n’hésite pas à faire appel à des auteurs et autrices, des illustrateurs et illustratrices du monde entier. Certains livres sont devenus des classiques, des incontournables de la littérature jeunesse.

Marie-José Sirach – « Les oiseaux ont des ailes, les enfants ont des livres ! », peut-on lire sur la page d’accueil de votre site. Une phrase qui résume votre projet éditorial ?

Alain Serres – La formule magique nous accompagne depuis que nous sommes sortis de l’œuf, en 1996. Le défi était de bâtir une maison indépendante autour de l’enfant considéré comme être social, acteur et rêveur. Faire des livres nourris de chacun des droits des enfants, dont celui de tout découvrir, l’art et les sciences, le monde naturel et l’histoire… plus l’imagination et la pensée critique, ces vitamines que l’école néglige tant dans ses programmes. Je suis convaincu que, dans la tourmente déstabilisante de ce siècle, le compagnonnage des livres et des enfants est la chance de leur liberté, tout autant que la nôtre. Alors on s’applique encore…

M-J.S. – Dès le départ, vous avez mis en place un réseau qui passe par les bibliothèques et les librairies, les enseignants et les éducateurs. Pourquoi ce choix ?

A.S. – J’aime déjà l’idée que les enfants se tissent des petits réseaux de livres qui résonneront longtemps en eux, loin des pièges de ces autres réseaux prétendument sociaux. Je n’ai jamais perdu de vue l’« Apoutsiak » de Paul-Émile Victor, de mes 5 ans : le petit Inuit m’aide toujours à regarder les autres. Et, un peu en miroir, oui, les réseaux professionnels de l’enfance, de la culture et de l’éducation populaire ont été décisifs pour nous. On a pu commencer à dérouler notre rue de papier grâce à un millier d’écoles et de bibliothèques, qui ont préacheté les premiers livres, les rendant possibles. Ça coûte cher de faire des albums de belle facture. Et je voulais faire du beau.

M.-J.S. – Comment se porte cette chaîne du livre aujourd’hui ?

A.S. – Tant de bonheurs éditoriaux ! Des centaines de rencontres, de débats, de sourires. Mais, aujourd’hui, la situation est violente.… La chaîne du livre bat de l’aile. Quand on touche à la culture, aux services publics, forcément des chaînons se disloquent et les enfants trinquent. Même si, dans ces domaines, les plaies ne se voient pas immédiatement.

M.-J.S. – Comment le vivez-vous au quotidien ?

A.S. – Il faut éliminer, s’empêcher de réimprimer, lutter pour surnager… Dans les familles, il y a beaucoup moins de moyens pour acheter des livres, il y a tellement plus urgent. Les ventes globales en librairies se tassent donc, mais les chiffres dissimulent une autre réalité. Les piles de titres très séducteurs invisibilisent de plus en plus de livres audacieux. Désormais certains livres naissent mort-nés. Et ce sont peut-être les meilleurs ! Les écoles et les bibliothèques manquent aussi dramatiquement de moyens, de formation, de perspectives… Pourvu que les bonnes librairies tiennent le choc, que les auteurs survivent, que les professionnels de l’enfance, dès la crèche et la maternelle, ne désespèrent pas !

M.-J.S. – Des maisons comme la vôtre ont-elles la force de résister ?

A.S. – Nous sommes nombreux à ne tenir qu’à un fil. Comment accepter que l’on ne touche pas aux trésors accumulés des grandes fortunes et qu’on pioche dans les menus trésors culturels que les enfants ont en poche, le passe culture, par exemple ? Comment tolérer que des bulles opaques comme les holdings puissent légalement détourner les richesses produites par nos intelligences vers des placements financiers stériles ? Et, oui, Rue du monde est en danger. Mais on sait que l’on peut compter sur beaucoup d’énergies, le public, mais aussi des syndicats, des associations, des personnalités. On va tout faire pour tenir alors que débute l’année de nos 30 ans !

M.-J.S. – Vous êtes partenaire du Secours populaire. Depuis 2003, 125 000 ouvrages ont été offerts aux enfants. Vous êtes aussi associé au Printemps des poètes. En quoi ces initiatives sont-elles constitutives de votre ligne éditoriale ?

A.S. – J’ai grandi dans une modeste famille de cheminots, mais il y avait toujours un billet pour le Secours populaire ou une petite ambulance à vendre pour aider le peuple vietnamien. Alors, aujourd’hui, Rue du monde tient naturellement sa place côté solidarité, et avec le Secours populaire qui a toujours inclus les droits culturels des enfants parmi leurs nourritures vitales. Quant à la poésie, elle est un point fort de notre maison. Avec, chaque année, trois ou quatre nouveautés, au printemps. Comment les enfants pourraient-ils espérer vivre libres et heureux sans apprendre à ouvrir cette porte en eux ?

M.-J.S. – Vous publiez des livres devenus des classiques, des signatures incontournables comme Daeninckx, Siméon, Pef, Place, Zaü, et de nombreux auteurs venus d’Argentine, du Japon… C’est un signe d’hospitalité offerte au monde ?

A.S. – Notre Rue veut être celle des rencontres heureuses. On dit aux jeunes, et à leurs familles, voilà ce qui se crée là-bas en Finlande, en Iran… Ça te ressemble et tu ne t’en doutais pas. On a même un livre-CD qui fait découvrir 20 langues. Si Trump l’avait lu, gamin, peut-être que ça l’aurait sauvé !

M.-J.S. – Le Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil est un rendez-vous incontournable pour le public mais aussi les professionnels. En quoi est-il un marqueur de l’édition jeunesse ?

A.S. – C’est la plus grande manifestation publique en Europe autour du livre jeunesse, pour tous les dévoreurs de bouquins, mais aussi pour ceux qui ne savent pas encore qu’ils vont le devenir. C’est festif, revigorant. On y parlera aussi beaucoup de ce qui nous tire vers le bas, cette année. Au-delà de nos grandes signatures, nous recevons Gee-eun Lee, venue de Corée, et le duo Romanyshyn-Lesiv, de Lviv, en Ukraine, pour la sortie de leur documentaire événement « Tout le monde se parle ! », qui raconte en images l’aventure de la communication chez les humains et les espèces vivantes.

M.-J.S. – Si vous aviez trois livres à conseiller ?

A.S. – Sûrement Loup noir, loup blancla haine et la bienveillance qui s’opposent dans le monde et parfois en nous. Les images d’Aurélia Fronty nous transportent aux sources cherokees de ce conte. C’est puissant, et important d’en parler ensemble. Peut-être aussi ces Fables pour le pays de Demain !, toutes écrites au futur et réalisées pour les 80 ans du Secours populaire, avec le peintre Laurent Corvaisier. À apporter à l’école… pour rafraîchir La Fontaine ! Et, pour les plus petits, la Cité des lettres, un album signé par deux jeunes architectes suédois qui transforment chaque lettre de l’alphabet en une maison ouverte aux mille découvertes. Un bel ouvrage qui donne envie d’apprendre à lire et à créer, à son tour. Là encore, c’est aussi la force de la littérature jeunesse. Propos recueillis par Marie-José Sirach

41ème Salon du livre et de la presse jeunesse, 400 éditeurs – 2000 auteurs et illustrateurs, du 26/11 au 01/12 (entrée libre, avec présentation obligatoire d’un billet) : Paris Montreuil expo, 128 rue de Paris, 93100 Montreuil. Les éditions Rue du Monde, 5 rue de Port Royal, 78960 Voisins-Le-Bretonneux (Tél. : 01.30.48.08.38).

Une quadruple sélection

– Mais qui est donc Naruhito Tanaka ? Autrefois ancien samouraï, désormais arboriculteur bonsaïka, sa reconversion est le fruit d’une prise de conscience : trop de morts sur les champs de bataille. L’ancien guerrier devient jardinier pacifiste, sculpte désormais les bonzaïs à l’aide de son katana. Sa réputation parvient aux oreilles de l’empereur… À partir de photographies d’intérieurs miniatures, Thierry Dedieu reconstitue chaque scène avec un soin précieux et sculpte personnages et objets, en pâte à modeler. Un album photo très zen.

Naruhito Tanaka, de Thierry Dedieu. Seuil jeunesse, 14€. À partir de 4 ans.

– Un livre poème dédié à « tous les enfants rêveurs et aux bénévoles du Secours populaire ». Trente petites fables écrites au futur et à lire au présent, un pied de nez salutaire et joyeux à tous les racistes et obscurantistes. Quand l’amitié, la fraternité et la solidarité l’emportent sur la bêtise, la violence et la peur… Les mots d’Alain Serres font mouche et les dessins, vifs et colorés, de Laurent Corvaisier participent de cet enchantement. Un album à lire en famille.

Fables pour le pays de demain, Alain Serres-Laurent Corvaisier. Rue du monde, 16€. À partir de 6 ans.

– Le troll hante les forêts et attaque les promeneurs solitaires ; le phooka est un gnome qui dévore les enfants mais épargne les nains et les elfes ; le korrigan est un lutin qui vit dans les dolmens et danse jusqu’au bout de la nuit ; le farfadet, un esprit malin qui adore faire des blagues ; le dyona se transforme en monstre et dévore les hommes, mais le djinn, lui, peut vous rendre heureux… Depuis la nuit des temps, ces créatures hantent les légendes. Imaginés et dessinés par Nadja, ces monstres constituent un bestiaire passionnant et même amusant. À lire pour conjurer toutes les peurs.

Le Livre des créatures, de Nadja. Actes Sud jeunesse, 25€. À partir de 6 ans.

– Dans la ville grise, un rayon de soleil : le bus jaune, celui qui transporte les enfants à l’école, emmène les anciens se balader à la campagne. Un jour, on le remise à l’écart de la ville ; plus tard, on le laisse encore plus loin, aux pieds des montagnes. Cette histoire réserve de belles surprises. Jamais le bus jaune n’est abandonné à son sort, il va servir d’aire de jeu pour les gamins, de refuge aux sans-abri, aux animaux… Les dessins au crayon, réalisés à partir de maquettes minutieuses, évoquent tous les paysages de ce conte fantastique et fantaisiste, illuminés par le jaune vif du bus.

Le Bus jaune, de Loren Long. HongFei, 16,90€. À partir de 5 ans.

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