En cette fin d’année, la revue Europe consacre son numéro à Samuel Beckett. À l’évocation de son nom, ce sont les silhouettes de deux clochards dépenaillés qui viennent immédiatement à l’esprit. Pour la postérité, Beckett restera avant tout l’auteur d’En attendant Godot. L’une des plus grandes déflagrations de l’histoire du théâtre.
La revue Europe, qu’anime avec rigueur le poète Jean-Baptiste Para, consacre à Samuel Beckett unnuméro des plus exaltants. Une pléiade de chercheurs, français et britanniques, passent au crible les tenants et aboutissants de la « grande œuvre solitaire » – ainsi que le dit Robin Wilkinson en introduction – de celui qui devint soudain célèbre au lendemain de la première, le 4 janvier 1953 au Théâtre de Babylone, de la pièce En attendant Godot mise en scène par Roger Blin. De son propre aveu, Beckett vint au théâtre pour s’éloigner de la « sauvage anarchie des romans ». Son premier (Murphy, 1938) fut publié à Londres après des poèmes, des nouvelles, des essais, notamment sur Proust et Joyce, dont il fut l’intime. Son installation à Paris fut le prélude à un prodigieux bilinguisme, avec des allers et retours d’un idiome à l’autre, sans oublier l’allemand, qu’il pratiquait aisément. Venant après les biographies de James Knowlson et Deirdre Bair,Europe apporte, sur l’Irlandais enragé d’écrire, des éclaircissements d’une importance capitale.
Rien n’est laissé sous silence (un mot-clé pour lui) de ses textes brefs, récits et « dramaticules » de plus en plus portés en scène, autant que ses pièces de la voie royale. Quant à son passage à la mise en scène de ses œuvres – on le sait extrêmement pointilleux – les analyses sont primordiales. Inventeur de rapports inédits du personnage à l’espace, au temps et à un langage ressassé, Beckett inaugure bel et bien « une esthétique du ratage et de la disparition programmée » (Thierry Robin). Le français de Beckett, tout à la fois savant et populaire, monté cut, elliptique, fondé sur « l’arbitraire du signe », ajoute un chapitre inouï à l’histoire de notre langue. En regard de la dépense langagière démiurgique de James Joyce (son Finnegans Wake mêle soixante langues), Beckett s’astreint à la plus stricte économie. Pour lui, à l’instar de l’architecte américain Mies van der Rohe, Moins c’est plus (less is more). Cela suffit, à ses personnages à bout de souffle qui rampent dans la boue, s’enlisent dans la terre ou mettent la tête hors de poubelles…
Né protestant, Samuel Beckett (1906-1989) a respiré la Bible : « Tu es poussière et tu retourneras poussière ». Au final de ce brillant numéro, à lire l’admirable texte de Denis Lavant, Beckett la merveille. Devenu, au fil des années, l’acteur idéal digne d’incarner ces figures en perdition, il en souligne l’humour fracassant comme l’exigence spécifique de la mise en corps qu’elles impliquent. Jean-Pierre Léonardini
Samuel Beckett, la revue Europe : novembre-décembre, n° 1159-1160, 362 p., 22€00.
Au théâtre de la Scala (75), Léna Bréban propose La folle journée ou Le mariage de Figaro. L’adaptation du brûlot de Beaumarchais écrit en 1778, créé sur la scène de la Comédie Française en 1784, interdit régulièrement, autorisé, censuré… Un regard cuisant, et réjouissant, sur des sujets qui n’ont rien perdu de leur acuité : le pouvoir des puissants, la place des femmes.
Sur la grande scène de la Scala, se déroule une folle journée… Heureusement pour le public, réduite de 5h à 2h de spectacle dans l’adaptation de Léna Bréban, la metteure en scène ! Avec un florilège de personnages hauts en couleurs pour qui l’avenir se joue en cet espace temps : un comte lassé de son épouse, une servante convoitée par son maître en dépit de l’abrogation du droit de cuissage, un bourgeois déclassé promis à une vieille dame s’il ne peut lui rembourser ses dettes, un valet qui s’égare dans les rubans parfumés de la dame du logis. Il va sans dire qu’entre répliques et quiproquos, portes qui s’ouvrent et claquent, duos amoureux et dialogues houleux, la journée ne sera pas de tout repos. Le nœud de toute l’affaire ? Le mariage de Figaro avec la charmante Suzanne, plutôt compromis…
Comme chez Molière, tout est bien qui finit bien, Chantiers de Culture ne déflore aucun mystère : l’inceste est évité de justesse, coup de théâtre, la vieille Marceline se révèle être la mère de Figaro ! La servante épousera donc son galant, le comte libidineux s’excusera auprès de son épouse… Sous couvert de vaudeville, Beaumarchais s’en donne à cœur joie pour vilipender nantis et puissants, dénoncer la comédie de mœurs d’un régime qui a fait son temps. « Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus », tempête Figaro à l’encontre de son seigneur et la brave Marceline, forte de l’expérience liée à son âge avancé de plaider la cause des femmes, « leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ». Songeons aux répercussions de tels propos en ce XVIIIème siècle, finissant et agonisant !
Les bons mots fusent, les sentences pleuvent, tel Figaro au cœur de son fameux monologue, « Sans liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur ! ». Derrière le rire et l’humour des situations, à la veille de la Révolution Française, se dévoile toute la violence sociale et humaine d’un système en train de vaciller.
« C’était hier mais c’est aujourd’hui », commente Léna Bréban, la metteure en scène, « l’écrasement des plus pauvres, la valorisation du pouvoir, les femmes devant gérer les assauts continus d’hommes à qui elles n’ont rien demandé ». Mûri par le temps, Philippe Torreton s’impose de la voix et du geste dans le rôle-titre, toute la troupe à l’unisson. Entre flamboyance du verbe et qualité d’interprétation, classicisme et modernité, le plaisir des planches ! Yonnel Liégeois, photos Ambre Reynaud
La folle journée ou Le mariage de Figaro, d’après Beaumarchais, Léna Bréban : jusqu’au 04/01/26, du mercredi au samedi à 21h, le dimanche à 17h. La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris (Tél. : 01.40.03.44.30).
Au théâtre de La Scala (75), Robin Ormond présente Peu importe. Les prises de tête et sautes d’humeur d’un couple partagé entre vie professionnelle et obligations familiales. Avec Marilyne Fontaine et Assane Timbo, au mieux de leur forme dans ce délire conjugal !
Le calme règne, les enfants sont couchés. De retour d’un déplacement professionnel, comme d’habitude elle rapporte un cadeau à son mari. Simone et Erik semblent s’aimer d’un amour tendre, mais… Peu importe ! Curieux, tout de même : le salon est envahi de paquets plus ou moins volumineux, aux couleurs diverses et chatoyantes, toujours pas déballés. Les retrouvailles, chaleureuses d’un prime abord, ne tardent guère à dégénérer en un pugilat verbal fort insolite. De mauvaise humeur, Erik refuse d’ouvrir le présent : avec un enfant malade, c’est vrai qu’il a passé une mauvaise semaine, son épouse trop fréquemment absente à cause de son travail. Traducteur littéraire, au boulot à la maison, il s’estime ni considéré ni respecté. D’autant que son épouse ne manque pas de lui rappeler que c’est son salaire, plus élevé, qui fait vivre la famille… Les critiques fusent !
Les reproches aussi, de bouche en bouche, en accéléré. La phrase à peine finie de l’un, l’autre embraye à grande vitesse, normal pour celle qui opère dans l’industrie automobile ! La conversation s’envenime, les propos échangés ne sont plus très aimables, de vrais uppercuts distribués et encaissés en pleine face. « Peu importe », telle est la formule qui clôt au final chaque point de désaccord… Jusqu’au basculement, vicieusement imaginé par l’auteur allemand de ce brûlot, Marius von Mayenburg : c’est Erik qui rentre de déplacement cadeau en main, c’est Simone qui veille à la bonne tenue du foyer. Et les projecteurs à nouveau braquer sur le champ de bataille, les mêmes invectives inversées, les mêmes querelles ! Une lutte acharnée des deux protagonistes pour gagner raison, un affrontement cœur à corps au risque de débordements irréparables. De coups de pied en coups de colère, la montagne de cadeaux qui submerge l’espace s’effondre, les paquets voltigent comme les paroles échangées. Tout est dit sans reprendre souffle, la respiration suspendue, le couple suffoque sous les injonctions professionnelles et sociétales qui étouffent leur univers.
Il semble loin le temps où les deux amoureux s’imaginaient construire un autre monde, bâtir un autre avenir pour eux, se poser comme figures inspirantes pour les autres. Le modèle se fissure, les contraintes imposées par leurs supérieurs respectifs ont fait exploser rêves et désirs partagés. D’un futur imaginaire, le présent est champ de ruines. Devant nous, se déploie la critique acerbe d’une société où la seule image de la réussite impose de fouler aux pieds les valeurs qui ont guidé l’humanité de chacun. Derrière un humour omniprésent qui permet au public de garder quelque distance, la charge est féroce. Portée par un duo de comédiens, Marilyne Fontaine et Assane Timbo, excellents dans leur prestation à couteaux acérés. Capitalisme ou matérialisme triomphants ? Un infime signe d’espoir : quand sonne le téléphone, à l’ultime seconde de la pièce, ni l’une ni l’autre ne répondent ! Yonnel Liégeois
Peu importe, Robin Ormond : jusqu’au 04/01/26, les vendredi et samedi à 21h15, le dimanche à 15h15. La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris (Tél. : 01.40.03.44.30).
Le 17/12 dans la cave à musique du Kibélé (75), Annick Cisaruk et David Venitucci ont Rendez-vous avec Serge Reggiani. C’est moi, c’est l’Italien / Ouvre-moi, ouvrez-moi la porte… Une immersion poignante dans l’univers du sublime comédien et chanteur : silenzio !
Certes L’Italien, la chanson écrite par Jean-Loup Dabadie, n’est pas inscrite au récital d’Annick Cisaruk. Peu importe, quel récital : la chanteuse et comédienne vit, danse et chante intensément l’univers du copain de Vincent, François, Paul et les autres et de Casque d’or ! Après avoir côtoyé Barbara, Ferré, Aragon, Annick Cisaruk et David Venitucci prêtent musique et voix à Serge Reggiani qui mit à profit ses talents de comédien pour faire exister pleinement ses chansons sur scène. Un spectacle qui explore toutes les époques de Reggiani en gardant la quintessence du répertoire de ce très grand interprète qui a marqué la chanson française et inspiré les plus grands auteurs et compositeurs : de Boris Vian à Jacques Prévert en passant par Georges Moustaki, Jean-Loup Dabadie, Claude Lemesle, Bernard Dimey ou Michel Legrand !
Dans la lignée de leur précédents spectacles, avec l’élégance et l’exigence qui sont leur marque de fabrique, Annick la chanteuse et David l’accordéoniste nous font (re)découvrir la diversité du répertoire du beau Serge sous son meilleur jour. Public collé-serré, ambiance des années 60 dans les caves à musique, le piano à bretelles entame sa litanie. Jusqu’à ce que la dame en blanc, longue crinière caressant les épaules, enchaîne de la voix sur les planches du Kibélé… Regard complice, œil malicieux, elle se révèle convaincante, aimante, émouvante ! C’est vrai que c’est pas exprès, comme le chantait l’ami Brel, que le public se découvre « les yeux mouillants » lorsqu’elle entonne Les Loups sont entrés dans Paris d’Albert Vidalie ou Le déserteur de Boris Vian. Des chansons de grande classe qu’elle revisite avec maestria sur des arrangements originaux de son compère musicien. Les deux artistes nous embarquent à la découverte d’un grand poète.
Serge Reggiani ? « On est saisi de la profondeur des textes, ça parle d’amour à vous faire fondre, de la mort « même pas peur », de la misère qu’on ose plus chanter », confesse une spectatrice, « de la folie, des marginaux, de la société, de la guerre, de la dictature … et la drôlerie aussi ! ». La chanteuse n’a rien perdu de ses talents de comédienne lorsqu’elle déclame, en prélude à Quand j’aurai du vent dans mon crâne (Boris Vian) et Sarah (Georges Moustaki), le Pater noster de Prévert et Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre de Baudelaire… Plus tard, elle fait entendre Le dormeur du val de Rimbaud en introduction au Déserteur. D’ironiques et sublimes instants de poésie, intermèdes à un récital magistralement habité !
C’est en compagnie de Didier-Georges Gabily le grand auteur dramatique trop tôt disparu, que la belle interprète découvre théâtre, littérature et chanson. En 1981, elle entre au Conservatoire de Paris. Sous la direction de Marcel Bluwal, elle joue Le Petit Mahagonny de Brecht au côté d’Ariane Ascaride, régulièrement elle foulera les planches sous la houlette de Giorgio Strehler et Benno Besson. Derrière le micro, elle fait les premières parties des récitals de Pia Colombo et Juliette Gréco. D’hier à aujourd’hui, Annick Cisaruk cultive ses talents avec la même passion. Toujours elle aura mêlé chant, théâtre, comédie musicale. Un moment crucial pour la chanteuse et… l’amoureuse ? Sa rencontre avec les doigts d’orfèvre de David Venitucci ! Du classique au jazz, en passant par la variété, d’une touche l’autre, l’accordéoniste et compositeur libère moult mélodies enchanteresses. Lorsqu’il n’accompagne pas Patricia Petibon ou Renaud Garcia-Fons, Michèle Bernard à la chanson ou Ariane Ascaride au théâtre, en duo ils écument petites et grandes scènes.
De l’Olympia à la petite scène de quartier, Annick Cisaruk éprouve autant de bonheur et de plaisir à chanter. « Je prends tout de la vie », affirme-t-elle avec conviction. Sous le regard d’Ariane Ascaride à la scénographie, fille d’immigrés italiens, un récital de haute intensité, d’une incroyable force de séduction ! Yonnel Liégeois
Rendez-vous avec Serge Reggiani, Annick Cisaruk/David Venitucci : le17/12, à 19h30 au Kibélé, 12 rue de l’Échiquier, 75010 Paris (Réservation indispensable : 01.82.01.65.99).
Ami intime des elfes et lutins, fées et séraphins, Pierre Dubois est un éminent elficologue reconnu par ses pairs. Raconteur d’histoires entre l’Écosse et l’Islande, des terres bretonnes aux mines du Nord, il bouscule de son imaginaire un possible avenir de notre univers. Un auteur d’incroyables encyclopédies pour petits et grands ! Un beau cadeau pour inaugurer la nouvelle année entre rêve et espérance.
Velu, poilu, ventru, barbu, grandu, chevelu… Croisé à l’orée d’un bois ou au mitan du jour, ressemblant plus à un ogre qu’à un séraphin, l’homme a de quoi faire peur ! Heureusement, il a cet œil complice qui vous scrute avec malice, et surtout cette voix puissante mais chantante qui vous emmène ailleurs, au pays des légendes et des contes. Tout habillé de noir, Pierre Dubois, ce grand garçon qui en impose de sa carrure, est ravi d’être demeuré ce « petit d’homme » fidèle à l’imaginaire de son enfance.
Un pays de l’ailleurs, celui des rêves, qu’il arpente tout petit à cause d’une scarlatine le clouant de longues semaines au lit ! « Pas question d’aller à l’école, à cause des risques de contagion, je me suis alors plongé dans les livres. L’histoire de Bayard, de Napoléon et d’autres… C’est ainsi que le livre est devenu pour moi un bien aussi précieux ». Le gamin Dubois avait déjà connu une rupture douloureuse. Lui, l’enfant de la forêt, le natif des Ardennes, « c’est là que j’ai pris racine, je ne l’oublie pas », quitte alors Charleville-Mézières pour rejoindre le Nord. Ses parents, famille modeste, trouvent là du travail. « Face à la perte de mon environnement habituel, il m’a fallu partir à la découverte de ces paysages intérieurs qui, seuls, me restaient familiers. Avec cette chance de passer le quotidien de mon enfance dans la buanderie : un lieu d’ombres et de lumières, où les ustensiles projetaient sur les murs leurs images fantomatiques, menaçantes ou rassurantes au fil du jour ! C’est là, en ce lieu et entre les allées de notre petit jardin, que s’est forgé mon imaginaire ». Désormais, le poète et savant « es elficologie » le sait très bien : la nuit, le noir, l’inconnu ? Dès les premiers âges, l’homme devenu sorcier a eu besoin de trouver une explication aux phénomènes qui lui échappaient, de peupler de mots et de formes ce qu’il ne comprenait toujours pas.
De ses petites classes scandées par les contes et leçons de morale, l’enfant en garde un souvenir ébloui. De la maîtresse, surtout, qu’au fond de sa prunelle il voit déjà comme une fée… Un temps béni que celui des culottes courtes, alors qu’approche celui du lycée et de la haine des profs : ne lui ont-ils pas dit que les animaux n’ont pas d’âme, et les bien-pensants, un peu beaucoup cathos, que la nature devait se soumettre à l’homme ? « Une grave erreur, il nous faut écouter nos compagnons Elfes et Lutins, Fées et Séraphins ! Toutes leurs histoires, que l’on nomme contes ou légendes, nous disent le contraire et nous mettent en garde : mon frère l’Humain, n’oublie jamais que c’est moi qui suis la caverne, l’océan ou la montagne. Tant que tu me respectes, je te protégerai et resterai ton ami, attention à mes colères si tu désobéis ». Et maître Dubois de sourire, « depuis des millénaires elles nous ont averti, nous n’écoutons plus les petites voix de notre imaginaire, regardons ce qui se passe aujourd’hui ».
Si corsaires et pirates ont mis les voiles à l’heure de ses humanités, Dubois le bidasse se prend à rêver tout éveillé aux trois coups de ses classes : le permissionnaire y fait la rencontre, extraordinaire, de Claude Seignolle, natif de Périgueux et grand conteur devant l’Éternel ! Comme lui, il se met alors à collecter les histoires enfouies dans les campagnes et la mémoire des anciens. Pour les raconter ensuite à la radio, avant de poursuivre sa route en Bretagne, dans le sillage de Michel Le Bris, le futur créateur à St Malo de l’emblématique festival « Étonnants voyageurs »… « Ainsi va ma route, surtout des histoires de rencontres sur les chemins de traverse », confie Pierre Dubois, « d’où mon soutien accordé aux jeunes créateurs : sans la confiance bienveillante des anciens à mon égard, que serai-je devenu ? La seule colère qui m’aiguillonne encore aujourd’hui ? Celle que j’éprouve de longue date à l’encontre de Perrault qui a transformé la féerie en « Précieuse ridicule »… À ne jamais oublier : sans imaginaire ni rêve, l’enfant devient un homme incomplet, voire handicapé ».
De sa « Grande encyclopédie des Fées » à celles desElfeset des Lutins, l’éminent baroudeur ne cesse de nous faire voyager. Sans balai, ogre ou sorcière, mais avec humour et poésie, dans l’univers des « Dragons et chimères ». Yonnel Liégeois
Mon dictionnaire du merveilleux : tel est le titre de l’ouvrage, nouvellement paru, signé de notre elficologue patenté Pierre Dubois, « seul français connu exerçant cette profession, dont il est l’inventeur », précise Jean-Luc Porquet, notre éminent confrère du Canard enchaîné ! En plus de 700 pages, l’inénarrable raconteur d’histoires, contes et légendes, nous décrit par le menu, de A à Z, sa rencontre avec les fées, les elfes et lutins. Et de nous brosser aussi le portrait de ceux qui l’ont précédé sur le chemin de l’imaginaire : de la suédoise Selma Lagerlöf à Walt Disney, de Lewis Carroll à Henri Pourrat et son « Trésor des contes »… Illustré de sa main, un dictionnaire qui ravira petits et grands, « un hommage vibrant à l’imaginaire, à la magie du mystère avec cette conviction que les contes, les figures fantastiques et les récits anciens continuent de nous parler », précise l’éditeur. Un grand coup de baguette magique, un petit clic de carte bleue et le bouquin se retrouvera illico dans la hotte du Père Noël ! Y.L. (Philippe Rey, 720 p., 27€).
À l’occasion des fêtes, entre poire et fromage, il est parfois bienvenu de déguster un bon livre. En vue d’un cadeau original pour Noël, Chantiers de culture vous propose une sélection d’ouvrages. De tout genre, petit ou grand format, petit prix ou non. Yonnel Liégeois
La maison vide, Laurent Mauvignier : Prix Goncourt 2025, La maison vide se lit telle une saga, forgée entre les deux guerres du siècle précédent. Une habitation familiale abandonnée depuis plus de vingt ans, dont l’auteur pousse enfin la porte et franchit le seuil d’un pas hésitant. Entre halo de poussières et housses blanches sur les meubles, peu de traces du passé : un piano trônant majestueusement dans le salon, une commode au revêtement de marbre brisé, des photos aux personnages effacés ou déchirés… Et de nous conter, alors, sur près de 800 pages, l’histoire de trois femmes asservies à la puissance masculine en terre rurale, prisonnières d’une morale héritée d’un pouvoir religieux omnipotent ! Jeanne-Marie, Marie-Ernestine et Marguerite ? Trois figures dont l’auteur ravive l’existence presque servile, effacées devant la figure imposante de l’homme, seul décideur du futur : de la prospérité du domaine comme de l’époux promis à leur fille. La première tout juste bonne à repriser les chaussettes, la seconde à l’hypothétique carrière de pianiste fatalement interrompue par son père, la troisième à la recherche de renseignements sur son mari prisonnier de guerre tondue à la Libération pour avoir couché avec un allemand… Un roman sur la mémoire, les oublis volontaires, les apparences à sauver, les secrets de famille autant que sur les mutations d’un siècle agonisant. Derrière le silence des murs, au-delà de l’opprobre et de la honte, Laurent Mauvignier se fait passeur d’histoires, la petite comme la grande, donnant chair et sang à d’obscures héroïnes, niées ou reniées au fil de leur existence (Les éditions de Minuit, 752 p., 25€00).
Verhoeven, Pierre Lemaitre : Il est des auteurs qui ont existé, d’une plume de maître, bien avant qu’ils ne soient couronnés de retentissants prix littéraires ! Prix Goncourt 2013 avec Au revoir, là-haut, Pierre Lemaitre s’inscrit dans cette lignée. Son héros d’alors, promu au début des années 2000 ? Camille Verhoeven, commandant à la célèbre Brigade criminelle, sa particularité ? Chauve et mesurant pas plus d’1m45… Il n’empêche, respecté de ses hommes, encensé par sa hiérarchie, c’est un fin limier qui est parvenu à éclaircir nombre d’affaires criminelles. Jusqu’à ce jour où sont découverts dans une maison abandonnée en lisière de Courbevoie deux cadavres : deux jeunes femmes torturées, tuées, dépecées… Du Travail soigné, au propre comme au figuré, titre du premier roman de ce volume qui en compte trois autres, Alex – Rosy&John – Sacrifices. Pour chacune des histoires, pistes intrigantes ou déroutantes, Lemaitre entraîne son héros au cœur de l’horreur absolue, de la misère humaine la plus sombre, de la dépravation mentale la plus cynique et calculatrice. Pris dans les filets d’une écriture nerveuse aux rebondissements inattendus dont Chantiers de culture se gardera bien de vous en révéler les attendus, le lecteur se découvre comme hypnotisé, happé dans les arcanes du cerveau de Verhoeven. Qui, bien sûr, résoudra l’énigme à chaque fois, au détriment de sa vie personnelle et amoureuse, il en paiera un tribut sanguinolent. Quatre romans policiers pour le prix d’un, un ouvrage véritablement à (re)découvrir, d’une maîtrise absolue et d’une plume finement ciselée (Le livre de poche, 1193 p., 21€90).
Récits de saveurs familières, Erri De Luca : Nous connaissions les recettes culinaires du regretté catalan Manuel Vasquez Montalbandistillées dans les aventures de son fameux détective Pepe Carvalho, il nous faut désormais savourer les Récits de saveurs familièresdu napolitain Erri De Luca ! « Aux tables où j’ai grandi, on ouvrait grand son appareil oropharyngé pour recevoir une bouchée consistante, l’exact opposé d’un picorage », nous avoue l’auteur dès la préface. Un recueil de nouvelles qui sentent bon le terroir, recettes familiales ou plats servis dans les osterie populaires de Naples ou de Rome. Du plus loin des odeurs et saveurs, Erri De Lucase souvient : du ragù de sa grand-mère Emma, du pique-nique en montagne, des descentes de police à l’heure des repas partagés avec les camarades de Lotta Continua, de la gamelle sur les chantiers du bâtiment… De l’usage du sel à la tarte aux fraises, de l’assiette de pâtes sur les pentes de l’Himalaya à la vive dans la soupe de poisson, l’auteur se fait passeur de recettes, conteur à la langue épicée. Pendant que mijotent les délices sur le réchaud, poétique et littéraire, la plume du convive émérite nous parle autant de la vie, de l’enfance à l’aujourd’hui, de l’amour à l’amitié, de la solidarité à la fraternité, que de cuisine : c’est appétissant, c’est gouleyant comme la madeleine de Proust, un bon carré de chocolat, une belle sardine à l’huile ! Entre chaque chapitre, les commentaires et conseils du nutritionniste Valerio Galasso, en fin de recueil la liste des recettes rassemblées par Alessandra Ferri. Un ouvrage à déguster, feu vif ou doux, par tous les gourmands de mots, celles et ceux qui confessent une grande faim de vivre (Gallimard, 250 p., 18€).
Anthologie de la poésie gazaouie d’aujourd’hui, Abdelllatif Laâbi et Yassin Adnan : Gaza, y a-t-il une vie avant la mort ? Tel est le sous-titre de ce recueil aux accents aussi poétiques que tragiques. Les mots de Rifaat al-Aareer, mort sous un bombardement israélien en décembre 2023, ouvrent cette anthologie où la poésie se dresse en rempart contre la négation de l’humain, la barbarie à visage découvert quand des milliers de femmes et d’enfants succombent à l’avancée des chars ou sous les balles meurtrières. La poésie comme une « arme miraculeuse » selon la formule d’Aimé Césaire… « Si je dois mourir, que ma mort soit porteuse d’espoir et qu’elle devienne une histoire ! », conte Rifaat le poète, et avec lui vingt-cinq autre voix gazaouies (12 hommes et treize femmes) résonnent pour que le vers survole les frontières, brise le silence du monde, tende la main vers d’autres humains : juste une main, « pas plus qu’une main dont je compterais les doigts pour oublier ce temps mauvais, une main qui puiserait l’eau du fleuve pour créer une nouvelle vie », supplie Husam Maarouf, natif de Gaza en 1981. Et la poétesse Shorouq Mohammed Doghmosh de défier la mort, « Laisse-moi une occasion, ô mort, de vivre de mon vivant une seule nuit d’amour » ! Une lecture ou méditation à poursuivre avec Que ma mort apporte l’espoir, poèmes de Gaza et Palestine en éclats, une anthologie de la poésie palestinienne féminine. La saveur des mots contre la froideur des maux (éditions du Point, 208 p., 10€80).
Le pingouin, Andrei Kourkov : En manque de progéniture et en mal d’écriture, l’écrivain-journaliste Victor Zolotarev cohabite avec Micha, un pingouin recueilli au lendemain de la fermeture du zoo de Kiev. Las, il lui faut gagner quelques subsides pour acheter le poisson nécessaire à la survie du volatile qui déambule avec nostalgie de la baignoire au frigo ! Les récits et nouvelles de Zolotarev n’emballent plus trop les éditeurs, sa plume se tarit, son imagination se dessèche jusqu’à ce jour où le rédacteur en chef d’un grand quotidien ukrainien lui fait une étrange proposition… Nous n’en dirons pas plus sur Le pingouin, ce roman d’Andreï Kourkov au succès intercontinental, plongez avec délectation dans cette aventure rocambolesque qui navigue entre comique de situation et absurde de propos. De l’humour déjanté au réalisme social et politique tourmenté, au coeur d’un pays en proie au chaos, un romancier de grand talent, lauréat du prix Médicis étranger en 2022 pour Les abeilles grises, dont les autres récits d’une même veine sont aussi à déguster (L’oreille de Kiev, L’ami du défunt, Laitier de nuit…), tous disponibles chez le même éditeur (Liana Levi, 270 p., 11€).
Respect, Anouk Grinberg : Des agressions et viols, des histoires atterrantes, une femme bien vivante, Anouk Grinberg… Pas un roman, le témoignage bouleversant d’une magnifique comédienne à la destinée fracassée dès sa plus jeune enfance : une parole qui force le Respect ! Avec Metoo, elles sont nombreuses à dénoncer les propos et/ou actes qu’elles ont subi sur les plateaux de cinéma ou dans les coulisses des théâtres. Rompant le silence qui la ronge depuis des décennies, Anouk Grinberg prend la plume pour raconter, dénoncer, accuser. Son objectif ? Plonger sans œillères ni détours au cœur du mal, « exploser le tombeau où j’étais endormie« … Dans un climat familial délétère, un père trop absent et une mère au lourd passif psychiatrique, la gamine subit un premier viol à ses sept ans. Avec des conséquences désastreuses : le dégoût de soi, la chute dans l’autodestruction, la « cage de honte. Ça dure quelques minutes pour l’homme et une vie entière pour la femme ». Pire, la relation toxique qu’Anouk Grinberg déroule ensuite avec le cinéaste Bertrand Blier, qu’elle décortique au fil des films et pages tournées. « Je me jetais dans la gueule du loup, parce que c’est ça aussi les gens qui ont été agressés étant enfant. Ils ont été tordus à l’âge où ils devaient se former. Quelque chose fait qu’ils vont aller au-devant du danger, ils vont le minimiser, ils vont se raconter des salades » : adulée pour ses rôles au cinéma ou au théâtre, niée et broyée dans l’intimité ! D’une sincérité à fleur de peau, entre noirceur des maux et lucidité des mots, un livre poignant sur les chemins de la libération et de la réparation (éditions Julliard, 144 p., 18€50).
Désert, déserts, Marie Gautheron : Pour qui a déjà foulé les sables du désert, du Sahara algérienà celui du Maroc ou de Tunisie, ce beau livre de Marie Gautheron, Désert/déserts – Du Moyen Âge au XXIème siècle, se révèlera tout bonheur ! L’historienne de l’art nous offre une fantastique balade, érudite certes mais point académique, entre l’ascète religieux égaré dans les dunes, le chevalier Croisé errant à dos de dromadaire, le colonisateur en quête d’un champ d’action ou de bataille. Marie Gautheron explore et révèle tous les secrets que recèlent ces vastes étendues imbues de solitude aride ou de beauté foudroyante, des mythologies les plus anciennes aux figures emblématiques du temps présent (Charles de Foucauld, Théodore Monod, le Petit Prince de Saint-Exupéry, la Dune cinématographique…) : en littérature, en musique, en peinture. De la révélation divine du mont Sinaï au promeneur solitaire dans les pas de Rousseau, de l’exotisme à la David à l’engouement occidental pour le bleu des Touaregs… Le regard veut tout embrasser et unifier alors que le titre même du livre, désert au singulier et au pluriel, nous invite et nous incite au contraire à démultiplier notre regard sur des contrées diverses, aux histoires radicalement singulières. D’une époque l’autre, le désert aura figure du Mont Ventoux de Pétrarque, de la forêt de la Divine Comédie de Dante, de l’austérité protestante en l’abbaye de Port-Royal, de l’île de Robinson Crusöé. Enfin, n’interdisant pas l’imaginaire romantique mais bousculant tout fantasme bien enraciné, il importe d’affirmer que le désert fut de tout temps, sinon source d’inspiration et de silence, terre peuplée pour s’afficher aujourd’hui territoire industriel et tribut de guerre. Notre représentation du désert, et son imagerie, a évolué au fil des siècles, Marie Gautheron en fait un inventaire éblouissant, superbement illustré. Franchement, en fin de réveillon, n’hésitez vraiment pas à vous offrir cette belle tranche de désert ! (Gallimard, 539 p., 35€).
Grindadrap, Caryl Férey : L’auteur, unanimement salué pour Zulu situé en Afrique du Sud et Mapuche en Argentine, deux précédents romans noirs ancrés dans de sinistres réalités socio-politiques (apartheid et dictature), décline ici une toute autre partition. Caryl Férey nous entraîne sur les côtes des îles Féroé où la tempête a brisé le navire de militants écologistes opposés à la chasse aux baleines. Las, c’est le jour même où se déroule un autre sanglant rituel. « Les hommes tapent contre les coques dans un tintamarre de kermesse, s’époumonent dans des sifflets et des cornes de brume, poussant les cétacés vers le rivage, où les tueurs les attendent ». La mer rouge sang, orques et cachalots, des centaines de cadavres échoués... Les pêcheurs tonnent d’ivresse et de colère, prêts à en découdre avec les trublions « gauchistes » en désaccord avec leurs mœurs ancestrales et leurs coutumes, alors que les corps de certains matelots sont toujours prisonniers du bateau déchiqueté contre les rochers. En outre, une mauvaise nouvelle se propage : la mort du chef local des pêches, probablement assassiné. La mer et la nature déchaînées, voies de circulation entravées et lignes de communication coupées, Soren Barentsen, le capitaine de police, doit s’employer d’urgence avant que la situation s’envenime et ne dégénère. Roman noir, mais surtout écologiste, d’une incroyable puissance évocatrice, de page en page Grindadrap, du nom de cette forme traditionnelle de chasse aux cétacés, harponne durablement son lecteur, incapable de lâcher la ligne ! (Gallimard, 384 p., 20€).
Une sortie honorable, Éric Vuillard : Eric Vuillard poursuit son décryptage de la grande Histoire, en s’installant à la table ou dans les salons feutrés de ceux qui en tirent les ficelles. Avec érudition et brio, fouillant les archives, mettant en scène les événements dont ils nous rapportent les dessous au plus près des documents et des personnages… Qu’il s’empare d’un objet historique unanimement reconnu et connu, il en fait énigme et mystère pour son lecteur, le surprenant de page en page pour lui dévoiler la complexité, familiale-clanique-affairiste-sociale, banale ou scandaleuse du sujet qu’il traite. Hier le sulfureux Congo du roi des Belges ou l’emblématique 14 juillet au temps de la Bastille, le prix Goncourt 2017 pour L’ordre du jour sur l’agenda du régime nazi ou l’émouvante Guerre des pauvres conduite au XVIème siècle en Allemagne, aujourd’hui l’ahurissante Sortie honorable à propos de l’Indochine française et de la débâcle de Diên Biên Phu au printemps 1954. Au-delà du récit documentaire, Vuillard nous plonge dans les états d’âme des militaires et leurs errances sur le terrain, les trahisons des politiciens et les gains juteux engrangés par les industriels à l’affût du caoutchouc au mépris des recrues envoyées à la mort de manière délibérée. Une histoire qui donne à penser sur les spéculations et convoitises contemporaines, de Trump à Poutine, au regard des richesses économiques de l’actuelle Ukraine. Tout à la fois passionnant et douloureux, de nouveau un petit format pour un grand livre ! (Actes Sud, 201 p., 18€50).
L’art de la joie, Goliarda Sapienza : D’un chapitre l’autre, un bonheur de lecture à savourer sans modération. Près de 800 pages qui se dégustent à petites gorgées pour que dure la musique des mots : la joie, tout un art ! L’art de la joie ? Une histoire de femme écrite par une femme, Goliarda Sapienza… En 1976, écrivaine sicilienne méconnue, elle achève un volumineux roman, L’art de la joie. Consacré aujourd’hui comme une œuvre majeure de la littérature italienne, un classique, il ne sera jamais publié du vivant de son auteure. Un roman devenu culte qui nous conte la vie aventureuse, et amoureuse, de Modesta la sicilienne, née pauvre mais insoumise, éprise de son destin que nul ne peut lui imposer. Une saga à multiples rebondissements, haletante et poignante, qui nous plonge avec talent dans les soubresauts de l’Histoire, individuelle et collective : la femme et le peuple, libérés. Disponible jusqu’à fin mars 2026 sur ArteTV, ne manquez pas Désir et rébellion-« L’art de la joie » de Goliarda Sapienza, le superbe documentaire de Coralie Martin. Au travers d’extraordinaires archives qui restituent la voix bouleversante de l’écrivaine sicilienne disparue en 1996, un hommage lumineux à son destin et à son chef-d’œuvre « anarchiste » qui a triomphé de l’oubli près de vingt ans après sa mort (Le Tripode, 798 p., 14€50).
Aux éditions Le Clos Jouve, Stéphane Barsacq publie Dominique, suivi de Epectases de Sollers. Une étude monographique d’un vif intérêt, consacrée à deux figures de la littérature française, la romancière Dominique Rolin et Philippe Sollers. Un livre qui se place d’emblée sous le triple signe du respect, de l’admiration, de l’amitié.
D’abord journaliste au groupe Figaro, Stéphane Barsacq fut directeur de collection chez Tallandier, directeur littéraire chez Robert Laffont avant de rejoindre Albin Michel. On lui doit, entre autres, des ouvrages sur Cioran, Rimbaud, Yves Bonnefoy, Johannes Brahms, la pianiste Hélène Grimaud, ainsi que sur le célèbre décorateur des Ballets russes de Diaghilev, Léon Bakst, qui était son aïeul. Né du sculpteur-orfèvre Goudji, Stéphane Barsacq est le petit-fils d’André Barsacq (1909-1973), homme de théâtre complet qui, succédant à Charles Dullin à l’Atelier, y mit en scène notamment Claudel, Anouilh, Audiberti, Félicien Marceau et la pièce l’Épouvantail de la jeune Dominique Rolin, dont Cocteau, Max Jacob et Jean Paulhan saluaient, en 1942, la parution, chez Denoël, du premier roman, les Marais.
Dominique Rolin, fière femme de talent, belle jusqu’en son grand âge, s’est éteinte en 2012, à 99 ans. Sollers est mort l’an dernier. Il avait 86 ans. Ils s’étaient rencontrés en 1958. Leur amour absolu a duré jusqu’à leurs fins respectives. En témoignent, chez Gallimard, deux ouvrages croisés : d’elle, Lettres à Philippe Sollers1981-2000 et, de lui, Lettres à Dominique Rolin (1958-1980). L’art épistolaire passionnel y est porté au plus haut. Le texte de Stéphane Barsacq se présente sous la forme d’un journal, daté au gré de ses échanges avec l’une ou l’autre. Chez Dominique Rolin priment l’affection joueuse et la coquetterie de l’aînée, sa quête incessante du bonheur, face à un Stéphane Barsacq déférent et ému.
Le chapitre sur Sollers et ses « épectases » (le mot, très fort, désigne l’orgasme à sa plus grande intensité) rend compte de l’intelligence sans pareille de celui qui a écrit Portrait du joueur et tant d’ouvrages (quatre-vingt, au bas mot). Le dialogue avec ce jongleur de stimulants paradoxes porte sur une infinité de thèmes : la musique, Mozart, Shakespeare, l’amour, les femmes, la jeunesse actuelle, Dieu, Venise, la France « moisie » – définition qui lui valut tant de diatribes –, la poésie indispensable… L’hommage est de grand style, beau sans être béat, à l’échelle du sujet humain d’exception que fut Sollers. Jean-Pierre Léonardini
Dominique, suivi de Epectases de Sollers, Stéphane Barsacq (éditionsLe Clos Jouve, 116 p., 19€)
Dans une tribune au quotidien Le Monde, Stella Magliani-Belkacem et Jean Morisot alertent sur la multiplication des menaces qui pèsent sur le monde de l’édition. Ils s’inquiètent du « climat de chasse aux sorcières qui s’instaure à tous les échelons de la société française ».
Il existe plusieurs façons pour la droite et l’extrême droite, chaque jour plus indiscernables l’une de l’autre, de s’en prendre au monde du livre que, par nature, elles craignent. Elles peuvent par exemple racheter à coups de millions des maisons d’édition pour tenter d’en faire les officines de leurs idéologies ou s’en prendre à ce qui leur résiste en multipliant les agressions et les campagnes calomnieuses. Que l’on soit victime de l’une ou l’autre de ces stratégies, il faut garder à l’esprit qu’elles sont complémentaires et même, en un sens, parfaitement alignées.
La dénonciation des crimes commis à Gaza par l’armée israélienne a fourni une nouvelle prise à ces opérations de dénigrement quand des publications ou des personnalités ancrées très à droite de l’échiquier politique se sont brusquement découvert une vocation pour la lutte contre l’antisémitisme – sans trop d’égards pour les premiers concernés. Les voilà qui se lancent dans l’exégèse empressée, à travers des campagnes de presse qui visent désormais des livres, leurs éditeurs et leurs auteurs, et valent condamnation sur la place publique. Notre maison d’édition, comme d’autres, en a régulièrement fait les frais suivant des motifs qui ont varié. C’était l’ »éco-terrorisme » il n’y a pas si longtemps, c’est le « révisionnisme historique » aujourd’hui.
Un livre a pourtant le caractère de la pérennité : on ne supprime pas ses pages comme on supprime un tweet. Ce qui s’écrit est encadré par des lois et des instances juridiques veillent à leur respect. Chacun, chacune peut en consulter librement le contenu grâce au service public des bibliothèques. Et il reste encore possible, par un débat public rigoureux, de confronter les points de vue divergents qui s’y expriment. Il existe donc diverses manières de vérifier que ces campagnes sont mensongères. Qu’importe pour ceux qui en sont à l’origine, car l’objectif de la manœuvre est ailleurs : faire taire incessamment toute expression de solidarité envers le peuple palestinien, clouer au pilori les voix subversives, protéger le statu quo climatique, éloigner toute perspective de transformation sociale.
Mais le plus alarmant dans l’affaire, c’est la conjonction, aucunement fortuite, entre des saillies trumpiennes – « les antiracistes sont des racistes, les écologistes des terroristes », etc… – la prolifération des agressions contre les librairies et le durcissement répressif des pouvoirs publics à l’égard du livre et des pensées critiques. Ne serait-ce qu’au cours des dernières semaines, on a vu plusieurs dizaines de librairies attaquées, leurs vitrines dégradées, leurs soirées perturbées par des individus ou groupes qui se sentent autorisés à censurer des livres par voie de fait alors même que les autorités compétentes n’y ont rien trouvé à redire. On a vu un colloque scientifique sur la Palestine suspendu par le Collège de France, du jamais vu depuis le Second Empire. On a vu des élus au Conseil de Paris obtenir l’annulation d’une subvention à 40 librairies indépendantes ; on a vu encore une dessinatrice italienne refoulée à l’aéroport de Toulouse et empêchée de participer à un festival de bande dessinée au prétexte que sa venue constituerait une « menace pour l’ordre public » du fait de ses prises de position antifascistes. Il y a là de nombreux motifs d’inquiétude et au moins un motif de satisfaction. Sous le climat de chasse aux sorcières qui s’instaure à tous les échelons de la société française, le livre tient son rang dans la résistance.
Il le fait grâce aux éditeurs indépendants qui garantissent la diversité éditoriale et la diffusion des opinions minoritaires. Il le fait grâce aux libraires qui ne cèdent pas aux pressions des censeurs encagoulés et abritent vaille que vaille un indispensable espace de discussion. Il continuera de le faire par la solidarité active de tous ses acteurs et actrices quand ils se trouvent malmenés par le pouvoir comme par les groupuscules fascisants. N’est-ce pas d’ailleurs une leçon de l’antifascisme historique ? Ne jamais baisser la tête. Stella Magliani-Belkacem et Jean Morisot, gérants de la maison d’édition La fabrique
Au théâtre de L’Essaïon (75), Emmanuel Hérault propose Emma Picard. Dans les années 1860, des paysans français deviennent colons en Algérie. Seule en scène pour dénoncer les pièges de l’aventure, Marie Moriette est éblouissante dans l’adaptation du roman de Mathieu Belezi.
Assise sur une chaise de paille, face au public, dans sa robe sale de paysanne, Emma Picard ne se lamente pas, ne pleure pas. Simplement, elle dit son histoire, son malheur, avec ses mots simples, bruts. Peu d’accessoires sont nécessaires, le drame frémit sous chaque parole. La désolation l’entoure. Au départ de l’aventure, le roman de Mathieu Belezi, Emma Picard, titre qui inspire celui de la pièce adaptée et mise en scène par Emmanuel Hérault. La comédienne Marie Moriette, seule en scène, a également participé à cette adaptation rude, sans espoir au final. En plein accord avec l’auteur, désormais installé en Italie, et dont le déracinement comme l’exil constituent la matrice essentielle de son œuvre (plus de quinze romans et nouvelles).
Dans les années 1860, la France entreprend la colonisation de l’Algérie. Quand les militaires sont en place, elle propose à des citoyens volontaires d’aller coloniser ces territoires lointains, autrement dit de s’installer sur ces terres qu’elle leur offre, avec la promesse de s’y enrichir. Las, la plupart de ces petits colons déchantent rapidement et se retrouvent plus démunis qu’à leur arrivée. Emma Picard en fait partie. Marie Moriette dans le rôle n’est pas seulement poignante, elle est juste, éblouissante, offrant une maîtrise parfaite de son désespoir.
Jeune veuve, mère de quatre garçons, elle a cru à ce « qu’un homme à cravate assis derrière son bureau de fonctionnaire (lui) conseillait de faire pour sortir du trou dans lequel (elle) (s) e débattai (t) ». Rien n’est épargné à la famille : la pauvreté, la sécheresse, les nuées de sauterelles dévastant les récoltes, un tremblement de terre assassin… Emma Picard ne laisse à aucun moment le spectateur en repos. Pas un seul instant de relâchement ne permet de se réjouir, ni même de sourire. Le récit est glaçant. Un grand moment de théâtre. Gérald Rossi, photos emh
Emma Picard : Jusqu’au 16/12, le mardi à 19h. Théâtre de l’Essaïon, 6 rue Pierre-au-lard (à l’angle du 24 rue du Renard), 75004 Paris (Tél. : 01.42.78.46.42).
Au théâtre de Châtillon (92), la compagnie des Dramaticules présente Macbett. La pièce de Ionesco à ne pas confondre avec Macbeth, la tragédie de Shakespeare… Folie du pouvoir, cupidité et cruauté, les mêmes ingrédients sont présents sur scène mais, entre humour et ironie, férocement décalés par le maître de l’absurde.
Assoiffés de pouvoir, Macbett et Banco assassinent le roi Ducan et s’emparent du trône. Las, l’entente cordiale entre les deux généraux tournent vite au vinaigre quand le second se sent quelque peu rejeté par son compère nouvellement coiffé de la couronne ! Qu’on ne peut manquer, d’ailleurs : dans le décor minimaliste au réalisme assumé avec ces figurines en bois grandeur nature, elle préside les festivités, pardon, les hostilités… Si le Macbeth shakespearien se voulait l’archétype de la tragédie politique, celui de Ionesco représente la farce politique par excellence : le pouvoir n’est qu’absurdité et folie, caprice d’hommes imbus d’une volonté de puissance diabolique.
Jérémie Le Louët, le metteur en scène, a très bien compris le message de Ionesco. Qui, pour les vingt ans de la compagnie, reprend leur première création qui actait en 2005 la naissance des Dramaticules. Avec l’humour et le sens du jeu qui honore l’excellence de cette bande de comédiens hors pair, trahisons et assassinats pour la conquête du pouvoir s’enchaînent et se ressemblent. Jusqu’à la chute du tyran, lâchement trompé par Lady Macbett… Ubu rôde en coulisse, la bêtise et le grotesque aussi sous couvert d’un rire ravageur. La soirée est plaisante, festive, l’action menée tambour battant et les interprètes, présents sur scène presque d’un bout à l’autre de la représentation, s’en donnent à cœur joie dans cette parodie où seul le ridicule ne tue pas. Au final, le public est-il conduit à s’interroger sur le spectacle que nous offrent les Macbett d’aujourd’hui, tels Trump ou Poutine ? Il faut l’espérer. Yonnel Liégeois
Macbett, Jérôme Le Louet et Les Dramaticules : les 05 (20h) et 06/12 (18h) au Théâtre de Châtillon, 3 rue Sadi Carnot, 92320 Châtillon (Tél. : 01.55.48.06.90). Le 09/12 (14h et 20h30) au Théâtre de Chartres (28), le 17/01/26 (20h) au Théâtre du Val d’Osne à Saint-Maurice (94), le 23/01 ( 20h30) aux Passerelles de Pontault-Combault (77), le 30/01 (20h) au Théâtre de Chelles (77), le 06/02 (14h30 et 20h30) à l’Espace culturel Boris Vian des Ulis (91).
Au théâtre de L’épée de bois (75) à la Cartoucherie, Alexandre Martin-Varroy présente les Sonnets de Shakespeare. Un spectacle musical de belle facture qui magnifie le propos du natif de Stratford. Avec Julia Sinoimeri, accordéoniste virtuose et Théodore Vibert, musicien expert en électroacoustique.
Alexandre Martin-Varroy a réalisé un spectacle musical autour des Sonnets de Shakespeare. Il en a retenu 30 sur les 154 qu’implique ce recueil, composé de longue haleine et dûment célébré comme né d’un génie poétique infiniment supérieur. C’est sous le titreIf Music Be the Food of Loveque s’offre généreusement cet objet théâtral, d’un tel raffinement qu’il en est peu d’exemples ces temps-ci. Alexandre Martin-Varroy est acteur et chanteur. Baryton à la voix ardente et sûre, il incarne le poète, dans la parole censée être adressée à un jeune homme aimé (irréprochable traduction de Jean-Michel Désprats, en alexandrins) qu’il alterne subtilement avec le chant, en langue anglaise, à partir de chansons de Shakespeare issues de maintes pièces, de Hamlet à la Nuit des rois, de Cymbeline à Comme il vous plaira et le Songe d’une nuit d’été…
Le répertoire vocal, mis en musique par de grands compositeurs, magnifie littéralement la gravité essentielle de l’enjeu. Julia Sinoimeri, accordéoniste virtuose, vêtue de noir sous une haute couronne de cheveux roux, va et vient mélodieusement sur la scène où, côté jardin, Théodore Vibert, musicien expert en électroacoustique, semble inventer à vue des sons inouïs. Ce qui ne l’empêche pas, à point nommé, de prendre place dans le cadre doré où il figure « le frais ornement du monde », soit l’élu du poète. Cela se joue dans une scénographie (Aurélie Thomas) baignée d’une aura de mélancolie, sous de savantes lumières de clair-obscur (Olivier Oudiou), avec un lit où peut s’étendre le poète, ce rêveur sans trêve éveillé.
Une rare conjonction de talents a donc concouru à faire d’If Music Be the Food of Love un enchantement sombre, dans lequel l’amour en énigme frôle sans fin le désir de mort, ce dans un monde de tout temps irrespirable. Le souffle de William Shakespeare parvient encore à lui faire rendre gorge, par sa grâce éternelle, à toujours explorer. Hugo disait : « Shakespeare ne ment pas… Il est tout le premier saisi par sa création. Il est son propre prisonnier. Il frissonne de son fantôme et il vous en fait frissonner. (…) Shakespeare incarne toute la nature. (…) Il a l’émotion, l’instinct, le cri vrai, l’accent juste, toute la multitude humaine avec sa rumeur. Sa poésie, c’est lui, et en même temps, c’est vous ». On ne saurait mieux dire. Jean-Pierre Léonardini
If Music Be the Food of Love, Alexandre Martin-Varroy (spectacle musical en français) : Du 04/12 au 21/12, du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 16h30. Théâtre de l’Épée de bois, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris (Tél. : 01.48.08.39.74). Les 08 et 09/12, 20h30, au Théâtre Montansier, 13 rue des Réservoirs, 78000 Versailles, (Tél. : 01.39.20.16.00).
En 1986, l’ONU institue le 2 décembre Journée internationale pour l’abolition de l’esclavage. De la traite négrière d’hier à l’esclavagisme contemporain, l’asservissement de millions d’hommes, femmes et enfants a sévi et perdure. Historiens et chercheurs, écrivains et poètes en rendent compte.
Avec Travail, capitalisme et société esclavagiste, l’historienne Caroline Oudin-Bastide prend d’emblée son lecteur à contre-pied. Documents à l’appui et bilan de recherches extrêmement fines l’autorisent à affirmer que la valeur travail, à l’œuvre dans les sociétés esclavagistes de Guadeloupe et de Martinique, ne peut être analysée sur le même mode que celui en germe de la modernité capitaliste dans les sociétés occidentales. En Europe, Angleterre et France d’abord, non seulement la bourgeoisie industrielle voit dans le travail le meilleur moyen d’asseoir ses profits mais surtout exploiteurs et exploités, au fil du temps, pensent le travail comme source d’émancipation individuelle et collective. Un regard radicalement différent de celui posé par les planteurs et colons des Antilles, ne partageant en rien « l’esprit du capitalisme » : il leur faut d’abord assujettir d’autres hommes à la tâche pour mieux « cultiver l’oisiveté, s’adonner au jeu et aux plaisir », ensuite pour faire échec à cette « paresse naturelle » qui, selon eux, détermine l’homme noir. Aucune volonté donc de valoriser le travail, d’autant qu’ici il est synonyme de violences, de privations et de mort.
Un tel regard n’incite cependant pas l’historienne à nier les enjeux économiques ni le poids des richesses accumulées grâce au travail des esclaves. Pour preuve, le magistral « essai d’histoire globale » d’Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières, qui parvient à rendre intelligible et clair « la complexité d’un des phénomènes mondiaux à l’origine du monde moderne » : « l’infâme trafic » d’hommes noirs, monstrueux par son étendue géographique (Afrique, Amérique, Orient) et son amplitude dans le temps (près de quatorze siècles)… L’historien n’hésite d’ailleurs pas à bousculer les tabous en ce qui concerne d’abord l’esclavage dans les sociétés africaines et orientales, en invitant ensuite son lecteur à faire la distinction entre l’histoire de l’esclavage et celle des traites négrières… Couronné par de nombreux prix, le livre de Pétré-Grenouilleau s’impose, vraiment « la » référence en la matière : une matière d’ailleurs « houleuse » dont fut victime l’universitaire de Lorient lorsque devoir mémoriel et recherche historique ne s’estiment plus complémentaires mais adversaires. Qui n’en a cure et récidive avec La révolution abolitionniste : une somme qui rend compte de la longue marche du projet abolitionniste sous ses trois dimensions, chronologique (de l’Antiquité au XIXème siècle) – géographique (de la Chine aux mondes musulmans) – thématique (de l’histoire des religions à l’analyse des pratiques politiques), pour basculer « d’un combat solitaire de quelques individus à un phénomène global inaugurant une liste ininterrompue de conquêtes au nom des droits de l’homme ». Un document de longue haleine, près de 500 pages, pourtant édifiant et captivant, érudit mais pas savant !
Pour mesurer véritablement ce que fut l’horreur du génocide négrier et de la colonisation, par exemple sous le règne de Léopold II, rien de tel que la lecture bouleversante de Congod’Éric Vuillard (prix Goncourt 2017 pour L’ordre du jour) ! À la conférence de Berlin en 1884, les puissances d’Europe se partagent l’Afrique et le Congo devient propriété personnelle du roi des Belges : posséder huit fois la Belgique, c’est tout de même quelque chose ! Et de faire fortune avec l’ivoire et le caoutchouc… Du nègre récalcitrant à la tâche, avec la miséricorde bienveillante des missionnaires, on coupe les mains, des paniers de mains en fin de journée que le colon exhibe et immortalise fièrement sur photo sépia. « L’effroi nous saisit en regardant ces photographies d’enfants aux mains coupées », écrit Éric Vuillard, « les cadavres, les petits paniers pleins de phalanges, les tas de paumes ». Sans masquer non plus cette face si longtemps cachée, et parfois toujours niée par les États concernés : la traite des Noirs d’Afrique par le monde arabo-musulman ! « Qui a concerné dix-sept millions de victimes pendant plus de treize siècles sans interruption », précise l’anthropologue franco-sénégalais Tidiane N’Diaye dans Le génocide voilé. Une traite minimisée, contrairement à la traite occidentale vers l’Amérique…
Sur un autre mode narratif, se révèle formidablement passionnante et réjouissante la lecture du « Nègre de personne » de l’écrivain martiniquais Roland Brival ! Le voyage romancé d’un jeune homme en 1939 sur le pont du paquebot Normandie, en route vers l’Amérique… « Il s’appelle Léon-Gontran Damas, il vient de publier à Paris son premier recueil, Pigments, préfacé par Robert Desnos », précise Roland Brival, « il est, avec Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, l’un des fondateurs du mouvement de la Négritude ». Le natif de Cayenne part à la rencontre des intellectuels noirs américains de la « Harlem Renaissance ». Il y rencontre surtout le racisme quotidien, l’apartheid au jour le jour, mais aussi les grands leaders de la cause noire, Harlem, le jazz et l’amour… Une désullision cependant, au regard de l’idéologie véhiculée, lançant « je ne crois pas à la guerre des races ni des cultures » et plaidant pour une société métissée, « je me sens plus métisse que nègre ». Quant au livre de la juriste Georgina Vaz Cabral spécialisée sur la question des droits de l’homme, La traite des êtres humains, c’est une plongée hallucinante dans ce qu’il est coutume d’appeler « l’esclavage contemporain» : travail des enfants et enfants-soldats, faux mariage, ateliers clandestins, prostitution, gens de maison séquestrés… Des beaux quartiers parisiens à l’Arabie Saoudite, des riches hôtels particuliers au Qatar, la même réalité sordide : employées et ouvriers surexploités, passeports confisqués, sévices journaliers. Il ne s’agit plus là d’un trafic humain réglementé par des lois ou des codes étatiques, nous sommes en face d’un capitalisme sans morale ni raison, voire de réseaux mafieux à l’échelle intercontinentale. L’esclavage moderne est un fléau qui concerne 50 millions de personnes à travers le monde selon l’O.I.T., l’Organisation internationale du travail.
Une barbarie moderne face à laquelle les institutions internationales ont encore peine à s’opposer par la loi, à démasquer, à condamner et encore plus à prévenir. Pour le plus grand malheur d’êtres humains, femmes et enfants essentiellement. Yonnel Liégeois
L’Afrique, terre d’esclavage
Un continent, au temps de l’esclavage… Nous sommes à la Cour d’Abomey, capitale du Dahomey (le Bénin, de nos jours), sous le règne du jeune roi Guézo. Qui confie au jeune Timothée une mission de la plus haute importance : ramener au pays la reine-mère, vendue comme esclave au Brésil suite à de sombres guerres intestines ! Le chant des cannes à sucre, plus qu’un roman d’aventures, est un hymne à la terre patrie, ses pistes couleur ocre et sa culture ancestrale. Une prise de conscience, en cette année 1822, de l’inanité de l’esclavage qui enrichit les colons européens coulant des jours heureux à Ouidah, ultime étape pour les populations indigènes embarquées en des contrées hostiles, une révélation pour le jeune matelot qui rejette cette économie de l’asservissement au nom de l’amour de sa belle. Au pays natal du vaudou, le regretté Barnabé Laye, béninois d’origine, cultive une plume qui caracole de vague en vague avec chatoyance, plongeant son lecteur dans les chaleurs et la torpeur de l’Afrique profonde, une plume aux mille couleurs et senteurs loin de la traditionnelle carte postale.
Aimé Césaire, quelques décennies plus tôt, s’était plongé à corps perdu dans l’écriture duCahier d’un retour au pays natal. Prise de conscience d’une couleur, d’une histoire, d’une culture qui unifie dans un même souffle racines africaines et déportation négrière. Outre la luxuriance de la langue, surgit entre les lignes la force du retournement intérieur dont est agité le poète à l’évocation de la cellule de Toussaint Louverture et de « Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité ». Pourquoi ce cri d’un Nègre eut alors tant d’échos ? Parce qu’il entend de la cale « monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit d’un qu’on jette à la mer… ». Parce que, proclame-t-il alors en 1939, à la face de la puissance coloniale et à la veille d’une autre barbarie, celle des camps nazis, « ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes, que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la négrerie, que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes ».
Un Cahier dont un autre gamin de Martinique, Édouard Glissant, s’abreuvera, se nourrira ! Pour lui, l’expérience de la cale négrière est fondamentale. Comme le rappelle le rituel de la Route aux esclaves, à Ouidah au Bénin, longue de quatre kilomètres jusqu’à la mer… Elle nous raconte, sans chaînes aux pieds, le tragique destin de deux millions d’hommes, de femmes et d’enfants arrachés à leurs terres au temps de la traite négrière. Deux millions d’humains, selon les estimations les plus sérieuses… Avec une cérémonie obligée pour tous, enchaînés les uns aux autres, fers aux mains et aux pieds : avant d’être enfermés dans des cases pendant de longues semaines dans l’obscurité la plus totale, un test de résistance à ce qu’ils allaient subir ensuite dans les cales de bateaux, faire neuf fois le tour de l’Arbre de l’oubli pour les hommes, sept fois pour les femmes, afin de gommer tout souvenir de leur vie d’Africain… Pour Glissant, une étape fondamentale, déterminante pour ces milliers d’humains dans leur manière de faire humanité lorsqu’ils échouèrent ensuite sur les côtes des Amériques ou des Antilles ! Eux à qui on voulait même effacer toute mémoire individuelle, eux qui furent contraints d’abandonner de force terre-culture-croyance-origine, ceux-là même furent conduits par la force des choses à se reconstruire, à réinventer leur identité par la seule force de leur imaginaire. « La même douleur de l’arrachement, et la même totale spoliation », écrit le regretté Édouard Glissant dans Mémoires des esclavages. « L’Africain déporté est dépouillé de ses langues, de ses dieux, de ses outils, de ses instruments quotidiens, de son savoir, de sa mesure du temps, de son imaginaire des paysages, tout cela s’est englouti et a été digéré dans le ventre du bateau négrier ». Des paroles fortes, émouvantes. Qui pourraient déboucher sur la plainte, l’exigence de réparation. Certes, mais pas seulement, explique le philosophe, la figure de l’Africain comme Migrant absolument et totalement nu « va permettre à l’Africain déporté, quel que soit l’endroit du continent où il aura été débarqué puis trafiqué, de recomposer, avec la toute-puissance de la mémoire désolée, les traces de ses cultures d’origine, et de les mettre en connivence avec les outils et les instruments nouveaux dont on lui aura imposé l’usage, et ainsi de créer, de faire surgir… des cultures de créolisation parmi les plus considérables qui soient, à la fois fécondes d’une richesse de vérité toute particulière et riches d’être valables pour tous dans l’actuel panorama du monde ».
Patrick Chamoiseau reprend à sa façon le flambeau des mains de Glissant. Qui, dans l’un de ses derniers ouvrages,Frères migrants, se fait l’héritier de sa pensée. « La mondialisation n’a pas prévu le surgissement de l’humain, elle n’a prévu que des consommateurs », écrit-il. La mondialisation se veut marché, la mondialité se vit partage ! En particulier le partage du monde et de ses richesses… Des cales négrières, nous sommes passés aux errances transfrontalières, aux naufrages en mer par notre refus de partager le monde et ses richesses. Par notre refus de nous ouvrir à l’autre, à son humanité alors que le migrant nous invite à migrer de notre confort, de nos certitudes, de notre tranquillité, de nos marchés en tout genre qui ne sont qu’accumulation de profits et non prolifération de désirs ! « Les États-nations d’Europe qui ont tant migré, tant brisé de frontières, tant conquis, dominé, et qui dominent encore », écrit Chamoiseau, « ceux-là mêmes veulent enchouker à résidence misères, terreurs et pauvretés humaines. Ils prétendent que le monde d’au-delà de leurs seules frontières n’a rien à voir avec leur monde ». Voilà pourquoi, aujourd’hui, l’image du migrant nous est insupportable : elle alimente l’intranquillité de nos consciences au regard de ce que nous avons fait de ce monde. Y.L.
Rue du Monde ? Plutôt une avenue pavée de livres pour la jeunesse… Une maison d’édition fondée en 1996 : quand l’invention créatrice explose entre les pages, ça décoiffe chez les Mickeys ! À l’occasion du 41ème Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil (93), le parcours d’Alain Serres, auteur et éditeur.
Il était une fois en pays d’Oil un gentil Prince, amoureux du vert des arbres comme des vers des trouvères. Dans le parc du château, il aimait rassembler les enfants, ceux de la Cour et de ses servants. Pour leur conter de folles histoires, mieux encore, leur en donner à lire et écrire. Souvenez-vous, Brel, le grand Jacques et poète comme lui, chanta ce qui aurait pu lui servir de devise : « Fils de bourgeois ou fils d’apôtres tous les enfants sont comme les vôtres, Fils de César ou fils de rien tous les enfants sont comme le tien »…
Reprenons : il était une fois un jeune instituteur, Alain Serres, le premier de son espèce en ces années 80 à enseigner en classe maternelle. Nommé, à sa sortie de l’École Normale de Versailles, dans une classe du Val Fourré à Mantes la Jolie… Que faire avec des enfants en bas âge, à l’époque déjà sans repères ? Leur raconter des histoires bien sûr, mieux encore les écrire soi-même à un moment où le livre « jeunesse » bouillonne de vitalité et d’inventivité : c’est ce qu’entreprend l’intrépide instituteur et conteur, bon prince pour ses petits élèves. Qui publie une cinquantaine de livres chez les éditeurs réputés du secteur jeunesse, avide de transmettre aux enfants quelques clefs de la connaissance sous forme pédagogique, surtout ludique et artistique. Dans les années 95, la disparition de nombreuses petites maisons d’édition, dont La Farandole, lui fait craindre le pire pour l’avenir de la création en ce secteur littéraire. Le dynamique raconteur d’histoires lance alors une souscription auprès de divers partenaires pour créer une maison et éditer un premier livre sous le nouveau label. Pari gagné en 1996 : Rue du Monde voit le jour, Le grand livre des droits de l’enfant fait un tabac au Salon du livre de jeunesse de Montreuil, plus de 50 000 exemplaires vendus en dix ans !
D’emblée, presse et libraires s’intéressent à ce qui se mijote dans le chaudron magique sis Rue du Monde : le livre pour enfants pourrait-il donc être tout aussi ludique que citoyen, porteur autant d’imaginaire que de sens ? « Notre projet initial n’était pas d’imposer un système de valeurs entre nos pages », commente Alain Serres, « mais de proposer aux enfants un regard critique sur le monde qu’ils habitent, les inviter à s’y inscrire et à s’y construire en référence à quelques repères qui sont patrimoine commun : le sens de la fête, du partage et de l’amitié ». Un exemple, texte à l’appui ? Même les mangues ont des papiers, conçu par Yves Pinguilly et Aurélia Fronty, raconte l’histoire de Momo et Khady, deux enfants africains désireux d’embarquer pour l’autre monde… Las, sans papiers, impossible de débarquer, contrairement à la cargaison de mangues si convoitées de l’autre côté et en règle avec les autorités ! Sans manichéisme, mais avec une riche palette de couleurs, un tel ouvrage renvoie ainsi à la lutte des « sans-papiers » de Paris, Lyon, Marseille ou d’ailleurs. L’album invite surtout les enfants à ouvrir le dialogue avec les parents sur les causes de l’immigration clandestine.
Le ciel est – il pour autant au beau fixe sur la tête du secteur du livre de jeunesse ? Alain Serres, ce fils de cheminot et ancien instituteur reconverti en éditeur, le confirme, l’édition Jeunesse en France est incontestablement la meilleure du monde. Il n’empêche, « la pression économique est très forte, régulièrement on apprend qu’un grand groupe a encore avalé un petit éditeur indépendant. Ces mammouths de l’édition tirent les prix vers le bas, au point que nous ne pouvons plus suivre surtout si, comme Rue du Monde, nous continuons à fabriquer nos livres en France ». Ce qui permet à une telle maison d’asseoir sa pérennité économique ? Le soutien du réseau de la lecture publique, libraires et bibliothèques, qui applaudit à la « valeur ajoutée » citoyenne et artistique d’albums tels que Je vous aime tant illustré par Olivier Tallec et Le plus grand des petits cirques d’Aurélia Grandin. Le directeur de « la plus grande des petites maisons d’édition », en son écrin de verdure de Voisins – le – Bretonneux, regrette toutefois que l’effort des BCE, les bibliothèques de comité d’entreprise, ne soient pas encore à la hauteur de ses espérances, « elles qui auraient les meilleures raisons historiques et idéologiques de faire mieux et autrement ».
Pourtant la solidarité, Rue du Monde, on connaît : droits d’auteur de On vous écrit de la terre reversés à l’Unicef, 1000 ouvrages offerts à des enfants en difficulté lors de la Journée nationale des droits de l’enfant, organisation de l’opération « L’été des bouquins solidaires » depuis 2004 avec le Secours populaire permettant d’offrir des bouquins aux gamins qui ne partent pas en vacances… Alors, les enfants, faîtes le geste qui sauve : prenez papa ou maman par la main, rendez-vous au Salon du livre de Montreuil, quittez les lieux avec un, deux et même trois albums. Bonne lecture, petits et grands ! Yonnel Liégeois
Les éditions Rue du Monde, 5 rue de Port Royal, 78960 Voisins-Le-Bretonneux (Tél. : 01.30.48.08.38).
41ème Salon du livre et de la presse jeunesse, 400 éditeurs – 2000 auteurs et illustrateurs, du 26/11 au 01/12 (entrée libre, avec présentation obligatoire d’un billet) : Paris Montreuil expo, 128 rue de Paris, 93100 Montreuil.
La sélection des Chantiers
LA CITÉ DES LETTRES : un gros coup de cœur pour ce petit chef-d’œuvre d’un couple d’architectes de Stockholm. Ils ont réalisé vingt-six constructions alphabétiques en hommage aux lettres, avec toute leur maîtrise de l’architecture et leur fantaisie de jeunes créateurs ! Ils nous ouvrent la porte d’une véritable cité où se succèdent des bâtiments, des maisons, des immeubles dans lesquels on peut plonger pour voir tout ce qu’il s’y passe.
Jonas Tjäder et Maja Knochenhauer (dès 4 ans, 40 p., 18€).
LOUP NOIR, LOUP BLANC : une légende d’origine Cherokee dont le thème est populaire, celui du Loup noir (de la violence) et du Loup blanc (de la bienveillance) qui cohabitent en nous, est au cœur de cet album. Le conteur Patrick Fischmann ancre superbement ce récit dans la culture indienne et réussit à l’étendre au comportement des humains sur la planète, eux aussi, globalement confrontés au choix qu’ils doivent ensemble effectuer, entre ces deux loups.
Patrick Fischmann et Aurélia Fronty (dès 5 ans, 48 p., 18€).
MARTIN ET ROSA : une nouvelle édition de ce double portrait important. Avec un sticker « Édition spéciale 70 ans », il marque l’anniversaire de l’action de Rosa Parks, le 1er décembre 1955, et le boycott des bus qui débuta le 5 décembre pour aboutir un an après. Ces portraits croisés de deux grandes figures de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis, Rosa Parks et Martin Luther King, l’un et l’autre victimes du racisme ordinaire dans leur enfance, parlent fort aux jeunes d’aujourd’hui.
Raphaële Frier et Zaü (dès 8 ans et pour tous, 56 p., 19€).
FABLES POUR LE PAYS DE DEMAIN : trente fables écrites au futur ! Elles projettent espoirs, humour et chaleur humaine dans le monde de Demain des enfants d’aujourd’hui. Autant de pieds de nez aux racistes (avec un zèbre à rayures blanches et un autre à rayures noires !), à l’égoïsme, à la violence, ou un salut à ceux qui nettoient les étoiles de mer pour qu’elles brillent longtemps dans le ciel.
Alain Serres et Laurent Corvaisier (dès 6 ans, 52 p., 16€).
Grande Ourse et Pépite d’Or 2025
Figure singulière de la création jeunesse, Benoît Jacques a été distingué du prix de la Grande Ourse pour son parcours d’auteur, d’illustrateur et d’éditeur. Né à Bruxelles, il s’intéresse très tôt à la création. Il a fondé sa propre maison d’édition indépendante. Son dernier titre, Journal : L’enquête qui piétinait – intégrale de la saison 1, est paru le 15 octobre. Benoît Jacques sera présent au Salon pour deux rendez-vous : le 30/11 à 16h pour la rencontre « Dans la peau d’une Grande Ourse » (niveau 1 – Scène d’en haut) et le 01/12 à 14h30, lors d’un entretien à la Télé du Salon. Il succède à Susie Morgenstern, récompensée en 2024.
Adèle Maury remporte la Pépite d’Or 2025 pour Béril en bataille (Sarbacane). Née en 1999, Adèle Maury est diplômée des Arts décoratifs de Strasbourg. Elle vit désormais à Bruxelles. Elle a remporté le prix du concours Jeunes talents du festival d’Angoulême en 2020. La plupart du temps, ses héros sont des animaux car elle est plus à l’aise avec leur expressivité. Quatre autres ouvrages ont été distingués par des jurys 100% jeune public : Aurore Petit remporte la Pépite livre illustré pour Pavel et Mousse (Les Fourmis rouges), tandis que Lisa Blumen est récompensée en bande dessinée avec Sangliers (L’employé du moi). Côté fiction, Benoît Richter s’impose en catégorie junior avec La Jeune Fille au crâne (Nathan) et Alex Cousseau en ado pour Courir le vaste monde (Doado, Le Rouergue).
Béril est né dans une campagne vide d’hommes et d’enfants. Quand son père, berger, emmène ses chèvres paître sur les collines voisines, le petit garçon va jouer avec ses amis, Coltaire le lièvre, et Anour la coccinelle, avec qui lui seul a le pouvoir de communiquer. Il se rend vite compte que les bêtes vieillissent plus vite que lui et que leur espérance de vie est plus courte que la sienne. Alors, arrivé à l’âge qu’on dit adulte, le deuil et la solitude lui font perdre toute aptitude à parler avec les animaux. Sans repère et curieux du monde des humains et des villes auquel il n’a jamais vraiment eu accès, Béril devra trouver sa voie : reprendre la ferme familiale ou voler de ses propres ailes (éditions Sarbacane, 192 p., 26€).
La remise officielle des prix se tiendra le 30/11 à 15h sur la Scène d’en haut du 41ème Salon de Montreuil, en présence des membres des différents jurys.
Jusqu’au 1er décembre, se tient à Montreuil (93) la 41e édition du Salon du livre et de la presse jeunesse qui ouvre ses portes sous le signe de l’empathie et de « L’art de l’autre ». Rencontre avec Alain Serres, auteur et fondateur des éditions Rue du monde.
En 2026, Rue du monde fêtera ses 30 printemps. Maison consacrée à la littérature jeunesse, elle publie inlassablement, malgré les zones de turbulence qu’une maison d’édition indépendante rencontre, des albums illustrés, des récits historiques, des livres scientifiques, de la poésie, des contes, des romans… Avec 650 titres à son actif, elle n’hésite pas à faire appel à des auteurs et autrices, des illustrateurs et illustratrices du monde entier. Certains livres sont devenus des classiques, des incontournables de la littérature jeunesse.
Marie-José Sirach – « Les oiseaux ont des ailes, les enfants ont des livres ! », peut-on lire sur la page d’accueil de votre site. Une phrase qui résume votre projet éditorial ?
Alain Serres – La formule magique nous accompagne depuis que nous sommes sortis de l’œuf, en 1996. Le défi était de bâtir une maison indépendante autour de l’enfant considéré comme être social, acteur et rêveur. Faire des livres nourris de chacun des droits des enfants, dont celui de tout découvrir, l’art et les sciences, le monde naturel et l’histoire… plus l’imagination et la pensée critique, ces vitamines que l’école néglige tant dans ses programmes. Je suis convaincu que, dans la tourmente déstabilisante de ce siècle, le compagnonnage des livres et des enfants est la chance de leur liberté, tout autant que la nôtre. Alors on s’applique encore…
M-J.S. – Dès le départ, vous avez mis en place un réseau qui passe par les bibliothèques et les librairies, les enseignants et les éducateurs. Pourquoi ce choix ?
A.S. – J’aime déjà l’idée que les enfants se tissent des petits réseaux de livres qui résonneront longtemps en eux, loin des pièges de ces autres réseaux prétendument sociaux. Je n’ai jamais perdu de vue l’« Apoutsiak » de Paul-Émile Victor, de mes 5 ans : le petit Inuit m’aide toujours à regarder les autres. Et, un peu en miroir, oui, les réseaux professionnels de l’enfance, de la culture et de l’éducation populaire ont été décisifs pour nous. On a pu commencer à dérouler notre rue de papier grâce à un millier d’écoles et de bibliothèques, qui ont préacheté les premiers livres, les rendant possibles. Ça coûte cher de faire des albums de belle facture. Et je voulais faire du beau.
M.-J.S. – Comment se porte cette chaîne du livre aujourd’hui ?
A.S. – Tant de bonheurs éditoriaux ! Des centaines de rencontres, de débats, de sourires. Mais, aujourd’hui, la situation est violente.… La chaîne du livre bat de l’aile. Quand on touche à la culture, aux services publics, forcément des chaînons se disloquent et les enfants trinquent. Même si, dans ces domaines, les plaies ne se voient pas immédiatement.
M.-J.S. – Comment le vivez-vous au quotidien ?
A.S. – Il faut éliminer, s’empêcher de réimprimer, lutter pour surnager… Dans les familles, il y a beaucoup moins de moyens pour acheter des livres, il y a tellement plus urgent. Les ventes globales en librairies se tassent donc, mais les chiffres dissimulent une autre réalité. Les piles de titres très séducteurs invisibilisent de plus en plus de livres audacieux. Désormais certains livres naissent mort-nés. Et ce sont peut-être les meilleurs ! Les écoles et les bibliothèques manquent aussi dramatiquement de moyens, de formation, de perspectives… Pourvu que les bonnes librairies tiennent le choc, que les auteurs survivent, que les professionnels de l’enfance, dès la crèche et la maternelle, ne désespèrent pas !
M.-J.S. – Des maisons comme la vôtre ont-elles la force de résister ?
A.S. – Nous sommes nombreux à ne tenir qu’à un fil. Comment accepter que l’on ne touche pas aux trésors accumulés des grandes fortunes et qu’on pioche dans les menus trésors culturels que les enfants ont en poche, le passe culture, par exemple ? Comment tolérer que des bulles opaques comme les holdings puissent légalement détourner les richesses produites par nos intelligences vers des placements financiers stériles ? Et, oui, Rue du monde est en danger. Mais on sait que l’on peut compter sur beaucoup d’énergies, le public, mais aussi des syndicats, des associations, des personnalités. On va tout faire pour tenir alors que débute l’année de nos 30 ans !
M.-J.S. – Vous êtes partenaire du Secours populaire. Depuis 2003, 125 000 ouvrages ont été offerts aux enfants. Vous êtes aussi associé au Printemps des poètes. En quoi ces initiatives sont-elles constitutives de votre ligne éditoriale ?
A.S. – J’ai grandi dans une modeste famille de cheminots, mais il y avait toujours un billet pour le Secours populaire ou une petite ambulance à vendre pour aider le peuple vietnamien. Alors, aujourd’hui, Rue du monde tient naturellement sa place côté solidarité, et avec le Secours populaire qui a toujours inclus les droits culturels des enfants parmi leurs nourritures vitales. Quant à la poésie, elle est un point fort de notre maison. Avec, chaque année, trois ou quatre nouveautés, au printemps. Comment les enfants pourraient-ils espérer vivre libres et heureux sans apprendre à ouvrir cette porte en eux ?
M.-J.S. – Vous publiez des livres devenus des classiques, des signatures incontournables comme Daeninckx, Siméon, Pef, Place, Zaü, et de nombreux auteurs venus d’Argentine, du Japon… C’est un signe d’hospitalité offerte au monde ?
A.S. – Notre Rue veut être celle des rencontres heureuses. On dit aux jeunes, et à leurs familles, voilà ce qui se crée là-bas en Finlande, en Iran… Ça te ressemble et tu ne t’en doutais pas. On a même un livre-CD qui fait découvrir 20 langues. Si Trump l’avait lu, gamin, peut-être que ça l’aurait sauvé !
M.-J.S. – Le Salon du livre et de la presse jeunesse à Montreuil est un rendez-vous incontournable pour le public mais aussi les professionnels. En quoi est-il un marqueur de l’édition jeunesse ?
A.S. –C’est la plus grande manifestation publique en Europe autour du livre jeunesse, pour tous les dévoreurs de bouquins, mais aussi pour ceux qui ne savent pas encore qu’ils vont le devenir. C’est festif, revigorant. On y parlera aussi beaucoup de ce qui nous tire vers le bas, cette année. Au-delà de nos grandes signatures, nous recevons Gee-eun Lee, venue de Corée, et le duo Romanyshyn-Lesiv, de Lviv, en Ukraine, pour la sortie de leur documentaire événement « Tout le monde se parle ! », qui raconte en images l’aventure de la communication chez les humains et les espèces vivantes.
M.-J.S. – Si vous aviez trois livres à conseiller ?
A.S. – Sûrement Loup noir, loup blanc, la haine et la bienveillance qui s’opposent dans le monde et parfois en nous. Les images d’Aurélia Fronty nous transportent aux sources cherokees de ce conte. C’est puissant, et important d’en parler ensemble. Peut-être aussi ces Fables pour le pays de Demain !, toutes écrites au futur et réalisées pour les 80 ans du Secours populaire, avec le peintre Laurent Corvaisier. À apporter à l’école… pour rafraîchir La Fontaine ! Et, pour les plus petits,la Cité des lettres, un album signé par deux jeunes architectes suédois qui transforment chaque lettre de l’alphabet en une maison ouverte aux mille découvertes. Un bel ouvrage qui donne envie d’apprendre à lire et à créer, à son tour. Là encore, c’est aussi la force de la littérature jeunesse. Propos recueillis par Marie-José Sirach
41ème Salon du livre et de la presse jeunesse, 400 éditeurs – 2000 auteurs et illustrateurs, du 26/11 au 01/12 (entrée libre, avec présentation obligatoire d’un billet) : Paris Montreuil expo, 128 rue de Paris, 93100 Montreuil.Les éditions Rue du Monde, 5 rue de Port Royal, 78960 Voisins-Le-Bretonneux (Tél. : 01.30.48.08.38).
Une quadruple sélection
– Mais qui est donc Naruhito Tanaka ? Autrefois ancien samouraï, désormais arboriculteur bonsaïka, sa reconversion est le fruit d’une prise de conscience : trop de morts sur les champs de bataille. L’ancien guerrier devient jardinier pacifiste, sculpte désormais les bonzaïs à l’aide de son katana. Sa réputation parvient aux oreilles de l’empereur… À partir de photographies d’intérieurs miniatures, Thierry Dedieu reconstitue chaque scène avec un soin précieux et sculpte personnages et objets, en pâte à modeler. Un album photo très zen.
Naruhito Tanaka, de Thierry Dedieu. Seuil jeunesse, 14€. À partir de 4 ans.
– Un livre poème dédié à « tous les enfants rêveurs et aux bénévoles du Secours populaire ». Trente petites fables écrites au futur et à lire au présent, un pied de nez salutaire et joyeux à tous les racistes et obscurantistes. Quand l’amitié, la fraternité et la solidarité l’emportent sur la bêtise, la violence et la peur… Les mots d’Alain Serres font mouche et les dessins, vifs et colorés, de Laurent Corvaisier participent de cet enchantement. Un album à lire en famille.
Fables pour le pays de demain, Alain Serres-Laurent Corvaisier. Rue du monde, 16€. À partir de 6 ans.
– Le troll hante les forêts et attaque les promeneurs solitaires ; le phooka est un gnome qui dévore les enfants mais épargne les nains et les elfes ; le korrigan est un lutin qui vit dans les dolmens et danse jusqu’au bout de la nuit ; le farfadet, un esprit malin qui adore faire des blagues ; le dyona se transforme en monstre et dévore les hommes, mais le djinn, lui, peut vous rendre heureux… Depuis la nuit des temps, ces créatures hantent les légendes. Imaginés et dessinés par Nadja, ces monstres constituent un bestiaire passionnant et même amusant. À lire pour conjurer toutes les peurs.
Le Livre des créatures, de Nadja. Actes Sud jeunesse, 25€. À partir de 6 ans.
– Dans la ville grise, un rayon de soleil : le bus jaune, celui qui transporte les enfants à l’école, emmène les anciens se balader à la campagne. Un jour, on le remise à l’écart de la ville ; plus tard, on le laisse encore plus loin, aux pieds des montagnes. Cette histoire réserve de belles surprises. Jamais le bus jaune n’est abandonné à son sort, il va servir d’aire de jeu pour les gamins, de refuge aux sans-abri, aux animaux… Les dessins au crayon, réalisés à partir de maquettes minutieuses, évoquent tous les paysages de ce conte fantastique et fantaisiste, illuminés par le jaune vif du bus.
Le Bus jaune, de Loren Long. HongFei, 16,90€. À partir de 5 ans.
Au théâtre du Rond-Point (75),le Munstrum théâtre présente Makbeth. Avec un K à la place du C, une version délirante d’une des plus célèbres pièces de Shakespeare… À partir d’un travail artistique méticuleux, d’un jeu d’acteur grand-guignol, se construit un spectacle gore où l’hémoglobine coule à flot. Paru sur le site Arts-chipels, l’article de notre consœur et contributrice Mireille Davidovici.
Sur la lande brumeuse, les combats font rage. Corps à corps sanglants, jets de grenades, explosions, incendies… Ambiance guerre de tranchée et film de cape et d’épée, avec costumes moyenâgeux, dans l’esthétique de la série Games of Throne. Un corps est planté dans la terre, tête en bas, pieds au ciel. Des bras volent dans les airs. Un soldat agonise tripes à l’air, le tout enveloppé de généreuses volutes de fumée… Certaines scènes rappellent les Désastres de la guerre de Goya. Une vision essentiellement picturale, à l’instar de tout le spectacle, succession de tableaux magnifiques. Quand les armes se sont tues, commence la pièce — que la superstition veut « maudite » — de Shakespeare, avec l’apparition, sur la route de Macbeth et Banquo, d’une créature surnaturelle indéterminée. Elle annonce au premier qu’il sera général puis roi, au second qu’il sera père de rois. La prophétie réjouit Lady Macbeth mais angoisse déjà son époux, saisi de mauvais pressentiments : « Macbeth a tué le sommeil ! ». On connaît la suite : le couple n’épargnera personne, l’assassinat de Duncan, roi d’Écosse étant le prélude à une sauvagerie en chaîne et un délire paranoïaque qui atteindront, dans cette adaptation, des sommets apocalyptiques.
Entre tragédie et parodie
Ionesco avait modifié la graphie de son adaptation avec un double « t » final, ici c’est un « K » qui s’introduit dans le titre. Pour Louis Arene, qui signe la mise en scène, cette incongruité indique un décalage par rapport à l’œuvre originelle, une distanciation qu’opère aussi la traduction de Lucas Samain. On peut y voir aussi une allusion à Kafka ou encore un respect de l’orthographe du vieil anglais, qu’on trouve dans les Chroniques de l’historien anglais Raphael Holinshed, publiées en 1577, source majeure des pièces de Marlowe et de Shakespeare dont Macbeth, Le Roi Lear et Cymbeline. Pour insuffler une dimension comique à cette tragédie, l’une des plus sombres de l’auteur élisabéthain, l’adaptation se nourrit d’anachronismes, de situations et de personnages nouveaux. En particulier le fou qui traverse la pièce, sorte de transfuge du Roi Lear, personnage ambigu, sage, sarcastique et assassin à ses heures. Acrobate hors pair,Erwan Tarlet virevolte, en tutu et basket et, entre deux pirouettes, va même s’adresser, dans un mélange de français et mauvais anglais, aux universitaires spécialistes de Shakespeare qui se seraient fourvoyés dans cette salle : « Vous n’êtes pas au bout de vos peines ! » « C’est un spectacle triste ! » conclut-il.
Louis Arene et Lionel Lingelser, directeurs de la compagnie alsacienne, se taillent la part du lion en jouant Makbeth et sa Lady. Celle-ci n’apparaît pas en drag-queen, mais en reine d’une élégance débraillée : elle déambule, affublée d’une tente Quechua en guise de traîne, sous laquelle se réfugie son timoré d’époux. La troupe, comme d’habitude, nourrit son imagerie foisonnante, par une recherche esthétique sur les costumes, postiches, et ne lésine pas sur les effets spéciaux. Dans ce spectacle monstre, les masques permettent de naviguer entre le rire et l’effroi avec une grande souplesse. Ainsi, le roi Macdunn n’est qu’un tyran obèse, affublé d’un ventre en mousse flasque. Sous ses allures de baudruche, il est aussi redoutable que stupide, à la manière du Père Ubu.
Une mascarade grandiose
De même qu’il y a confusion des esthétiques, le spectacle joue sur la confusion des genres : coiffes et maquillages outrés gomment les différences entre les sexes. Les interprètes, avec leurs prothèses ont une neutralité marionnettique. Les corps se démembrent, les viscères et le sang gicle avec effets grand-guignolesques. Les mains rouges du couple maudit maculent leur corps entier, souillent leurs vêtements. Au comble de la fureur meurtrière des protagonistes, l’hémoglobine coule à flot. Et au final, Makbeth plonge littéralement dans un bain de sang, avant d’être pendu, tête en bas, comme un vulgaire quartier de bœuf, par des créatures maléfiques, émanation tentaculaire de l’être prophétique apparu au début de la pièce. Devenu meurtrier par un concours de circonstances, le Makbeth du Monstrum devient une bête sanguinaire, un assassin en série. Les acteurs à l’énergie sans limites nous entraînent dans un univers cauchemardesque et fantasmagorique. Ils donnent un élan joyeux à la noirceur shakespearienne en mêlant au-delà de l’absurde, kitch, cruauté et exhibitionnisme. Ce sordide délirant et poétique, loin de toute vulgarité, force sur la veine comique, qui n’est nullement dans la pièce d’origine mais lui donne une résonance contemporaine. On peut cependant regretter l’excès d’effets spéciaux, les scènes répétitives, qui alourdissent la représentation.
Dans une transe joyeuse, un chaos dévastateur, ce théâtre de la cruauté transforme la catastrophe en rire. Sous cette avalanche d’images et de gags forcenés s’ouvrent les portes d’un enfer : celui de la guerre et du crime, l’antichambre du pouvoir qu’a si bien montrée William Shakespeare. Tout comme ses personnages, les puissants d’aujourd’hui commettent des massacres de masse, parfois au nom de la civilisation et de la démocratie.
Un Makbeth d’aujourd’hui
« Nous montons Makbeth, car la douleur de ce monde est insupportable. […] Au-delà de la fable politique, c’est aussi nos ténèbres individuelles que la pièce nous incite à contempler », écrit Louis Arene. « La catharsis nous permet l’empathie, la consolation, nous donne la force de regarder les monstres en face […] mais nous montons aussi Makbeth car au Munstrum, notre quête est celle de la Joie », poursuit le metteur en scène. Le public ne s’y trompe pas. Saisi de rire et d’horreur, il réagit au quart de tour à ce théâtre de genre, il remercie la troupe en se levant dans un tonnerre d’applaudissements. Mireille Davidovici, photos Jean-Louis Fernandez
Makbeth, le Munstrum théâtre : jusqu’au 13/12 au Théâtre du Rond-Point, du mercredi au vendredi à 19h30, le samedi à 18h30 et le dimanche à 15h. Les 5 et 6/03/26 au Carreau, Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan. Les 11 et 12/03 à la MC2 de Grenoble.