Archives de Catégorie: Musique/chanson

Dans le chaos du monde

Aux Plateaux sauvages (75), Cécile Garcia Fogel présente In situ. En dialogue avec le jazzman Pierre Durand, la comédienne s’empare du poème de Patrick Bouvet. Un duo de choc, ardent et abrasif, avec la complicité de Joël Jouanneau.

Venu de la musique, pratiquant du sampling, Patrick Bouvet applique cette technique de collage à sa poésie sonore. « J’utilise des échantillonneurs qui permettent de prendre des bouts de sons à droite à gauche, et peut-être ce geste-là est-il à l’origine de ma démarche d’écriture ». Il enchâsse sauvagement les mots dans les phrases et les envoie balader hors contexte, tels des électrons libres, pour subvertir la langue et créer des effets (d)étonants. In situ, son premier livre est paru aux éditions de l’Olivier en1999, Shot suivra en 2000, puis d’autres, tous ancrés dans une même expérimentation langagière dans l’esprit de la Beat Generation états-unienne.

Dans In situ, les vocables qui traînent un peu partout dans les conversations et les médias se percutent dans la grande lessiveuse du verbiage paranoïaque contemporain pour dire, selon l’auteur, l’état du monde. Terrorisme, vidéosurveillance, guerre, hélicoptères et sirène, désertification et catastrophes en tous genres, prises d’otages, pétrole et fric… En vrac, le capitalisme libéral précipite la planète et les hommes à leur perte : “ la sortie de la ville/ le charnier/ de la paix : l’eldorado / de la mort”, selon Patrick Bouvet. Quelque’un.e. aspire cependant à retrouver le paradis perdu, sur les pas d’un Adam cherchant son Eve (et vice versa)

Le choc des mots en terrain miné

Dès les premiers mots, Cécile Gargia Fogel nous entraîne dans cette prose bousculée, à l’instar de la réalité violente des temps présents : « “le risque zéro/ça n’existe pas »/ une femme aurait traversé les barrages/avec une arme à/feu/dans son sac/des scénarios de détournement d’avion de prise d’otages de/ gaz toxiques dans le métro ont été testés/mais/ »le risque zéro ça/n’existe pas ». Elle est cet individu qui traverse des paysages incendiés, bombardés, à la recherche d’un territoire encore vierge (le Sahara d’antan, couvert le lacs)… Dans d’héroïques cavalcades ou sur des tempos plus apaisés, sa voix épouse cette écriture de l’urgence construite en boucles successives. En dialogue avec sa rage et ses coups de gueule, ses indignations ironiques, ses fatigues passagères, ses repos de la guerrière, ses mélopées envoûtantes, la guitare de Pierre Durand joue une partition heurtée à la manière de la prose : tantôt jazz, tantôt riffs discordants, tantôt larsen, tantôt silences.

L’ardente actrice et le musicien abrasif s’engagent physiquement dans des jeux de scène pas toujours nécessaires. Pourtant, cette énergie mise au service d’un verbe poétique et brutal emporte l’auditoire. Une immersion charnelle et poétique dans un monde qui nous échappe sans cesse davantage. Mireille Davidovici, photos Laurent Pasche

In situ, Cécile Garcia Fogel : jusqu’au 15/03 (spectacle présenté en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers/Hors les murs), du lundi au vendredi à 20h, le samedi à 17h30. Les plateaux sauvages, 5 rue des Plâtrières, 75020 Paris (Tél. : 01.83.75.55.70). Le texte est publié aux Éditions de l’Olivier.

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De Gaulle à La Fontaine…

Jusqu’au 09/03 pour l’un et le 22/02 pour l’autre, Lionel Courtot propose De Gaulle apparaît en songe à Emmanuel Macron au Dejazet, Camille Granville Foi d’animal au Théâtre du Soleil. Des bêtes politiques aux animaux du fabuliste, une satire mordante et farcesque du temps présent.

Jean-Marie Besset a écrit De Gaulle apparaît en songe à Emmanuel Macron, que met en scène Lionel Courtot au Théâtre Déjazet. Cette « fantaisie politique » installe donc face à face l’encombrante figure de « l’homme du 18 juin » confite dans l’histoire et celle, volatile, vibrionnante, de l’homme de la dissolution. En robe de chambre et pyjama rayé, il s’endort dans l’aile est de l’Élysée. Surgit le fantôme du Général. S’engage un dialogue, au cours duquel la haute existence passée de l’un va surplomber la vie présente aléatoire de l’autre. Les interrogations de Macron sur le monde actuel se heurtent au destin accompli du Général, qui eut affaire à des circonstances géostratégiques d’une envergure cardinale. Il le rappelle en brèves répliques, sur un ton paternaliste et bourru. Macron veut lui faire saisir, quitte à s’énerver, combien les enjeux ne sont plus les mêmes…

L’attraction gît dans l’aspect des deux personnages, dont il faut attraper la ressemblance. Stéphane Dausse en de Gaulle, cela devient sa spécialité. Dans une autre pièce de Besset, Jean Moulin, évangile, il endossait déjà la gestuelle économe et l’intonation singulière du modèle. C’est presque à s’y casser le nez. Nicolas Vial invente un Macron plausible, avec des sursauts d’égotisme exaspéré et exaspérant. La partition verbale est fidèle (sans doute trop) à ce que l’on sait du Général, car on pouvait espérer que cette rencontre de nuit soit « shakespearisée », c’est-à-dire plus mordante ou farcesque, au-delà du constat attendu.

Avec Foi d’animal !, la comédienne Camille Granville nous plonge à ravir, de façon neuve, dans l’univers des fables de Jean de La Fontaine. Elle en a choisi de peu connues : le cerf se voyant dans l’eau, le Rat et l’Huître, le Chat et les Deux Moineaux, les Deux Rats, le Renard et l’Œuf, etc… Sauf à la fin, en apothéose du spectacle, la Cigale et la Fourmi… Ces fables, elle les commente avec esprit, elle les théâtralise, par la mimique, la gestuelle, le dire inventif jusqu’au chant, avec l’épatante complicité de Michel Froehly à la guitare électrique, maître pince-sans-rire de riffs impayables. Jean-Pierre Léonardini

De Gaulle apparaît en songe à Emmanuel Macron : jusqu’au 09/03, du mardi au samedi à 20h30, les samedi et dimanche à 16h. Théâtre Déjazet, 41 boulevard du temple, 75003 Paris (Tél. : 01.48.87.52.55). Le texte édité chez l‘Aucèu libre.

Foi d’animal ! : jusqu’au 22/02, du jeudi au vendredi à 20h, les samedi et dimanche à 16h. Théâtre du Soleil, la Cartoucherie, Route du Champ de manœuvre, 75012 Paris (Tél. : 01.43.74.24.08).

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Thomas Jolly, plaidoyer pour la culture

Lors des 40e Victoires de la Musique, le 14 février, Thomas Jolly a marqué la soirée avec un discours engagé, à la différence des autres artistes récompensés. Malgré un temps imparti, indiqué par la musique qui commençait à recouvrir sa voix, le metteur en scène est allé au bout d’un discours qu’il avait consciencieusement écrit sur son téléphone. Publié par nos confrères de Scèneweb

« Dans cette victoire, il y en a d’autres, elle en contient plusieurs, et c’est la victoire de l’unité sur la division, de la joie sur l’effroi, de l’accueil sur le repli.

La victoire de notre aspiration à bien vivre ensemble, à se respecter, à se considérer.

La victoire de l’altérité comme force, de notre diversité comme richesse.

La victoire d’un récit commun, les uns tout contre les autres et pas les uns contre les autres.

Ces cérémonies sont quatre démonstrations du pouvoir fédérateur et émancipateur du spectacle vivant, pour le singulier et le commun, pour l’individuel et le collectif.

Un outil pour faire société et célébrer notre humanité partagée.

Alors comme on dit, les jeux sont faits et rien ne va plus, si le spectacle vivant porte en lui cette puissance émancipatrice, il ne peut rien sans un pouvoir qui le considère et le soutient.

Aussi je m’étonne, dans cette période de tourments multiples, de voir ici ou là les moyens pour la culture affaiblis ou tout bonnement retirés.

La culture coûte, mais elle rapporte aussi, économiquement bien sûr. Ce qu’elle rapporte immatériellement est inestimable, elle est au service de l’intérêt général.

C’est ce que je crois être la vocation de la politique. Alors, on a beaucoup dit et beaucoup entendu que ces jeux étaient une parenthèse.

Cela induit que forcément à un moment donné elle doit se refermer.

Moi je vois ça plutôt comme une brèche, une brèche lumineuse dans l’ombre épaisse et grandissante qui plane sur nous, que cette victoire qui contient toutes les autres victoires, collectives et partagées, nous servent de lanterne. Merci. »

Thomas Jolly

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François Tanguy et le Radeau

Jusqu’au 09/02, au théâtre de l’Aquarium (75), le Théâtre du Radeau présente Par autan. La dernière création de François Tanguy, décédé en décembre 2022. Un spectacle où les comédiens, entre sons et lumières, emportés par le souffle du vent d’autan, se transforment en tableaux vivants, créent des paysages poignants ou légers.

François Tanguy est mort le 7 décembre 2022, à la veille de la première de Par autan au Théâtre de Gennevilliers. En quarante ans de création et une vingtaine de spectacles avec le Théâtre du Radeau, qu’il avait rejoint au Mans en 1982, il a profondément marqué la pratique et la pensée du théâtre. Les critiques et les théoriciens de la scène n’ont pas manqué d’analyser cet art si particulier de la composition et de l’interprétation, où corps et décors, voix et costumes, textes et musiques, réminiscences et apparitions, présences et perspectives se mettent mutuellement en abyme.

François Tanguy, traces : un numéro hors-série de la revue Frictions, théâtres/écritures. Sous la houlette de son directeur, Jean-Pierre Han, la revue se déclare particulièrement heureuse de consacrer un numéro entier à François Tanguy, « pour peu que sa réalisation parvienne à rendre compte de sa présence, de son être-là« . Au fil de témoignages, rencontres et conversations, propres écrits et commentaires du metteur en scène et créateur, entrecoupés d’images et photographies, une suite de « traces » pour approcher au plus près la trajectoire d’un homme qui s’ingéniait à « prendre soin de tout un chacun » (Hors-série n°10, 200 p., 15€).

Pour l’heure, nous remettons en ligne l’article de Jean-Pierre Han, contributeur aux Chantiers de culture, paru en janvier 2023 lors des représentations de Par autan au TNS de Strasbourg. Yonnel Liégeois

François Tanguy pour toujours

Stupeur de la disparition de François Tanguy s’estompant lentement avec le temps, le Théâtre du Radeau a repris la route et poursuit la tournée de son dernier opus, Par autancréé en mai 2022. Première étape au TNS : un intense moment d’émotion pour l’équipe et les comédiens, Laurence Chable en tête, sans François Tanguy, mais avec lui quand même absolument partout dans le spectacle, comme dans tous ses spectacles, toujours. Tout au plus sommes – nous plus attentifs aujourd’hui à cette omniprésence. On pense, du coup, à la chaise vide posée sur le plateau lors des représentations du théâtre Cricot après le décès de son créateur Tadeusz Kantor, cet autre artiste absolu que François Tanguy appréciait tant.

L’émotion est d’autant plus forte cette fois-ci qu’il semble, qu’emporté par le souffle de ce vent d’autan qui balaye tout sur son passage, François Tanguy était en train de se frayer un nouveau chemin dans son parcours d’artiste. Ce vent, on le sent, on l’aperçoit dans ses effets, avec ces grands rideaux flottants qui se gonflent devant les comédiens parfois collés en ligne les uns aux autres ne pouvant résister au mouvement et l’accompagnant. C’est magnifique, beauté sur beauté, celle du plateau dans les nouvelles configurations de cadres, dans la circulation des comédiens toujours étrangement accoutrés avec coiffes, postiches bien visibles et se présentant comme tels, gants, chapeaux, costumes et accoutrements mirobolants tout droit sortis de malles sans fond, et autres accessoires, tout cela on le connaît, et pourtant le retour au même est toujours nouveau, renouvelé, comme les déplacements dans une chorégraphie parfois acrobatique, sans cesse réétudiée.

Ces olibrius nous sont désormais fraternels, fantômes bien présents, on les retrouve d’un spectacle à l’autre dans des nouvelles postures, dans des nouvelles figures. C’est cependant un nouveau chemin que François Tanguy traçait avec Par autan : on pourra désormais toujours rêver en imaginant vers quelles autres contrées il nous aurait mené. Quelque chose s’ouvre avec ce spectacle dont le titre, après PassimSoubresaut et Item, a définitivement quitté les rives musicales (Choral, Orphéon, Coda, Ricercar, Onzième, etc.) et donne à entendre Robert Walser, Shakespeare, Kafka, Tchekhov, Dostoïevski et quelques autres. Pour bien enfoncer le clou (de la compréhension ?), un petit « livret de paroles » est distribué aux spectateurs… Toujours et plus que jamais, Brahms, Dvorak, Grieg, Scarlatti, Schumann entre autres se font entendre, alors même qu’un nouveau venu, le pianiste Samuel Boré, vient se mettre de la partie et ajouter à l’ordre/désordre du plateau. Autre dimension qui se fait jour, celle d’un certain humour lové au cœur de ce bric-à-brac si bien agencé.

Oui, vraiment, vers quels chemins François Tanguy allait – il nous mener ? Avec ses très fidèles Laurence Chable et Frode Bjǿrnstad, accompagnés cette fois-ci par Martine Dupré, Vincent Joly, Érik Gerken, Samuel Boré donc et la petite dernière Anaïs Muller. Et toujours avec François Fauvel, à la régie et aux lumières, Éric Goudard au son… Jean-Pierre Han

Par autan, de François Tanguy : jusqu’au 09/02. Du mercredi au vendredi à 20h30, le samedi à 19h, le dimanche à 15h. Théâtre de l’Aquarium, La Cartoucherie, 2 route du champ de manœuvre, 75012 Paris (Tél. : 01.43.74.99.61).

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Prévert, rêveur d’images

Jusqu’au 16/02, le musée de Montmartre (75) organise une originale exposition Jacques Prévert, rêveur d’images. Disparu le 11 avril 1977, un immense poète louangé de la maternelle à l’université, surréaliste puis sous influence communiste un temps mais toujours iconoclaste. Apprécié des plasticiens pour ses collages, chanté par les plus belles voix, encensé par les plus grands noms du cinéma.

« À l’occasion de la célébration du centenaire du surréalisme et du 70ème anniversaire de l’installation de Prévert en 1955 à la Cité Véron, au-dessus du Moulin Rouge dans le 18ème arrondissement, le musée de Montmartre met à l’honneur celui qu’on connaît d’abord et surtout comme poète et scénariste, mais dont la création s’étend bien au-delà. Jacques Prévert est un artiste aux multiples facettes (…) qui a consacré une part importante de sa vie aux arts visuels.

Planches de scénarios illustrées, éphémérides, collaborations artistiques avec des peintres, sculpteurs et photographes, collages surréalistes : tel un alchimiste, il jongle avec les images comme il manie les mots. Il les décortique, les assemble, construit et crée des mondes « à la Prévert », nous emportant dans sa rêverie et son temps. Profondément poétiques et visuelles, elles viennent enrichir notre compréhension de l’univers prolifique de l’artiste ».

Eugénie Bachelot Prévert et Alice S. Legé, commissaires d’exposition

La subversion poétique

S’éteint en terre normande, le 11 avril 1977, Jacques Prévert, l’auteur des Feuilles Mortes. « L’une des cinq chansons françaises qui ont fait le tour du monde, avec une version japonaise, chinoise, russe, arabe… », soulignait Françoise Canetti en 2017, l’année du 40ème anniversaire du décès du poète où nouveautés littéraires et discographiques se ramassaient à la pelle ! Elle fut la maître d’œuvre d’un formidable coffret de trois CD rassemblant 45 chansons et 25 poèmes du grand Jacques avec pas moins de 35 interprètes. De Cora Vaucaire à Bob Dylan, d’Iggy Pop à Jean Guidoni, de Jeanne Moreau à Philippe Léotard… Clope au bec, chapeau sur la tête et toutou à ses pieds, le regard songeur sur les quais de Seine comme l’immortalisa son copain photographe Robert Doisneau, Prévert s’en moquerait aujourd’hui : près de 500 établissements scolaires portent son nom, le plaçant juste derrière Jules Ferry en tête de ce classement honorifique !

Une notoriété qui eut l’heur de déplaire à certains. « Jacques Prévert est un con », déclarait sans préambule Michel Houellebecq dans un article aux Lettres Françaises en 1992. Pourquoi ? Parce que ses poèmes sont appris à l’école, qu’il chante les fleurs et les oiseaux, qu’il est un libertaire donc un imbécile… Si d’aucuns n’apprécient guère les auteurs populaires, ils furent pourtant nombreux, les gens de renom, à saluer la sortie du recueil Paroles en 1946 : André Gide, René Char, Georges Bataille, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre ! « Ses détracteurs n’ont certainement pas lu toute son œuvre, mon grand-père avait conscience d’être enfermé dans son rôle de poète des écoles », déplore Eugénie Bachelot-Prévert. Pourtant, « il a aussi écrit des textes très subversifs, en réalité les personnes qui l’attaquent estiment que la poésie doit être réservée à une élite ». Avec Prévert, il faut apprendre à dépasser les clichés, à goûter la force de son verbe autant que celle de ses engagements politiques et sociaux, à mesurer la pluralité de son talent.

Qui ne se souvient du célèbre Dîner de têtes, du Cancre ou de Barbara ? Des poèmes passés à la postérité que des générations de lecteurs, d’abord en culottes courtes puis montés en sève sous leurs cheveux blancs, ne cessent de déclamer avec bonheur et volupté… La mémoire, tenace, ne peut oublier ce qui fait trace ! D’aucuns pourtant l’ignorent, selon l’expression même du grand Jacques, certains de ces poèmes furent proférés, « gueulés » en des lieux où la poésie ordinairement n’avait pas droit de cité : à la porte des usines, à l’entrée des cités. Ainsi, en va-t-il de cette hilarante et pourtant dramatique Pêche à la baleine écrite en 1933 et publiée dès 1946 dans le recueil Paroles. C’est ce que nous révèle André Heinrich, patient et éminent collecteur de l’intégralité des Sketches et chœurs parlés pour le groupe Octobre. Même s’il refusa toujours de « se faire mettre en cellule », Prévert très tôt afficha une sensibilité proche des milieux communistes. Déjà, au temps du surréalisme, avec Tanguy et Duhamel, le trio infernal clamait son indépendance, juste pour contrarier André Breton dont il ne supportait pas l’autoritarisme ! Ami du peuple, des pauvres et des miséreux, Prévert ne cessera de dénoncer l’injustice mais il demeurera toujours rétif à tout embrigadement, tout système, toute hiérarchie. À l’image de son compère Boris Vian, dont il sera voisin de palier cité Véron à Paris, derrière le Moulin-Rouge.

Jacquot l’anarchiste ne pouvait supporter la charité mielleuse du cercle familial, les généraux, les évêques et les patrons… Alors, il écrit des textes et des chansons pour la FTOF, la Fédération du Théâtre Ouvrier Français, d’inspiration communiste. Qu’il joue ensuite, avec la bande des joyeux lurons du groupe Octobre (Maurice Baquet, Sylvia Bataille, Roger Blin, Raymond Bussières, Paul Grimault, Pierre Prévert…), aux portes des usines Citroën en grève par exemple ! Un grand moment de révolte où le nom du patron rime avec millions et citron, un appel ouvert à la grève généralisée clamé à la Maison des syndicats en mars 1933… Suivront d’autres pamphlets, devenus des classiques aussi célèbres que les écrits dits « poétiques » de Jacques Prévert : La bataille de Fontenoy, L’émasculée conception ou La famille Tuyau – de – PoêlePrévert brandit haut « La crosse en l’air » contre cette société qui s’enrichit sur le dos des exclus. C’est pour tous ces gens de peu qu’il part en croisade « crier, hurler, gueuler… Gueuler pour ses camarades du monde entier, ses camarades cimentiers…, ses camarades égoutiers…, ses camarades surmenés, exploités et mal payés…, pour ses camarades de toutes les couleurs, de tous les pays ». La lecture réjouissante d’une œuvre puissante qui, de nos jours, n’a rien perdu de son acuité.

Une œuvre, une écriture que Prévert le scénariste décline aussi au cinéma avec les plus grands réalisateurs (Marcel Carné, Jean Renoir, Paul Grimault…) et comédiens (Jean Gabin, Arletty, Michèle Morgan, Michel Simon, Louis Jouvet…) de son temps ! Des répliques ciselées au cordeau, passées à la postérité, dont chacun se souvient (« Bizarre, moi j’ai dit bizarre, comme c’est bizarre », « T’as d’beaux yeux, tu sais ») comme des films culte dont elles sont extraites : « Le crime de monsieur Lange », « Drôle de drame », « Quai des brumes », « Les enfants du paradis »… Le cinéma ? Un art auquel l’initie son frère Pierre dans les années 30, qu’il affine après guerre en compagnie de Paul Grimault, l’un des précurseurs du cinéma d’animation en France. Ensemble, ils signent « Le roi et l’oiseau », un authentique chef d’œuvre à voir ou revoir absolument.

Prévert adore aussi rassembler des éléments divers (photos, tissus, dessins..) pour épingler encore le monde par-delà les mots… Des collages qu’il offre ensuite à Minette sa fille ou à Picasso son ami. C’est en 1948, suite à un grave accident, que Prévert alité se prend à jouer du ciseau, de la colle et du pinceau. Un passe-temps qui se transforme très vite en une véritable passion, encouragée par ses potes Picasso et Miro. Il maraude gravures et documents chez les bouquinistes des quais de Seine, il taille menu les photographies de Brassaï et de Doisneau, il cisaille sans vergogne images et cartes postales. Au terme de son existence, il aura réalisé pas loin de 1000 collages, d’aucuns étonnants de beauté, d’humour et d’imagination. De surprenantes œuvres d’art au parfum surréaliste et fantaisiste, méconnues du grand public… En un superbe coffret, outre le recueil Paroles, les éditions Gallimard ont eu la bonne idée d’y ajouter un fascicule des plus beaux collages de Prévert. Où l’humour et la couleur explosent à chaque page, un superbe cadeau à offrir, voire à s’offrir !

Au panthéon de La Pléiade, la célèbre collection sur papier bible, Jacquot l’anticlérical doit bien rigoler en son éternelle demeure. Il en est une, en tout cas, qu’il n’a jamais déserté de son vivant, qui nous le rend immortel : celle du Verbe proclamé, chanté, colorié ou filmé. « La poésie, c’est ce qu’on rêve et qu’on imagine, ce qu’on désire et ce qui arrive, souvent », écrivait Jacques Prévert. À vos plumes, poètes des villes et des champs, v’là le printemps ! Yonnel Liégeois

Jacques Prévert, rêveur d’images : Jusqu’au 16/02, ouvert tous les jours de 10h à 18h. Musée de Montmartre, 12 rue Cortot, 75018 Paris (Tél. : 01.49.25.89.39).

À lire, à écouter :

– Jacques Prévert, œuvres complètes : deux volumes à La Pléiade, sous la direction de Danièle Gasiglia-Laster et Arnaud Laster. Paris Prévert, de Danièle Gasiglia-Laster en collaboration avec Fatras/Succession Jacques Prévert.

Paroles : un coffret comprenant le recueil de poèmes et un fascicule de collages.

Jacques Prévert n’est pas un poète : une biographie dessinée d’Hervé Bourhis et Christian Cailleaux.

Prévert&Paris, promenades buissonnières, Le cinéma dessiné de Jacques Prévert : les principaux ouvrages signés par Carole Aurouet, docteur en littérature et civilisation françaises à l’université Paris III-Sorbonne nouvelle et éminente érudite de l’univers « prévertien ».

– Jacques Prévert, ces chansons qui nous ressemblent : un coffret de trois CD comprenant 70 chansons et poèmes.

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Jamait, de verre en vers…

Revisitant son répertoire et vingt ans de carrière, Yves Jamait se souvient avec son Plancha Tour. Chantant le monde qui va et vient. Surtout le monde qui ne va pas bien, le temps qui file au lendemain de la soixantaine, la dernière tournée au bar, le blues des ruptures. Toujours avec le même plaisir à l’affiche.

Un brin de nostalgie au cœur, une chope de bière en main, la casquette toujours vissée sur la tête… C’était en 2016, c’est peut-être la dernière au bar, le bistrot va bientôt fermer, il n’empêche : le goûteur de demi qui ne fait jamais les choses à moitié donne encore de la voix, fidèle à ses habitudes ! Yves Jamait ? Une chanson populaire, dans la veine de ce courant entre réalisme et poésie. Des mots ciselés à la perfection, des mélodies qui s’accrochent aux oreilles, un artiste à l’image de ceux-là qui ont bourlingué de bistrot en cabaret à la rencontre de leur public, avant d’espérer faire un jour la une des media : le regretté Allain Leprest, Agnès Bihl, Loïc Lantoine, Zaz, Jehan…

« Que les media nous ignorent, je m’en moque », affirme sans détour le joyeux enfant de la Bourgogne, « les radios fonctionnent sur des critères aberrants qui nivellent tout, je préfère la scène, au moins je fais du spectacle vivant toute l’année ! ». Lui, le cuisinier de métier, ne se prend pas la tête, il a fait trente-six boulots avant de vivre de la chanson. Le succès, certes il l’apprécie, il y goûte telle une sauce réussie, toujours avec la même envie : qu’au final d’un concert, le public reparte heureux ! Le dijonnais de cœur ne fantasme pas sous les néons de la capitale, « je vais de temps en temps à Paris mais mon parcours est en province ». Avec L’autre, arpenter les routes de la France profonde plutôt que Paname…

Barbara, Brassens, Brel…

À l’appellation « chanson réaliste », le titi des vignobles esquive et préfère en rire, n’appréciant pas trop les classifications, souvent synonymes d’exclusion. « Un terme très péjoratif dans les media » pour celui qui préfère parler de cette chanson qui a du sens. À l’image de ces aînés qu’il prend plaisir à citer, une longue liste d’où émergent les noms de Barbara, Brel, Brassens mais aussi ceux de Béranger et du gars Ferré des années cinquante… Sans oublier Maxime le Forestier, l’idole de ses jeunes années ! « Je préfère miser sur l’intelligence du public », confesse celui qui sait manier l’humour entre deux chansons et parvient, pendant un concert, à faire partager son plaisir d’être sur scène. Avec Jamait, jamais de faux semblants, de la chanson brute peut-être, à cœur et à corps, mais aussi et toujours un divertissement sur de beaux accords, tels « Gare au train » ou « Même sans toi » extraits de la « Saison 4 »… Toujours aussi amoureux des duos, hier avec Zaz et sa propre fille, avec Sanseverino. Des concerts aujourd’hui où, Plancha Tour, il revisite vingt ans de carrière et son répertoire, repris en cœur par le public.

L’amour sur un fil, le temps qui file… Le chanteur aimerait bien « refaire la carte d’un monde disparu » ! Celui sûrement de ce temps où la chanson se baladait d’un trottoir à l’autre, de bistrot en bistrot, entre voix éraillée et piano du pauvre… Qu’on se le dise, même s’il refuse l’étiquette de chanteur engagé, il assume sans rougir ses origines populaires. Elles lui ont permis d’aiguiser son regard sur les aléas de la vie, de creuser un original sillon poétique. Qui mêle le cœur aux tripes, les coups de griffes aux plus jolis mots d’amour. « Chanter, c’est rendre compte de notre vie et de celle des autres en partant des émotions que cela fait naître en nous », confie-t-il. Au premier rang des sentiments, l’amour. Ou plutôt, très souvent, le désamour, comme une quête permanente pour un bonheur bien difficile à construire.

« Peut-on pousser l’introspection jusqu’à l’autre, et puis… d’abord, qui c’est l’autre ?
Celui qui se distingue de ne pas être moi ?…
C’est un mystère… Aussi étrange qu’un chien bleu…
N’est-on pas toujours le chien bleu de quelqu’un ?
Bon, comme ça, ça fait un peu sujet de philo, mais c’est ce truc là que j’ai fouillé, manié, pétri pour en extraire des chansons. Maintenant il faut les faire vivre, leur redonner leur oralité, les entendre, les chanter… ensemble… ça ne se fera pas sans l’autre…
Et l’autre c’est vous ».

Yves Jamait

Dans ce registre, l’homme à la casquette nous conduit ainsi dans les méandres d’histoires amoureuses rimant souvent avec fins malheureuses. Une ambiance sombre se dégage de ces chansons où le mal être et l’errance entraînent les âmes en détresse à noyer leur chagrin au fond d’un verre. Des trajectoires, des destinées que Fréhel, Piaf et d’autres ont chantées bien avant, il y a longtemps… Les moments tragiques de l’existence y sont décrits avec la même force, la même authenticité : chez Jamait, il y a cette faculté à porter un regard incisif sur les souffrances extrêmes, comme celui qu’il pose sur les femmes battues dans « Je passais par hasard ». Sans concession, il traite du malheur vécu au quotidien, évoque ce qui reste encore un tabou.

Avec lui, sans préméditation mais avec force conviction, toute une génération « chantiste » (Agnès Bihl, Karimouche, Sarclo, Carmen Maria Véga, Zaz…) remet au goût du jour la puissance emblématique de ces chansons qui contaient, à mots couverts ou crus, l’exploitation humaine la plus violente, condamnant à leur façon une société qui ne tourne pas rond. Dans la démarche pourtant, aucun signe partisan, si ce n’est celui de témoigner. « J’écris des chansons. Cela reste pour moi une création qui interpelle le sensible, transmet de l’émotion. Je le fais à partir de ce qui me touche, de ce que je connais de la vie », martèle Yves Jamait. Sans ignorer l’humour, le rire salvateur ! « OK tu t’en vas », clame le dijonnais, « c’est triste et ça m’ennuie. Mais si tu pouvais en partant descendre les poubelles »… Vocabulaire décapant, liberté de ton, esprit de révolte, puissance des sentiments !

En paroles et musiques, Yves Jamait illustre une belle page de la chanson française contemporaine. Sans casquette désormais mais toujours avec les mêmes convictions après vingt ans de carrière, onze albums et trois disques d’or… Une chanson ancrée dans la vie de tous les jours, une chanson qui ouvre au dialogue avec le public et privilégie la scène comme lieu d’expression. Yonnel Liégeois

Yves Jamait, la tournée : Le 01/02, Villefranche-sur-Saône (69). Les 02 et 03/02, Beaucourt (90). Le 08/02, Montbrison (42). Le 14/02, Saint-Aubin du Cormier (35). Le 07/03, Toulouse (31). Le 14/03, Namur (Belgique). Le 15/03, Genappe (Belgique). Le 21/03, Beaumont sur Oise (95).

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Paris, Ariane et sa bande

Au théâtre de la Scala (75), Ariane Ascaride propose Paris retrouvée. En compagnie de quatre comédiennes, d’une chanteuse et d’un accordéoniste, un spectacle poétique et littéraire, chansonnier et populaire en hommage à la capitale des Lumières. Où se cachent, sous le pont Mirabeau, Zazie, les Misérables et les enfants du Paradis.

Alignées derrière leur pupitre, elles sont impatientes de fouler le pavé. Au piano du pauvre, les doigts d’orfèvre de David Venitucci égrènent quelques notes. Tout à la fois mélodieuses et impétueuses, nostalgiques ou volcaniques… D’un souffle, l’accordéon donne le ton, les trois coups ont sonné, la fête peut commencer ! « Paris, c’est la ville de mes balades interminables et solitaires sous le soleil de mai, de mes arrêts fascinés sur un pont à regarder les autres en enfilade enjamber la Seine. Cela reste toujours pour moi un enchantement », confesse en préambule la Jeannette des quartiers populaires de Marseille, la Marianne des Fortifs et des banlieues parisiennes.

Amoureuse de Paname, la pie voleuse l’affirme, persiste et signe, « nous décidons aujourd’hui de prêter nos voix à ceux qui ont si bien célébré Paris (…) pour dire qu’elle n’est pas seule dans sa résistance, nous sommes là et mettons nos pas les uns dans les autres, voix à l’unisson, pour faire résonner la musique de ses artères ». Une profession de foi superbement coloriée, psalmodiée et chantée par cette clique de femmes rebelles (Pauline Caupenne, Annick Cisaruk, Délia Espinat-DiefOcéane Mozas et Chloé Réjon) qu’Ariane Ascaride a convoqué en bataillon collé-serré sur la scène de la Piccola Scala !

« Rien n’a l’éclat de Paris dans la poudre
Rien n’est si pur que son front d’insurgé
Rien n’est ni fort ni le feu ni la foudre
Que mon Paris défiant les dangers
Rien n’est si beau que ce Paris que j’ai. »

Louis Aragon

Comme il convient, la troupe entame sa balade chansonnière sur les Champs-Élysées de Joe Dassin pour la clore en compagnie de Dutronc père au petit matin, en fait soixante minutes plus tard, à l’heure où Paris s’éveille : des Beaux quartiers d’Aragon au cimetière du Père Lachaise, des fusillés de la Commune à la Zazie de Queneau pestant contre le métro en grève ! En paroles et musiques, en vers clamés ou chantés (ah, la voix gouailleuse de la Cisaruk !), lavandières ou pétroleuses, combattantes d’hier à aujourd’hui, les six interprètes invitent l’auditoire à joindre leurs pas à celles et ceux, écrivains-musiciens-chanteurs, qui ont immortalisé, pleuré, aimé, arpenté les pavés de Paris. De La danse des bombes de Louise Michel aux Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, des amours contrariés des Enfants du paradis sous la plume de Prévert à ceux-là qui dorment ou meurent sous Le pont Mirabeau d’Apollinaire, quand vient la nuit et sonne l’heure…

Paname la bien-aimée est sertie de folles dorures entre belles littératures et chansons éternelles. Un talentueux accordéoniste et six fiers minois pour charmer nos yeux et ensorceler nos oreilles, un tendre baiser à « Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré » et magnifiquement célébré ! Yonnel Liégeois

Paris retrouvée : avec Ariane Ascaride, Pauline Caupenne, Chloé Réjon, Océane Mozas, Délia Espinat-Dief, la chanteuse Annick Cisaruk et David Venitucci à l’accordéon. Jusqu’au 14/02, les jeudi et vendredi à 19h. La Scala, 13 boulevard de Strasbourg, 75010 Paris (Tél. : 01.40.03.44.30).

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Alice Mendelson, l’adieu

Professeure de lettres, poétesse et conteuse, Alice Mendelson s’est éteinte dans son sommeil, centenaire, le 4 janvier 2025. Ses vers, publiés pour la première fois en décembre 2021, donnèrent lieu au spectacle L’érotisme de vivre avec Catherine Ringer. Depuis, ils voyagent comme de puissants antidotes contre le blues.

Tant d’hommes m’ont plu/Même ceux qui ne me plaisaient pas/Sauf ceux qui étaient beaux, trop beaux, juste à regarder/Excepté toi… et toi…/Même toi, et toi/Surtout toi... Ce soir de février 2022, au Théâtre d’Auxerre (89), la chanteuse Catherine Ringer, longue tresse sur le côté, déclame des poèmes d’Alice Mendelson avec la poétesse Violaine Boneu en robe somptueuse, accompagnées au piano par Grégoire Hetzel. Au milieu du public venu en nombre, l’autrice, 96 ans, assiste à la création de L’érotisme de vivre, une performance tirée du premier recueil de ses poésies au titre éponyme qui vient d’être publié aux éditions Rhubarbe. La découverte est jouissive, tant l’écriture d’Alice Mendelson est une ode aux plaisirs de la vie. Dès lors, un spectacle du duo Ringer-Hetzel, mis en scène par Mauro Gioia, peut tourner. De Montréal à Genève, Sète à Mulhouse, d’Istre à Bischwiller, Paris…

Tes mots, tes bras, loin de moi, bien en cercle./Debout, je m’y glisse./Le monde y est bien rond. Alice Mendelson écrit des poèmes depuis sa jeunesse et voilà qu’à plus de 90 ans, certains sont édités, joués et chantés. Il faut dire qu’elle a le talent d’aller de l’avant. Une fois à la retraite, la professeure de français qui a écumé bien des lycées se forme à l’art du conte auprès de Pascal Quéré. Il devient son confident d’un passé pas toujours joyeux. Il exhume avec elle documents et photos pour élaborer un album en 2017, La petite qui n’est pas loin, découvre ses poèmes et les fait connaître. Des amitiés croisées relaieront la découverte, telle celle de la comédienne et chanteuse Catherine Ringer dont le père Sam Ringer, ancien déporté, était copain avec Alice. L’an passé, c’est avec son ami l’historien Laurent Joly, spécialiste de l’antisémitisme sous Vichy, qu’elle signe Une jeunesse sous l’Occupation.

C’est l’histoire d’un drame et d’un miracle, écrit-elle. Et de nous raconter son enfance dans le 18e arrondissement de Paris. Fille unique de parents juifs polonais qui ont fui les pogroms, elle grandit rue Damrémont au-dessus du salon de coiffure familial. Son père Icek, sympathisant communiste, s’occupe des hommes. Sa mère, Sura-Laya, qui rêvait d’être cantatrice, coiffe les femmes. La boutique tourne bien jusqu’à ce que le gouvernement de Vichy pourchasse les juifs. Dénoncé par un concurrent (on découvre les courriers envoyés au Commissariat général aux Questions Juives), son père, arrêté en 1941, périt à Auschwitz. Avec sa mère, elle échappe à la Rafle du Vel’d’Hiv de juillet 1942, alertées par des voisines. Elles se cacheront en zone libre. Alice, du haut de ses 18 ans, entre en résistance à Limoges. De retour sur Paris à la Libération, sa mère, très affaiblie, bataille pour récupérer ses biens, tandis que le délateur de son mari est acquitté. Dans son épilogue, Alice Mendelson écrit : Vivre pour tous ceux qui n’ont pas eu le droit de vivre, telle a été ma philosophie de vie, de ma longue vie, pleine et heureuse.

Dans mon appartement, mon Ermitage, sans sortir ou presque, je m’amuse à vivre. Dans l’entretien Alice Mendelson, une façon de vieillir, diffusé sur You Tube, son ami Pascal Quéré l’interroge. Alors âgée de 91 ans, Alice nous fait visiter son appartement, nous révèle ses deux postes d’observation tels la grande fenêtre de sa salle de bain : c’est le grand Rex ! Elle nous livre non sans humour ses recettes pour parer les difficultés liées au grand âge : monter dans une voiture, se laver les doigts de pieds… Elle n’occulte pas les moments de flottement mais souriante, elle évoque son capital : son ivresse de vivre. Comme dans son poème, À mes petits :

J’ai mal à l’épaule droite, au rein à droite, au genou droit, au talon droit…
Quelle chance d’avoir un côté gauche !

Le coeur est à gauche.
Quelle chance d’avoir un côté droit !
Mes yeux voient mal, mais encore…
Mon nez reçoit les arômes.
Ma main emboîte ton épaule.
Mon sourire accueille ta silhouette dans la porte…
Quelle chance d’avoir un corps tout entier !

« Vivre, parler et écrire, peut-être même aimer aussi. Avec ça, je crois que je fais le plein. (…) C’est être aux aguets de ce qui va pouvoir être vécu et écrit autrement pour que l’étonnement fondamental soit constamment renouvelé. Là, j’ai livré mon secret final », lâche-t-elle dans un grand éclat de rire. Alice Mendelson a une sacrée philosophie de vie : pour bien vieillir, il faut avoir le vice de la joie. « Sa joie de vivre, son sourire lumineux, son espièglerie ne seront pas oubliés », assure Catherine Ringer. L’érotisme de vivre ? « Ses mots, ses poèmes vibreront encore dans les pages de ses livres et par ma bouche ». Amélie Meffre

L’érotisme de vivre : Alice Mendelson et Catherine Ringer, Grégoire Hetzel au piano et Mauro Gioia à la mise en scène. Le 24/01, Espace Brémontier à Arès (33), 20h30. La tournée en 2025

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Emma Dante, mère poule !

De la Cour du roi de Naples à la basse-cour, Emma Dante présente Re chicchinella. Avec cette fantasque poule aux œufs d’or, la metteure en scène italienne poursuit son immersion dans les contes de Giambattista Basile, un auteur du XVIème siècle. De l’humour scatologique pour une leçon de morale authentique.

Chasseurs ou randonneurs de tous poils, attention aux bêtes à plumes ! Le roi de Naples et de Sicile, parmi moult titres et possessions, en sait quelque chose… D’emblée, Chantiers de culture alerte ses lecteurs et leur adresse un sérieux avertissement, même s’ils n’encourent aucune sanction pénale à passer outre : ne laissez point votre ordinateur ouvert inconsidérément, consultez cette page en éloignant les enfants temporairement… Avec le sérieux d’une plume avertie mais non dépourvue d’humour, en réfutant d’emblée l’accusation de complaisance envers les faits divers des plus scabreux, il va vous être narré une étrange et incroyable affaire de cul qui ébranla le trône napolitain en des temps reculés, la formule est de circonstance.

Montaigne, à la même époque, avait déjà donné l’alerte, « si haut que l’on soit placé, on n’est jamais assis que sur son cul ». Las, l’information n’a pas encore franchi les Alpes. Une maxime, en fait, de peu d’importance lorsque c’est la diarrhée qui malmène vos intestins et affole votre arrière-train… En pleine partie de chasse, le roi susnommé s’en trouva fort marri, il fut pris d’une envie pressante. Se croyant pourvu d’une imagination débordante, face à l’imprévu, il usa d’un paquet de plumes, une poule des bois (pas le champignon, délicieux), en moyen torcheculatif. En souvenir des recommandations de Rabelais sans doute, Gargantua prétendant qu’il n’y a pas de meilleur torche-cul qu’un oison bien duveteux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes… Pas offusquée d’un tel comportement, assemblée bariolée de coqs et poulettes, la cour royale s’improvise alors basse-cour autour de son prince qu’elle peut accuser de tous les maux, sauf de poule mouillée. Qui caquète en chœur sur les planches du théâtre de la Colline où s’est temporairement installé le poulailler.

Las, n’ayant point suivi à la lettre les consignes du moine écrivain et expert réputé en médecine hygiéniste, la poule bien vivante s’est confortablement et durablement installée dans le siège du monarque. Lui causant moult douleurs et préjudices, troublant son sommeil et lui interdisant de s’asseoir. Pas de chance donc, il l’a vraiment dans le cul, la poule ne cessant de faire des siennes, surtout des œufs en or, à chaque débordement de ses sphincters. Un trou royal qui se révèle juteux et dégoulinant pactole pour les courtisans. De tout temps, chacun le sait, l’argent n’a pas d’odeur, le grand et regretté dramaturge Michel Vinaver nous en avait offert une succulente version contemporaine avec Par-dessus bord, une affaire de papier cul, une autre affaire de croupion qui, d’un siècle l’autre, peut rapporter gros.

Quand le roi se meurt au terme d’atroces souffrances, d’un battement d’ailes la poule usurpe trône et couronne au grand bonheur des nantis et puissants. Que le pouvoir sombre en pleine merde, peu importe, l’essentiel est ailleurs : assurer l’avenir florissant de leurs entreprises marchandes et de leurs magouilles financières ! Provocatrice, Emma Dante ne recule devant aucun artifice à la mise en images de cette Chicchinella de Giambattista Basile (1583-1632), extraite de son recueil Le conte des contes devenu un classique de la littérature italienne. Masques flamboyants et costumes colorés, humour et rire attestés, chants et danses débridés, dialogues et quiproquos scéniques savamment épicés ouvrent au final un véritable espace poétique au sein de cet univers hautement scatologique. Des flatulences de la Grande bouffe de Marco Ferreri aux chatoyantes images du cinéma de Fellini…

La pièce est servie par de formidables acteurs, Carmine Maringola en tête d’affiche, dont nous avons déjà salué le talent. Quand le rire déborde de la scène à la fosse, pas septique celle-là, quand la provocation s’arrête aux frontières de la vulgarité, les risques sont maîtrisés, même les enfants peuvent s’en délecter ! Yonnel Liégeois

Re Chicchinella, Giambattista Basile et Emma Dante : Du 7 au 29/01, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30. Les samedi 18 et 25/01, à 17h30 et 20h30. Théâtre de La Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris (Tél. : 01.44.62.52.52).

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Culture, le naufrage programmé

À vous tous, lectrices et lecteurs au long cours ou d’un jour, en cette époque toujours aussi troublante et troublée, meilleurs vœux pour 2025 ! Que cette année nouvelle soit pour vous un temps privilégié de riches découvertes, coups de cœur et coups de colère, passions et révoltes en tout domaine : social et artistique, culturel ou politique.

Radios et télés le claironnent, l’État est en déficit ! Pas les actionnaires du CAC 40 dont les dividendes s’élèvent à 72 milliards d’euros, ni les grands patrons de l’industrie française dont les profits atteignent 153,6 milliards d’euros pour 2024… Ce ne sont pas quelques communistes ou gauchistes attardés qui révèlent ces chiffres, encore moins deux ou trois écologistes contrariés, juste divers économistes et journalistes de la presse spécialisée. En conséquence, au gré de gouvernants qui valsent plus vite que leur ombre, étoiles filantes qui dégainent au fil du temps et des vents, les décisions s’affichent : faibles augmentations des salaires et des retraites, hausse des étiquettes dans la santé, les transports et les biens essentiels ( électricité et eau), dotations des villes et régions au régime sec.

Les premiers budgets à couler ? Ceux de la culture, de l’enseignement et de la santé… Avec effets immédiats en certaines collectivités ! Christelle Morançais, présidente de la région Pays de Loire et amie d’Édouard Philippe, n’a pas fait dans la dentelle. Un sinistre cadeau de Noël à ses administrés, le 20 décembre : 82 millions d’euros d’économies dès 2025, et 100 millions à l’horizon 2028 ! Les coupes sombres ? Culture, sport et vie associative (4,7 millions d’euros en moins en 2025, -10,59 millions en 2028), enseignement secondaire (– 17,5 millions), formation (– 11,03 millions)… « On nous demande de prendre pour modèle le monde de l’entreprise, en nous traitant d’incapables qui ne savent pas dépenser l’argent public », dénonce Catherine Blondeau, la directrice du Grand T. Lourdes les conséquences, de Saint-Nazaire à Laval, d’Angers à La Roche-sur-Yon : pas moins de 2400 emplois et 43% des structures menacés à court terme !

Rédacteur en chef au quotidien Le Monde, Michel Guerrin le précise dans sa chronique en date du 27 décembre. « Si la présidente de la région Pays de la Loire a fait voter à une large majorité un budget culturel en baisse de 73%, il n’y a pas qu’autour de la Loire que la culture est coupée en morceaux. La baisse va de 20% à 30% en Ile-de-France. Autour de 10% en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Un peu moins en Auvergne-Rhône-Alpes ou en Nouvelle-Aquitaine ». Il n’empêche, « Christelle Morançais fait passer Laurent Wauquier, l’ex-président d’Auvergne-Rhône-Alpes, qui a fortement amputé la culture en 2022, pour un enfant de cœur » !

Co-animateur d’une compagnie théâtrale au Mans, le romancier Daniel Pennac ne décolère pas. « Un tel budget veut tout simplement dire que culture et sport sont du luxe« , commente l’auteur de la saga Malaussène. « Que les théâtres ferment, que les festivals meurent, que les libraires, les acteurs, les techniciens n’aient plus les moyens de travailler et que la musique se taise, nous irons beaucoup mieux, voilà ce que nous dit Christelle Morançais ». Dans une tribune au quotidien Le Monde, le comédien Philippe Torreton ne mâche pas ses mots. « Cette personne insinue en un élan populiste que ne bouderait pas Donald Trump que le monde de la culture ne serait qu’une niche de gens gâtés qu’il serait grand temps de confronter au réel, afin, dixit, qu’ils se réinventent ».

De la beauté du monde à sa compréhension

Des décideurs qui feignent d’ignorer combien l’écosystème culturel rapporte à la nation, avec les emplois qu’il crée, l’activité économique qu’il génère… Selon les calculs de l’Insee et les études du ministère de la Culture, en 2013 les activités culturelles contribuaient sept fois plus au PIB français que l’industrie automobile avec 57,8 milliards d’euros de valeur ajoutée par an ! Plus grave au delà des chiffres, réduire la culture à peau de chagrin, c’est amputer la jeunesse en ses capacités d’agir, de réfléchir et de penser à la beauté du monde, les priver des outils essentiels à la compréhension et à la transformation de leur humanité, réduire tous les citoyens au vil statut d’animal sans conscience… « Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude », déclarait déjà en 1951 Albert Camus, prix Nobel de littérature ! « La société marchande couvre d’or et de privilèges les amuseurs décorés du nom d’artistes et les pousse à toutes les concessions ». Ils sont légion, intellos médiatiques et spécialistes auto-proclamés, à squatter les plateaux télé !

Avec force et vigueur, Chantiers de culture désavoue ces fossoyeurs de l’esprit et leur politique d’austérité. En harmonie avec tous les acteurs de la cité, amoureux des arts et lettres. Fidèle au propos d’Antonin Artaud : « Pas tant défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim que d’extraire, de ce qu’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim », affirmait avec conviction l’écrivain dans Le théâtre et son double. Yonnel Liégeois

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Mazùt, du bonheur entre les gouttes !

De Saint-Étienne (42) à Vesoul (65), la compagnie Baro d’evel présente Mazùt. Entre nouveau cirque et danse, théâtre et chant, un spectacle total où l’humain s’interroge sur son devenir. De l’humour au tragique, de la performance physique à la création esthétique.

Une tête de cheval posée bien en évidence sur un bureau, de grandes feuilles de papier sur un autre, des cartes géographiques paraît-il… D’emblée, l’étrange et l’incongru s’imposent sur la scène Jean Dasté de la Comédie de Saint-Étienne. Jusqu’à ce que des fuites d’eau s’échappent des cintres, en cadence, en musique, de plus en plus fréquentes, de plus en plus violentes : paradoxe, du bonheur entre les gouttes !

Un environnement convenu, deux bureaux et deux chaises, un homme et une femme, deux employés ordinaires affairés à leurs petites affaires… Rien de bien particulier, sinon des échanges de place désordonnés et renouvelés entre l’un et l’autre personnage, des mouvements incontrôlés qui semblent les animer et commencent à nous inquiéter : plier et déplier les grandes feuilles de papier, les sortir puis les ranger, les sortir à nouveau, les classer et les mélanger, les étaler et les marquer du coup de tampon fatidique et bureaucratique. Un ballet gestuel stoppé net quand les yeux se lèvent au ciel, stupeur, des gouttes d’eau s’écrasent sur le bureau. Des fuites que les deux protagonistes se doivent de maîtriser en urgence à grand renfort de boîtes de conserve, de petite ou grande taille !

Mazùt bascule alors, et le public avec, dans un autre monde, un univers onirique et fantastique où la prouesse physique s’affiche de pair avec la richesse esthétique, la vérité sensible avec le non-sens, le tragique avec le burlesque. Les filets d’eau se font parfois chute torrentielle, inondant la majeure partie de l’espace. Il faut pourtant continuer à vivre et travailler, tout en plaçant et déplaçant les pots de fer, nouveaux réceptacles des fantasques intempéries, surtout nouveaux repères ou balises dans cette étrange cartographie explosée hors de l’entendement humain. Quoiqu’il en coûte, quoiqu’il advienne, avec l’eau abondante le plateau est devenu terrain glissant… Comme précédemment les feuilles de papier, les corps en solo ou duo – pliés, roulés, tourneboulés, affaissés, contorsionnés, cassés – révèlent avec force images poétiques toute la fébrilité, les faiblesses et impuissances de notre humanité. D’où cette tête de cheval qui se penche avec tendresse vers le visage de l’autre, l’initie à une folle chevauchée surréaliste pour glisser de plus belle dans la marée montante et les affaires courantes !

Claire Lamothe et Julien Cassier, dans un spectacle où la danse et la musique l’emportent sur les mots, sont prodigieux de virtuosité. Maîtrisant à la perfection corps et voix, forts de leur art quand il s’agit d’illustrer la faille ou la chute d’un mouvement joliment chorégraphié, une perte de voix s’éraillant au cœur d’un chant puissant : il faut être forts pour interpréter avec talent l’erreur ou la faute planifiées ! Comment ne pas perdre le nord dans un monde qui ne cesse de déraper, frise l’absurde et l’incohérence ? C’est à y laisser habits et maquillage, à défaut de son latin, tout prenant l’eau au sens propre comme au figuré. De l’humain désarticulé au corps glissant et pataugeant dans l’œil des intempéries, ne faut-il pas recouvrer la posture de l’animal, tel ce cheval à la tête iconique, un parmi d’autres éléments d’égale importance dans l’universelle nature ?

Dans la mise en scène de la compagnie Baro d’evel (Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias), évidemment tout fait sens. « Nous aimons penser la représentation comme une cérémonie, un ré-enchantement, convier toutes les disciplines, avoir sur scène animaux, enfants, artistes, pour fabriquer des spectacles qui emmènent le spectateur dans un labyrinthe intérieur, dans un rêve éveillé ». Au cœur d’une explosion de sons, de couleurs et de lumières, telle cette immense feuille de papier qui se dresse face au public dans la scène finale. Un spectacle totalement désaccordé, sans dessus-dessous, qui semble pourtant indiquer la bonne direction : comme le couple qui nous a étourdi plus d’une heure durant, s’engager sur le même chemin, main dans la main, quoique l’avenir se révèle incertain. Mazùt ? Vous l’avez compris : inénarrable, à voir pour y croire, du bonheur au goutte à goutte ! Yonnel Liégeois

Mazùt, avec Claire Lamothe et Julien Cassier : Du 17 au 19/12 à la Comédie de Saint-Etienne, les 30 et 31/01/25 au théâtre Edwige Feuillère de Vesoul.

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Du mythe au conte…

Entre mythe et conte, Pauline Sales propose Les deux déesses, Penda Diouf La grande ourse. De Déméter à Perséphone, une histoire de famille dans l’univers des dieux qui bouscule le temps présent pour la première pièce, une histoire de mère qui se transforme en ourse en vue de vaincre l’adversité pour la seconde… Deux belles propositions.

Il était une fois Déméter, la déesse de la terre et Zeus son frère, roi de l’Olympe ! Au firmament des dieux, morale et liens consanguins n’ont point cours : l’un viole l’autre selon son bon plaisir, Perséphone est conçue… Plus tard, entre monts et vallées fertiles, une vieille dame croupit en son ehpad. Bloquée dans son fauteuil roulant, elle se souvient. Du temps d’antan, au temps de sa jeune vie de mère et des liens complices noués avec sa fille jusqu’à ce que le dieu des enfers, Hades, la viole et la kidnappe… Entre la cité des morts et la maison des mourants, mythe et réalités, avec Les deux déesses Pauline Sales orchestre avec talent le passage d’un monde à l’autre.

Le mythe originel, moult fois visité par les sociologues et les féministes, la metteure en scène l’enracine dans l’aujourd’hui avec des interrogations fort contemporaines : les rapports parents-enfant, l’avenir de la planète, la place des anciens dans la cité… Humour et sérieux rivalisent de pertinence, les trois comédiennes sont épatantes d’audace et de culot ( Clémentine Allain en Déméter jeune, Claude Lastère en Perséphone, Elisabeth Mazev en Déméter âgée), la partition musicale insuffle plaisir et gaité au jeu de la troupe. Un bonheur total à se poser de bonnes questions sans se prendre la tête !

Le plaisir est renouvelé avec La grande ourse, la pièce de Penda Diouf mise en scène par Anthony Thibault. Au départ, une banale anecdote : une maman jette par terre un papier de bonbon. Un geste déplacé qui n’échappe pas à la police arrêtant la coupable qui accuse à tort son fils, la condamnant à une peine peu enviable, l’humiliation personnelle et collective au regard de tous… Une sentence qui plonge le père dans l’incompréhension et la folie, qui ébranle la mère jusqu’à la déchéance morale avant qu’elle n’invoque les puissances ancestrales et ne renaisse sous l’apparence et la force d’une ourse ! Un conte moderne joliment instruit, magnifiquement interprété par Armelle Abibou, des couleurs et saveurs venues d’ailleurs avec ce griot aux accents du Sénégal psalmodiant ses incantations de mauvais augure au-devant de la scène. Face à une société policée à outrance et sous haute surveillance, une interpellation radicale : en quel monde voulons-nous aimer, danser et chanter ? Yonnel Liégeois

Les deux déesses, Pauline Sales : un spectacle joué jusqu’au 01/12 au TGP de Saint-Denis (93). Le 17/12 à l’Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge. Le 19/12 au théâtre Jacques Carat, Cachan. Le 14/01/25 à L’Estive, Scène nationale de Foix et de l’Ariège. Les 05 et 06/02/25 à la MC2, Maison de la Culture de Grenoble.

La grande ourse, Penda Diouf et Anthony Thibault : Du 07 au 17/12, du mardi au dimanche. MC93, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny (Tél. : 01.41.60.72.72). Le 10/04/25 à L’Avant-Scène, Cognac. Le 18/04 au 3T, Scène conventionnée de Châtellerault.

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Jaurès, la voix du peuple

Au théâtre de l’Essaïon (75), Marie Sauvaneix met en scène Looking for Jaurès. Lorsqu’un comédien entend des voix, ça déménage sur les planches ! Avec Patrick Bonnel, plus vrai que nature sous les traits de l’emblématique tribun.

Surgie des catacombes de l’Essaïon, tantôt doucereuse tantôt impérieuse, en tout cas puissante et stimulante, s’élèvera bientôt une voix passée à la postérité ! Et pas n’importe laquelle, celle d’un emblématique tribun, celle d’un infatigable défenseur des opprimés et des oppressés… Et justement Jean-Patrick l’est fortement, oppressé, sur ce plateau de cinéma où il bafouille son texte, rate encore la scène après moult prises. Insatisfait de sa prestation qu’il boucle au forceps, mécontent surtout des minables rôles qu’on lui propose après cinquante ans de carrière. Shooté au mauvais café, insomniaque, furieux contre lui et la marche du monde, un peu timbré tout de même au plus fort de ses angoisses d’intermittent du spectacle, il se prend à rêver et à entendre une autre musique que celle de ses délires existentiels.

Celle d’un homme à la barbe blanchie, au ventre joliment rebondi, au chapeau bien arrondi et au poing solidairement brandi… Qui se prétend Jaurès et l’invite à jouer son personnage, d’une toute autre envergure que ses piètres rôles de composition ! Une voix insistante, au point que le comédien en mal de reconnaissance endosse au final le costume de l’emblématique tribun. Avec force persuasion, il se mue en conteur du parcours familial et philosophique, social et politique, de l’incontournable défenseur de la cause du peuple, de l’infatigable souteneur de la lutte des ouvriers, de l’inoubliable orateur à la parole républicaine ! De Toulouse à Paris, résonne alors l’accent du midi.

Puissant, envoûtant, le propos n’a perdu ni force ni vigueur ! Faisant résonner, d’un espace de pierres confiné à un au-delà les frontières, les valeurs de fraternité et de solidarité entre les hommes, l’enjeu du combat contre capitalisme et nationalisme intimement mêlés, la force de la paix entre les peuples… Certes, ils ont tué Jaurès, notre bon Maître, pourtant ses actes et discours affichent une étonnante modernité. Encore plus, à n’en point douter, lorsque Patrick Bonnel, pleinement converti avec bonhomie et naturel en cette figure de haute stature, boucle sa prestation en déclamant le fameux Discours à la jeunesse : dans un monde en désespérance, un regain d’optimisme et d’avenir pour notre humanité ! Avec humour et sans prise de tête doctorante, un spectacle de belle facture qui invite à la réflexion, à la lecture et à l’engagement. Yonnel Liégeois

Looking for Jaurès : Jusqu’au 30/01/25, les mercredis et jeudi à 19h. Du 04/02 au 01/04/25, les mardis à 19h. Théâtre de l’Essaïon, 6 rue Pierre au Lard, 75004 Paris (Tél. : 01.42.78.46.42).

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Rebotier, six pieds sous ciel

Au théâtre de la Colline (75), Jacques Rebotier présente Six pieds sous ciel. La captation des rumeurs du monde, restituées par trois « musiciennes parlantes ». Une étrange symphonie parlée où l’on retrouve la verve et la fantaisie de ce grand amoureux de la langue.

Jacques Rebotier, l’homme de théâtre poète et compositeur, s’est amusé à capter les rumeurs du monde environnant et les restitue ici dans une partition pour trois « musiciennes parlantes ». Elles apparaissent coiffées de cerveaux protubérants, corps imbriqués les uns dans les autres, monstre à six pieds et trois têtes au babil de nourrisson affamé. Une boite vocale, en guise de maman, leur propose biberon et câlin : à condition d’appuyer sur la bonne touche. Cette étrange figure se défait, laissant apparaître un trio clownesque aux habits colorés. La bleue, la jaune et la verte, mais c’est d’une seule voix qu’elles enchainent des bribes de phrases. À ce « langage cuit » selon l’expression de Robert Desnos, composé de paroles banales glanées au hasard des cafés, des trottoirs, du métro, des réseaux sociaux ou sur une plage de Normandie, se superpose une bande-son : extraits d’émissions télévisées et reportages sportifs, hauts-parleurs de gare, annonces du métro, slogans publicitaires, jingles d’ordinateur et sons de téléphones mobiles. Entre les séquences, organisées autour de diverses thématiques, les interprètes circulent sur le plateau avec des valises à roulettes.

Leurs déplacements erratiques, parfois un peu longs, apportent des respirations dans ce trop-plein sonore. Jacques Rebotier est parti à la « chasse aux phrases », les a montées et moulinées à l’aune d’une musique sortant d’une seule et multiple bouche. Il a transcrit en notes et rythmes ces interpellations ruminations, bribes de dialogues ou pensées intérieures. « Y’a d’la viande, dans le poisson », « J’aime bien la musique mais j’aime pas l’écouter », « Et le bien-être animal des chiens qui s’ennuient ? », « Offre soumise à condition… », « Validez votre panier. », « Tournez à gauche puis tournez à gauche. » (…) Vous avez atteint votre destination ». Dans ce cadavre exquis d’idiotismes, générés par l’I.A. ou les humains, la langue de bois des politiques trouve sa place. Les déclarations d’Emmanuel Macron, Gabriel Attal, Bruno Le Maire ou de Rachida Dati nous paraissent dérisoires, mises sur le même plan que réclames, commentaires sportifs, instructions de boites vocales, de GPS… Dans un bruit de vaisselle brisée, on entend que « La France est un magasin de porcelaine, il faut la protéger… ». Plus loin, « J’ai sauvé l’économie française, j’ai sauvé les usines, j’ai sauvé les restaurateurs, j’ai sauvé les hôteliers, … J’ai sauvé Renault, j’ai sauvé Air France …». Où il est question aussi des naufragés en Méditerranée : « Les gardes-côtes tunisiens, si ce sont des noirs, ils ne se déplacent pas… ».

Machines parlantes et bruits de la nature

Parmi ces voix multiples, proférées à l’unisson par les interprètes ou enregistrées, au milieu de ces machines parlantes, nous parviennent d’abord faiblement, puis de plus en plus fort, les bruits de la nature, et les rumeurs animales : chants d’oiseau, feulement, grognement… L’humain n’est-t-il pas qu’une espèce parmi les autres ? Et les trois interprètes trouveront enfin au repos, couchées sous les nuages, à l’écoute de toutes ces bêtes. On se souvient que, dans Contre les bêtes, Jacques Rebotier dénonçait avec humour l’hypocrisie devant l’effondrement de la biodiversité et prenait la défense de la cause animale. Un spectacle qui, depuis sa création en 2004 à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon n’a cessé d’être présenté au public. Dans Six pieds sous ciel, ce n’est plus le sujet central : il s’en prend ici à notre environnement artificiel et aux machines qui ont envahi nos vies jusqu’à nous décerveler. Tels des robots, Anne Gouraud, Aurélia Labayle, Émilie Launay Bobillot, toutes musiciennes, débitent une langue morte. Elles sont toujours parfaitement synchrones, drôles et touchantes.

En chef d’orchestre inspiré, Jacques Rebotier a dirigé ce chœur au métronome, portant attention au grain de la langue, aux intonations, jusqu’à l’échelle des syllabes et des phonèmes. Dans cette étrange symphonie parlée d’1h15, on retrouve la verve et la fantaisie de cet amoureux de la langue, grand Prix de la poésie Sacem en 2009. Après des études de composition musicale au Conservatoire national à Paris, il fonde en 1992 la compagnie VoQue, « ensemble de musique et compagnie verbale ». Il a depuis signé de nombreux spectacles au théâtre et à l’opéra, publié une trentaine de livres dont Litaniques, Le Dos de la langue et Description de l’omme aux éditions Gallimard… Il n’hésite pas aussi à mettre en lumière d’autres poètes, telle l’Ode à la ligne 29 de Jacques Roubaud, mis en scène en 2012 au théâtre des Bouffes du Nord. Mireille Davidovici

 Six pieds sous ciel : jusqu’au 24/11, du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h, le jeudi 21/11 à 14h30 et 20h. Théâtre de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris (Tel. : 01.44.62.52.52). Du 22 au 24/01/25, à Châteauvallon-Liberté – Scène nationale de Toulon (83). Le théâtre de Jacques Rebotier est édité aux Solitaires intempestifs.

Dernière heure : les 20 et 21/11, le CDN de Montluçon (03) présente Port-au-Prince&sa douce nuit. Une pièce de l’auteure haïtienne Gaëlle Bien-Aimé, mise en scène par Lucie Berelowitsch. Un couple pris dans les tourments d’une ville et d’un pays au bord du chaos : un texte puissant, une sublime interprétation. La pièce sera reprise du 06 au 22/03/25 au Théâtre 14 (75), les 15 et 16/04 à Bayonne (64), les 24 et 25/04 à Vire (14). Yonnel Liégeois

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Persanes, belles et rebelles

Jusqu’au 31/12, au Fort d’Aubervilliers (93), Bartabas présente Femmes persanes, cabaret de l’exil. Le théâtre équestre Zingaro, entre musiques-chants et danses, rend hommage à ces femmes d’antan, fières cavalières et amoureuses à l’égal de l’homme. Un spectacle d’une puissante force et beauté, tant humaine qu’artistique.

Sous l’enceinte chaude et colorée du théâtre équestre, au Fort d’Aubervilliers, la piste circulaire et ensablée libère l’entrée des protagonistes : chevaux, ânes et mulets… Point de fouet ou de meneur de revue, le dialogue entre la bête et l’humain est instauré depuis fort longtemps. En ce lieu, on se parle à l’oreille, murmure et complicité sont rituel institué ! Les équidés, premières et sublimes vedettes à l’écoute de Bartabas, le maître des lieux. Leur robe, unie ou tachetée, rivalise de beauté avec les costumes des artistes, acrobates et danseuses, musiciennes et chanteuses. La musique s’envole, comme le corps des cavalières sur la croupe de leur monture, sublime harmonie entre prouesses physiques et lignes mélodiques.

Au temps d’antan, au temps d’avant, du temps de cette civilisation scythe fondée sur le matriarcat, l’enfant né recevait le nom de sa mère, la femme s’avançait debout sur sa monture à l’égal de l’homme, la poétesse chantait à visage découvert la beauté du monde et les plaisirs de la passion amoureuse… Elles étaient afghanes ou iraniennes, Persanes belles et rebelles ! Aujourd’hui, artistes en exil, sur la cendrée elles font entendre cris de colère et chants d’amour, convoquant les vers les plus beaux de leur tradition écrite ou orale. Au centre de la piste, une petite chaise d’écolier, image pathétique qui nous renvoie à la situation dramatique de ces filles, jeunes ou pas, interdites de tout enseignement et exclues de toute vie publique. Entre danseuse soufie en robe rouge sang, cohorte d’oies qui traverse l’espace, enivrantes musiques et chants envoûtants, numéros équestres d’une haute prestance, une bande de piteux mollahs enrubannés caracole à dos d’âne.

Un hymne à la femme libre et fière, voltigeuse écuyère qui révèle au public ensorcelé ses talents et qualités, un orchestre d’instruments traditionnels qui scande les mélodies d’un monde détaché de tout dogme mortifère. Un spectacle d’une incroyable beauté, d’une puissante force évocatrice, symbole du jour bienvenu où femmes et hommes chevaucheront à égalité le futur de l’humanité. Yonnel Liégeois

Femmes persanes, cabaret de l’exil : jusqu’au 31/12, les mardi-mercredi-vendredi et samedi à 19h30, le dimanche à 17h30. Le Théâtre équestre Zingaro, 176 avenue Jean Jaurès, 93300 Aubervilliers (Tél. : 01.48.39.54.17).

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