Les jeux d’échecs de Samuel Beckett

En cette fin d’année, la revue Europe consacre son numéro à Samuel Beckett. À l’évocation de son nom, ce sont les silhouettes de deux clochards dépenaillés qui viennent immédiatement à l’esprit. Pour la postérité, Beckett restera avant tout l’auteur d’En attendant Godot. L’une des plus grandes déflagrations de l’histoire du théâtre.

La revue Europe, qu’anime avec rigueur le poète Jean-Baptiste Para, consacre à Samuel Beckett un numéro des plus exaltants. Une pléiade de chercheurs, français et britanniques, passent au crible les tenants et aboutissants de la « grande œuvre solitaire » – ainsi que le dit Robin Wilkinson en introduction – de celui qui devint soudain célèbre au lendemain de la première, le 4 janvier 1953 au Théâtre de Babylone, de la pièce En attendant Godot mise en scène par Roger Blin. De son propre aveu, Beckett vint au théâtre pour s’éloigner de la « sauvage anarchie des romans ». Son premier (Murphy, 1938) fut publié à Londres après des poèmes, des nouvelles, des essais, notamment sur Proust et Joyce, dont il fut l’intime. Son installation à Paris fut le prélude à un prodigieux bilinguisme, avec des allers et retours d’un idiome à l’autre, sans oublier l’allemand, qu’il pratiquait aisément. Venant après les biographies de James Knowlson et Deirdre Bair, Europe apporte, sur l’Irlandais enragé d’écrire, des éclaircissements d’une importance capitale.

Rien n’est laissé sous silence (un mot-clé pour lui) de ses textes brefs, récits et « dramaticules » de plus en plus portés en scène, autant que ses pièces de la voie royale. Quant à son passage à la mise en scène de ses œuvres – on le sait extrêmement pointilleux – les analyses sont primordiales. Inventeur de rapports inédits du personnage à l’espace, au temps et à un langage ressassé, Beckett inaugure bel et bien « une esthétique du ratage et de la disparition programmée » (Thierry Robin). Le français de Beckett, tout à la fois savant et populaire, monté cut, elliptique, fondé sur « l’arbitraire du signe », ajoute un chapitre inouï à l’histoire de notre langue. En regard de la dépense langagière démiurgique de James Joyce (son Finnegans Wake mêle soixante langues), Beckett s’astreint à la plus stricte économie. Pour lui, à l’instar de l’architecte américain Mies van der Rohe, Moins c’est plus (less is more). Cela suffit, à ses personnages à bout de souffle qui rampent dans la boue, s’enlisent dans la terre ou mettent la tête hors de poubelles…

Né protestant, Samuel Beckett (1906-1989) a respiré la Bible : « Tu es poussière et tu retourneras poussière ». Au final de ce brillant numéro, à lire l’admirable texte de Denis Lavant, Beckett la merveille. Devenu, au fil des années, l’acteur idéal digne d’incarner ces figures en perdition, il en souligne l’humour fracassant comme l’exigence spécifique de la mise en corps qu’elles impliquent. Jean-Pierre Léonardini

Samuel Beckett, la revue Europe : novembre-décembre, n° 1159-1160, 362 p., 22€00.

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