Rue de l’Échiquier, Denis Lemasson publie Les Colonies intérieures. Un ouvrage qui met au jour l’histoire de la Seine-Saint-Denis (93) : de la France des années 1930 qui fliquait ses « indigènes », jusqu’aux exactions de l’extrême droite actuelle. Un roman noir haletant.

« Les fantômes qui nous hantent sont les histoires qui n’ont pas encore été racontées. » Dans ce triangle de la banlieue, dont Bobigny est l’épicentre, les fantômes surgissent sans crier gare, au pied de la cité Karl Marx, du côté de l’ancienne gare de triage marquée au fer rouge de la déportation, à l’ombre de l’Hôpital franco-musulman (aujourd’hui hôpital Avicenne) ou le long du canal troué de friches. L’histoire commence à l’aube des années 1930. Dans un de ces cafés porte de la Villette où les travailleurs immigrés se retrouvent le soir pour partager une mauvaise piquette avant de repartir dans leurs baraquements d’infortune, de l’autre côté des fortifications.
De Daeninckx à Izzo, en passant par Fajardie et Manchette
Les discussions politiques vont bon train et l’idée d’indépendance portée par Messali Hadj se répand comme une traînée de poudre. Les autorités françaises surveillent de près ces « agitateurs » et créent en 1925 le SSPINA (Service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains), chargé d’infiltrer la communauté algérienne. Très vite, naît l’idée d’un hôpital réservé aux « indigènes ». Inauguré en 1935, malgré l’opposition du maire communiste de Bobigny, l’Hôpital franco-musulman permettra d’exercer un flicage plus important de la population maghrébine.

Qui se souvient de cette histoire ? Ni Franck, agent de sécurité à Roissy-Charles-de-Gaulle, qui a grandi dans la cité Karl Marx, ni sa compagne, Zakia, infirmière à l’hôpital Avicenne. Ils viennent tout juste d’emménager dans leur petit pavillon de banlieue acheté à crédit, rue du 19-Mars 1962. Il n’y a pas de hasard et quand l’Histoire se rappelle à votre mémoire, mieux vaut essayer de ne pas prendre la tangente. On retrouve dans les Colonies intérieures tout le sel et la saveur des romans noirs des années 1980, de Daeninckx à Izzo en passant par Fajardie et Manchette. Dans ce récit mené comme une contre-enquête, Franck et Zakia se retrouvent au cœur d’une ville elle-même secouée par les soubresauts de l’Histoire. Pourquoi a-t-on tenté d’éliminer Franck ? Quels liens l’unissent à un certain Leroy, homme de l’ombre qui tire les ficelles des petites frappes de l’extrême droite locale ?

Franck et Zakia avancent en terre inconnue et tentent de recoller les morceaux d’un puzzle volontairement éclaté, de lever des secrets qui mettent à mal leur roman familial. Denis Lemasson dessine le portrait d’un territoire qui porte encore les stigmates d’une histoire parsemée de zones d’ombre. Loin des caricatures sur la banlieue, le récit résiste aux évidences, ne se contente pas de rester en surface mais va retourner ce coin de terre jusqu’à s’approcher au plus près de la vérité, d’un dénouement inattendu. On a affaire ici à une banlieue vivante, à des hommes et des femmes qui font face à l’adversité, qu’elle provienne des mafieux qui règnent sur le deal, de l’extrême droite qui rêve de prendre la ville « aux cocos » ou des promoteurs qui n’hésitent pas à mettre le feu aux campements de gitans…
Au fil des événements, Franck et Zakia avancent sans céder au chantage, aux menaces et à la peur. Ils sont les héritiers d’un passé douloureux qu’ils découvrent et transcendent pour écrire à leur tour l’histoire au présent de cette banlieue qui, comme ses habitants, mérite le respect. Marie-José Sirach
Les Colonies intérieures, de Denis Lemasson (Éditions Rue de l’Échiquier, 256 p., 21€).





