Au cinéma MK2-Bibliothèque (75), le 01/12 à 13h40, est projetéAilleurs, partout d’Isabelle Ingold et Viviane Perelmuter. Réalisé à partir d’images de caméras de surveillance, le film retrace le parcours de Shahin, un jeune Iranien parti pour l’Angleterre. Un usage original de l’image et du son, étonnant et bouleversant. Entrée gratuite, sur inscription, dans le cadre du festival Vrai de Vrai.
J’ai vu une première fois le film Ailleurs, Partout au Lavoir Numérique de Gentilly, en mai passé. Je l’ai beaucoup aimé. Il m’a beaucoup touché, profondément bouleversé. Pourtant il ne cherche pas à nous subjuguer, à nous laisser submerger par l’émotion. Au contraire, il nous délivre de ces pièges en renouvelant et en élargissant nos capacités d’attention, de présence, notre vocabulaire sensible. Il nous rend « voyant ». Tout est là, bien en germe dans le réel mais encore nous faut-il le voir et saisir pour s’y rendre présent. Ce cinéma-là le fait excellemment. On marche et piétine sur tant de débris que l’on n’imagine même pas ce qui pousse, germe. Ce n’est pas un film qui nous la fait à l’estomac : ni sentimentalisme, ni pathos ni même d’empathie du moins comme on l’entend trop souvent, mais plutôt l’écoute.
Qu’est ce que voir, écouter vraiment le monde d’aujourd’hui, y compris et peut-être même dans ces déchets (récupération sublime des images des caméras dites de sécurité), dans les plis des déserts urbains ? Ici, ces déchets nous disent des choses belles et dures, ils parlent. Il se dégage une poésie nouvelle, inédite, qui ouvre sur une joie spacieuse. Qui a dit que le bonheur était gai ?, relevait un jour Godard. La joie, c’est autre chose encore. Elle se révèle dans la parole, cette espèce de foi en la parole et l’écoute du monde jusque dans sa respiration, ses silences, ses spasmes… Le monde n’est pas muet. Il est riche de virtualités, pour autant qu’on s’y rende présent. Juste une présence, juste le pur accompagnement sur le chemin. Je considère Ailleurs, partout comme un très grand film. Il change notre regard sur le monde parce qu’il fait du cinéma de notre temps avec les images-mêmes que ce monde produit et qu’habituellement on ne voit pas vraiment. Et pourtant elles en disent des choses !
Ce film n’est pas un documentaire ou, justement, il l’est pleinement parce que c’est aussi une création plastique. Pas dans l’ornement, le décor ou l’accompagnement musical… La poésie est une poignée de main, de mémoire, affirme Paul Celan. Au cœur de ce film, tout est dans le regard que la caméra porte, dans le montage des images, dans le phrasé et le ton, le grain des voix. Jean-Pierre Burdin
Ailleurs, partout (2020, 63mn, couleur), d’Isabelle Ingold et Viviane Perelmuter : projection gratuite le 01/12 à 13h40, dans le cadre du Festival Vrai de Vrai 2024. Cinéma MK2-Bibliothèque (128 / 162 avenue de France, 75013 Paris).
Directeur de la revue Frictions/ Théâtres-Écritures, Jean-Pierre Hans’interroge. Quel spectacle aurait mérité de faire l’ouverture du festival d’Avignon ? Mothers, A song of Wartime, assurément… De Paris (15 au 19/10) à Lyon (les 24 et 25/10), un chœur antique plongeant dans le présent de la lutte pour notre survie.
Si les responsables du Festival avaient voulu faire preuve d’audace, c’est sans doute le spectacle de Marta Gornicka, Mothers, A song of Wartime, qu’ils auraient programmé en ouverture du Festival dans la Cour d’honneur du palais des Papes en lieu et place du faible Dämon d’Angelica Liddell. Et plutôt qu’un morne et lugubre Funeral de Bergman, nous aurions eu de très combatifs chants d’espoir et de vie de la part de vingt et une femmes (et une enfant) : une toute autre dynamique en ouverture aussi vers une autre forme de théâtre chanté et chorégraphié.
Une ouverture dans tous les sens du terme, même brève (trois représentations qui auraient ainsi été données comme une sorte de manifeste) et il importe peu que Marta Gornicka, née en Pologne, ne réponde pas aux critères de langue que le festival s’impose désormais chaque année, l’espagnole pour la présente édition. D’une certaine manière, elle fait voler en éclats toutes ces règles. Donnant son spectacle en polonais, en ukrainien et en biélorusse, nous faisant plonger dans le présent de la lutte pour notre survie.
Le titre, d’abord, est on ne peut plus parlant : Mothers, A song of Wartime. Une chanson de temps de guerre, car nous y sommes bien déjà. Et c’est cela que le festival nous aurait offert. Dispositif bien en place : Marta Gornicka est au centre de la salle et dirige le chœur des femmes de tous âges, de 9 à 72 ans. Car oui, il s’agit bien d’un chœur, à la semblance enrichie d’un chœur antique, celui des tragédies grecques. C’est au départ en formation militaire de combat, en triangle, que toutes ces femmes, ces survivantes de guerre, vont chanter, scander tout un répertoire puisé dans le folklore et les chansons populaires venues d’Ukraine. Une formation de combat qui va s’ouvrir telle une fleur, dessiner différentes figures géométriques dues à Evelin Facchini dans le balancement entre la célébration de la vie, individuelle et collective, et le témoignage de ce que la guerre détruit au jour le jour.
Le tout en 60 minutes, sans aucun pathos. Une leçon de courage et de résistance. Jean-Pierre Han, photos Christophe Raynaud de Lage
Mothers. A song for Wartime, de Marta Gornicka : le spectacle fut présenté en juillet dans la Cour d’honneur du Palais des papes d’Avignon. Du 15 au 19/10 au théâtre du Rond-Point à Paris, les 24 et 25/10 au TNP de Lyon.
Frictions, la revue qui démange
Dans sa dernière livraison (N°38, été 2024, 171 p., 15€), une nouvelle fois la revue Frictions frappe fort ! Outre les contributions toujours percutantes de Robert Cantarella, Eugène Durif ou Olivier Neveux, Jean-Pierre Han consacre son long éditorial à l‘État des lieux, une analyse nécessaire [de la réalité théâtrale]. S’appuyant, dans son propos, sur l’ouvrage de Jean Jourdheuil, Le théâtre, les nénuphars, les moulins à vent. « Raconter sur le mode de la chronique et du témoignage, poser les jalons d’une histoire du théâtre », écrit le metteur en scène et dramaturge, « raconter afin de rendre intelligibles les origines du marasme actuel, sans craindre d’entrer dans les détails » : au regard des débats actuels sur un éventuel élitisme culturel, un livre d’une haute pertinence critique !
En 2020, le Prix de la meilleurs publication de l’année sur le théâtre fut décerné à Frictions par le Syndicat de la critique. Un grand moment de lecture, une revue aussi riche dans sa forme que sur le fond à découvrir et à soutenir… Chantiers de culture ne peut que souhaiter plein succès et bel avenir à ces démangeantes frictions !Yonnel Liégeois
Frictions/ Théâtres-Écritures : 50€ pour 4 nos/an, 8 nos pour 80€. 22 rue Beaunier, 75014 Paris (Tél. : 01.45.43.48.95).
Les 5 et 6/10, Alvéole 12 de la base sous-marine de Saint-Nazaire (44), Michel Benizri propose Moi français-juif-arabe, comment j’ai démissionné du sionisme. Une conférence gesticulée sur la question des origines du conflit israélo-palestinien à travers les yeux d’un enfant. Un spectacle en solidarité avec le Freedom Theatre de Jenine.
Depuis 2019, le comédien Michel Benizri promène sa Conférence gesticulée, Moi français-juif-arabe, comment j’ai démissionné du sionisme, aux quatre coins de France : de Toulon à Brest, d’Orléans à Marseille… « Tout part d’une question : toi qui connais Israël, dis-moi, comment ça va mal, là-bas ? Pour y répondre, je propose de défaire l’écheveau autour d’un bon thé à la menthe », suggère l’homme en toute bonhomie. « Je vous raconterai les faces visibles et cachées de l’histoire grande ou petite qui nous ont conduits au conflit israélo-palestinien, l’histoire de deux peuples qui convoitent un même territoire sur lequel ils vivent ». Un spectacle qui mêle géopolitique et autobiographie, sous couvert de trois mots : colonialisme, nationalisme et capitalisme… Une histoire, enfin, qu’il faut démonter pour en comprendre les enjeux et en rire sous une pluie de blagues juives !
C’est à l’initiative du Collectif Freedom, composé de comédiens et metteurs en scène de la région Pays de Loire, avec le soutien des Amis du théâtre de la Liberté de Jénine, que sont organisées les deux représentations.En décembre 2023, le Freedom Théâtre à été attaqué et saccagé par l’armée israélienne en plein cœur du camp de réfugiés de Jénine en Cisjornanie. Il s’adresse plus particulièrement aux jeunes en leur proposant des activités de danse, de musique et de théâtre. Ce lieu, fondé par l’acteur et militant juif et arabe israélien Juliano Mer-Khamis assassiné en avril 2011, est un lieu de dialogue où l’on se bat pour une paix juste, durable qui ne soit pas fondée sur la violence. Malgré l’arrestation de plusieurs responsables, les activités du théâtre ont repris, on parle d’Intifada culturelle. Yonnel Liégeois
Moi français-juif-arabe, comment j’ai démissionné du sionisme : Les 5/10 (20h30) et 6/10 (15h), Alvéole 12 de la base sous-marine, 44600 Saint-Nazaire (réservation sur le site Hello Asso). Le 08/10 à 20h30, Salle des Conférences, Place du Champ de Mars, Saint-Lô (50). Le 09/10 à 20h, Salle Saint Nicolas, Rue Marine Dunkerque, Granville (50). Le 10/12 à 19h, La Grange-La Ferme Dupire, Rue Yves Decugis, Villeneuve-d’Ascq (59). Le 14/02/25 à 20h, Salle des Fêtes, Chemin du Ferron, La Frette (38).
Du 20/09 au 22/12, au théâtre de la Colline (75), le directeur et metteur en scène Wajdi Mouawad propose Racine carrée du verbe être. Un spectacle de longue haleine sur les aléas de l’existence et d’hypothétiques choix de vie. Du plus proche au plus lointain, un regard incongru sur un monde parfois déroutant, toujours percutant.
De terres d’asile en contrées plus lointaines, lesquelles choisir ? Celles du Liban, peut-être, en cette journée mortifère d’août 2020 quand explosent le port et la ville de Beyrouth… Une date emblématique pour nous conter la vie, plutôt les choix de vie hypothétiques, divers et variés, d’un dénommé Talyani Waquar Malik. Selon le cours du destin, au gré des circonstances et de l’insondable Racine carrée du verbe être, tout à tour vendeur de jeans à Beyrouth, chirurgien réputé à Rome ou condamné à mort à Livingstone… Comme à l’accoutumée, le franco-canadien libanais Wajdi Mouawad s’inspire de son parcours de vie pour écrire et mettre en scène cette authentique saga de près de six heures, entrecoupée de deux entractes ! Une explosion prétexte, un pays traversé par la guerre depuis des décennies, armes et clans, qui somme chacune et chacun à se déterminer : rester ou fuir le pays ?
Une question que se pose donc Mouawad : que serait-il devenu, lui l’enfant, si sa famille avait décidé d’émigrer à Rome plutôt qu’à Paris en 1978 ? D’où cette longue déambulation dans l’espace et le temps qui, au fil d’événements aussi improbables qu’incertains, se transforme en une sulfureuse méditation tragi-comique sur les aléas de l’existence, des choix de vie qui n’en sont pas vraiment… Entre fantasme et réalité, désir et délire, se déploient alors dans toute leur complexité les itinéraires croisés, et supposés, d’un homme, d’une famille, d’une fratrie : par-dessus les mers, par-delà les frontières. Un voyage au long cours dont on savoure les péripéties, où l’on pleure et rit au gré de situations ubuesques ou rocambolesques.
Entre raisin sans pépins et hypothétiques calculs mathématiques, explosant de vitalité sur la grande scène du théâtre, une bande de comédiens aux multiples identités nous interroge : être ou ne pas être selon la racine jamais carrée de notre devenir ? À chacun de risquer une réponse, sans doute fort illusoire. Yonnel Liégeois, photos Simon Gosselin
Racine carrée du verbe être : du 20/09 au 22/12. Les jeudi et vendredi à 17h30, les samedi à 16h et dimanche à 13h30 (relâche du 21/10 au 06/11). Durée 6h, incluant 2 entractes. Théâtre national de la Colline, 15 Rue Malte-Brun, 75020 Paris (Tél. : 01.44.62.52.52).
En 2023, s’est constitué à Bélâbre (36) le collectif « Oui au CADA » ! En faveur de la création d’un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile sur la commune, en soutien à la municipalité qui fait face à une opposition venue d’ailleurs. Pour l’ouverture à l’autre, le vivre ensemble et l’acceptation de la différence.
Un collectif « Oui au CADA » s’est constitué en 2023 à Bélâbre, une petite commune de l’Indre. Un soutien à la création d’un Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile, répondant aux manifestations de rejet du projet par une partie de la population du village. Une opposition entretenue par l’intervention de nombreux militants d’extrême droite, extérieurs à la commune, qui entendaient ainsi médiatiser cette affaire pour faire valoir leur rejet de toute forme d’immigration.
Aujourd’hui, le projet demeure malgré plusieurs mois d’extrême tension et pression exercée sur le maire et les élus. La municipalité maintient sa volonté d’avancer sur la mise en place d’un dossier qui doit désormais tenir compte d’un certain nombre de réalités : l’attente de décisions de justice dues à deux recours au Tribunal Administratif, un changement de lieu d’implantation sur le territoire de la commune en raison du coût des travaux, des renégociations avec de nouveaux interlocuteurs en charge de l’opération, une répartition différente des demandeurs d’asile sur les points d’accueil. En tout état de cause, le maire Laurent Laroche a bon espoir de finaliser le projet.
Le droit d’asile, une protection internationale
C’est en février 2023 que le conseil municipal de Bélâbre décidait de vendre les locaux d’une ancienne chemiserie en réponse à un projet de Viltaïs, une association qui agit pour l’insertion sociale. Au cas précis, son action vise à accueillir des demandeurs d’asile. Elle se porte acquéreur du bâtiment pour créer un centre d’une capacité maximale de 38 personnes. Laurent Laroche, maire de Bélâbre, et le conseil municipal ont rappelé le sens et l’ambition de l’opération : faire tout simplement preuve d’humanisme ! « Un demandeur d’asile (selon le communiqué adressé à la population) est une personne qui sollicite une protection internationale hors des frontières de son pays, mais qui n’a pas encore été reconnue comme réfugiée.(…) Un être humain qui cherche à survivre dans un autre pays, qui est déraciné, parce que dans son pays c’est l’enfer, qu’il y est exposé à un risque de préjudice grave (insécurité, persécution, menaces, guerre, etc…)« .
Pour se convaincre de la dureté du vécu des demandeurs d’asile, il suffit de lire les articles de presse consacrés aux parcours d’un certain nombre d’entre eux. En 2023, la Nouvelle République, le quotidien régional, a relaté l’histoire d’Alhassane. Ce jeune papa a fui la Guinée avec sa petite fille de 3 ans. Après un périple à travers l’Algérie, le Maroc et l’Espagne, le voilà enfin posé depuis le 4 août à la résidence de la Roche-Bellusson, à Mérigny. « Avoir la paix et la tranquillité après tout ce qu’on a traversé, c’est tout ce qu’on demande. On se sent bien ici. En sécurité. On est tous venus chacun de son côté mais maintenant on est comme une famille », confie le jeune homme, qui ne peut s’empêcher d’avoir un mot de gratitude pour Cynthia Rochet, l’intervenante sociale de Viltaïs, chargée du centre d’accueil temporaire de Mérigny.
L’intranquilité, prétexte au rejet de l’étranger
Des portraits émouvants, tel que celui d’Alhassane, les journaux en ont publié bien d’autres. Montrant à la fois les épreuves surmontées et la farouche volonté de s’intégrer. Les témoignages sont particulièrement parlant à Buzançais où la plupart des demandeurs d’asile participent pleinement à la vie locale. Un reportage du Monde à Sommières-du-Clain dans la Vienne, en apporte les mêmes conclusions. Mais d’affirmer que ces accueils se déroulent sans problème, ne semble pas dissiper les peurs d’une partie des habitants de Bélâbre. Les craintes d’un trouble de la tranquillité, due à l’arrivée d’une quarantaine de personnes ne devraient pas résister longtemps à la réalité des faits, une fois les demandeurs installés. Autre chose est le rejet de l’étranger, traduit à Bélâbre par un tag affirmant : « Pas de CADA chez les gaulois ».
Un slogan aux relents des thèses nauséabondes d’un Le Pen, revendiquant la supériorité des Français dits de souche. L’actualité démontre pourtant que l’assimilation des individus de diverses horizons est une chance pour la France. Ainsi, parmi les Français qui ont fait vibrer le pays dans les épreuves des Jeux Olympiques, nombreux sont celles et ceux qui ne sont pas descendants directs du peuple de Vercingétorix. Peut-être qu’au milieu de la foule qui acclame ces sportifs, à Bélâbre comme ailleurs, il y en a qui ont glissé un bulletin RN ou Reconquête lors des dernières élections. Deux partis animés par la haine de la différence qui opposent et divisent les humains entre eux, cultivent le rejet de l’autre et contestent une évidence.
La nationalité est une affaire de sol et non de sang. Le vivre ensemble se cultive dans la fraternité et l’ouverture à l’autre, non dans le rejet et le repli sur soi. Philippe Gitton
À la veille de la clôture du festival d’Avignon (84), il est bel et bon de revenir sur une initiative artistique marquante de cette 78e édition. Originaire du nord de l’Argentine, Tiziano Cruz a présenté jusqu’au 14/07 deux volets d’une trilogie démarrée il y a deux ans. En langue quechua, Wayqeycuna signifie « mes frères ».
On est à la veille de la fin de cette 78e édition qui s’achève le 21 juillet. L’espagnol étant la langue invitée cette année, on a pu retrouver des artistes du Vieux Continent – Angelica Liddell ou La Ribot – et découvrir des voix venues de plus loin, du Chili, du Pérou, d’Uruguay ou d’Argentine. Après le spectacle de l’Argentine Lola Arias, Los dias afuera (lire notre édition du 8 juillet), ce fut au tour de Tiziano Cruz d’entrer sur scène. Qu’il soit face au public ou qu’il embarque les spectateurs dans une parade le long des remparts d’Avignon, Tiziano Cruz au Festival fait soudain entendre la voix des sans-voix, des sans-terre, des « sans-dents ». « Tout ce que vous voyez, je le suis. Vide de langue, vide de territoire. J’ai quitté ma maison pour fuir la pauvreté et la violence, j’ai tout quitté, absolument tout, pour appartenir à quelque chose. Je me suis laissé violer par les institutions du pouvoir », dit-il dans Soliloquio, adresse au public qu’il va réitérer dans Wayqeycuna.
Indigène et artiste
Wayqueycuna raconte le retour au pays natal, dans un village perché quelque part dans la cordillère des Andes, dans la province de Jujuy au nord de l’Argentine, là où Tiziano Cruz a passé son enfance. Et les souvenirs enfouis dans sa mémoire refont surface, tissent la trame d’une œuvre protéiforme où les mots, la musique, la danse laissent éclater une parole poétique et politique d’une beauté et d’une puissance incommensurables. De cette mémoire enfouie au plus profond de son être, il fait théâtre. Il y est question du sort réservé aux Indigènes, à la culture indigène, de la violence du pouvoir colonial qui perdure encore aujourd’hui. Dans ce monde globalisé où l’art est aussi un marché, Tiziano Cruz met en jeu les contradictions inhérentes qui l’assaillent, entre sa condition d’Indigène et son statut d’artiste, quand une partie de son moi est assignée à la marge tandis que l’autre se produit dans les théâtres du monde entier.
On mesure combien les artistes (mais aussi tous les migrants d’hier et d’aujourd’hui), combien ces artistes venus d’ailleurs ne prennent pas mais donnent. Ils apportent dans leurs bagages un petit plus d’humanité qu’ils nous offrent, remettent le mot solidarité au cœur d’une Europe ethnocentrée. Tiziano Cruz décentre notre regard, et les questions qu’il soulève sur le plateau, d’aussi loin qu’elles proviennent, de ce petit village perdu dans la cordillère, sont aussi les nôtres. Cette invitation à partager sa réflexion oblige le spectateur à sortir de sa zone de confort, à ne pas se contenter de s’abriter derrière sa bonne conscience quand le monde est un volcan dont les secousses sismiques crachent des laves de haine et de peur.
Qu’est-ce qui est populaire ?
« Il n’y a pas de place dans l’art pour les pauvres », balance Tiziano Cruz. Les pauvres ne fréquentent pas, ou plus, ou si peu les œuvres d’art, pourrait-on ajouter. Au fond, qu’est-ce qui est populaire ? Où doit-on placer le curseur du mot populaire ? « Il existe une institutionnalisation de l’indigénisme qui dépolitise notre condition en tant que culture indigène, la transformant en patrimoine de classe d’un groupe limité, une gauche lettrée qui parle bien mais ne sait pas parler à mon peuple. » C’est dit sans acrimonie, sans violence, et ça nous percute de plein fouet. Dans son bleu de travail d’un blanc immaculé, Cruz revient chez les siens que, au fond, il n’a jamais quittés.
Il se tient droit pour nous donner en partage les fruits de sa réflexion sur cette humanité déchirée qui s’ignore, sur les dégâts provoqués par l’ultralibéralisme. Ce que veut le pouvoir, ajoute-t-il, c’est « que nous nous divisions, que nous nous victimisions ». Il sait qu’il sera toujours cet Indigène, ce « bâtard » dans une Amérique où « le pouvoir est blanc », et cela le rend suspect. Alors il danse, brandissant un tissu joyeusement coloré de pompons multicolores. Là-bas, dans ces paysages balayés par le vent, les hommes respectent la terre, la nature, les animaux.
Jouer, c’est résister
Il y a un savoir-faire ancestral qui a perduré malgré la colonisation, malgré le libéralisme, malgré ce grand marché mondial où tout s’achète et se vend. Jouer, pour lui, c’est résister, c’est raconter la mort de sa sœur à 18 ans, faute de soins, qui ne souriait plus car elle n’avait plus de dents. C’est montrer les visages burinés de cette communauté qui ne demande qu’à vivre. Alors, Tiziano Cruz danse comme chantait Atahualpa Yupanqui, cet autre poète argentin. Et tous deux nous parlent d’un monde où la terre, les étoiles, le soleil sont notre bien commun, le plus beau capital face au capitalisme ravageur. Marie-José Sirach, photos Christophe Raynaud de Lage.
Soliloquio fut joué au Gymnase du Lycée Mistral d’Avignon, le spectacle débutant par une déambulation dans l’espace public (du 05 au 13/07). Wayqeycuna en ce même lieu, du 10 au 14/07.
Jusqu’au 24/07, de la Vendée au Poitou-Charentes, Yannick Jaulin et les musiciens du Projet Saint-Rock battent la campagne. Un concert joué sur une scène mobile et repliable, remorquée par un tracteur. Un voyage au cœur de parlers oubliés.
Le comédien et conteur Yannick Jaulin revendique haut et fier ses origines poitevines et le parlanjhe dit aussi poitevin saintongeais,une langue d’oïl comme le gallo ou le picard. Lui qui n’a découvert le français qu’en arrivant à l’école se bat pour garder sa langue vivante, ainsi que tous les parlers en voie d’extinction sur ce territoire ou ailleurs. Ses créations s’inspirent librement de collecte des musiques, chants, danses et contes populaires. Dans Ma langue maternelle va mourir, il dénoue les fils de la domination que cache l’histoire des langues non nationales. Des parlers estampillés minoritaires et méprisés, des oralités menacées de mort annoncée. « Toute sa vie, mon grand-père a baissé sa casquette devant son maître, un noble loqueteux et dégénéré », dit-il. « Adolescent, je n’étais qu’un belou de la campagne, avec mes pat’d’éph et ma Flandria, sans aucune réflexion critique. On disait : « C’est d’même qu’ol aet », c’est comme ça ». La langue est donc devenue son cheval de bataille face aux langues dominantes qui, comme le soulignait Pierre Bourdieu, symbolisent un pouvoir qui ostracise l’autre. Il réinvente les classiques du conte populaire, interroge l’actualité et aborde des thèmes comme la mort (J’ai pas fermé l’œil de la nuit), les religions (Comment vider la mer avec une cuiller), la domination culturelle (Le Dodo), et plus récemment Ma langue maternelle va mourir et j’ai du mal à vous parler d’amour.
Une ferme pour jardiner la langue
Le Projet Saint Rock a choisi d’entamer La Tournée mondiale locale à Saint-Jean de Monts, dans le marais Nord Vendéen chez de vieux complices de l’artiste : l’association A.R.EX.C.PO, depuis les années soixante-dix s’est attelée à la collecte des langues et traditions du Marais Breton pour constituer un patrimoine vivant. Elle dispose aujourd’hui d’une bibliothèque de 12 000 ouvrages et 9 800 heures d’enregistrements sonores, 2400 heures de films ainsi que de fonds d’autres régions (Flandres françaises, Jura) … Un fond énorme qu’on peut trouver sur internet ! Yannick Jaulin a conduit son gros tracteur vert et déplié son plateau mobile à la Ferme du Vasais, rescapée du lotissement voisin. Les bâtiments ont été rénovés par des bénévoles, dans le cadre d’un partenariat avec la Mairie. Une belle écurie transformée en salle de conférence ou de spectacle, des granges et des annexes neuves permettent à A.R.EX.C.PO d’abriter ses collections et de mener ses activités : spectacles, cinéma, concerts, bals, initiation à la langue maraichine.
Comme à chaque étape de la tournée, une causerie autour de l’artiste précède le concert. Ici, elle est animée par les membres d’A.R.EX.C.PO. Il est question « la survie de la culture maraichine face à l’économie touristique ». Là où les « ébobés » demandent de la couleur locale, il faut proposer une culture vivante, loin de la caricature du paysan, dit Jean-Pierre Bertrand, l’un des fondateurs de l’association. « Pour qu’une culture existe sur un territoire, il faut de la création et non de la reproduction folklorique », acquiesce l’artiste : « I’est à vous de vous laisser crever ou pas ; si vous ne transmettez pas, vous êtes criminels, vous tuez votre langue ».
Il ne prêche ici que des convaincus : « Il faut que les patois portent sur des problèmes contemporains : foncier, luttes sociales, etc. », dit l’un d’eux. Car l’association s’acharne à créer des « cafés patois », proposer des comptines dans les écoles, à diffuser des jeux de la région, baptiser les rues de noms locaux, établir des lexiques… Depuis plusieurs années, Yannick Jaulin, lui, accompagne et parraine une nouvelle génération de conteurs et conteuses qui explorent d’autres formes de l’oralité. Il a, entre autres, fondé le Nombril du Monde, célèbre festival du conte de Pougne-Hérisson. Il se présente parfois comme faisant du « stand-up mythologique ». Un mélange de légèreté et d’érudition, de rappels historiques et d’anecdotes amusantes, hymne à la diversité et à la différence.
Une gueroée de musiciens et quelques parsouneïs
Jaulin et le Projet Saint Rock, sur leur tracteur-scène nous offrent un savoureux tour de chant d’une heure, qui oscille entre le folk, le rock, et le blues. Pascal Ferrari à la guitare électrique ou acoustique, Nicolas Meheust aux claviers et accordéon, ils développent un gros son qui laisse la part belle aux paroles de Yannick Jaulin, dans sa langue maternelle. En préambule, il se moque de ceux qui disent « Mais je ne vais rien comprendre !!! » et leur rétorque que personne ne se pose la moindre question en allant écouter du rock en anglais, langue mondiale et dominante.
Avec force diphtongues, il martèle les paroles répétitives de Faire la fête, réitérationsde sonorités d’un autre temps, à la façon du parler croquant des comédies de Molière. Après une transition à propos du SRAS (Syndrome Répétitif d’Attitude de Soumission), l’artiste se lance dans un Blues du beucheur de mougettes en hommage aux Maraichins de Vendée qui ont émigré dans les Deux-Sèvres pour travailler dans les plantations de haricots blancs. Les mots se glissent en douceur dans les mélodies, non sans rappeler les airs du répertoire québécois des années 70. Pas étonnant quand on sait que le saintongeais et le poitevin ont fortement influencé l’acadien, le cadien ou le québécois. « Le français de France se parle sphincter serré », plaisante Yannick Jaulin, « il n’est pas fait pour chanter le rock’n roll ! ». I’ame, (J’aime) passe en revue avec tendresse les petits et les grands bonheurs de l’amour et de la vie, et le chanteur nous explique que, dans sa langue il n’y a pas de « je » ni de « nous » pour conjuguer les verbes. Le poitevin se contente d’un « i » qui signifie il, elle, je et nous… Toute une mentalité.
L’universel, c’est le local moins les murs
Il y a dans ces chansons, tous les mots « qui ne voulons pas mourir » et que le projet Saint Rock sauve de l’oubli, quand le poitevin saintongeais est répertorié, dans l’Atlas Unesco, parmi les langues en danger dans le monde. Ce spectacle redonne une fierté à ceux qui ont dû faire un trait sur leur patois et leur culture, avec les résultats que l’on sait dans ces périphéries abandonnées des services publics. Dans une ambiance chaleureuse, baignée par la fraicheur des grands arbres, chacun d’où qu’il vienne se souvient qu’il a des racines. « L’universel, c’est le local moins les murs », disait l’écrivain portugais Miguel Torga (1907-1995). Pour lui, au-delà de tout localisme, c’est au sein d’une fraternité faite de convictions et d’échanges que naît la culture. Une philosophie que ces généreux artistes partagent avec le public, le temps d’un soir d’été. Mireille Davidovici
La tournée se poursuit jusqu’au 24 juillet (Informations, dates et réservations sur la page La Tournée). Livre CD :Jaulin et le Projet saint Rock (manuel de résistance en langue rare).
Jusqu’au 12/05, au théâtre de la Bastille (75), du 21 au 24/05 à la Comédie de Saint-Étienne (42), auteur et interprète, Salim Djaferi présente Koulounisation. Entre humour et sérieux, il passe en revue le vocabulaire usité pour nommer le temps de la colonisation, des « événements » en France, de la révolution en Algérie. De maux en mots, quand le langage s’immisce dans le temps présent.
Né en Belgique, le jeune homme, Salim Djaferi formé au Conservatoire royal de Liège, ne comprend ni ne parle qu’une langue arabe héritée de ses parents, formatée à l’européenne. Aussi, désireux de connaître un peu plus l’histoire du pays de sa famille, est-il étonné et surpris lorsqu’il pose la question à sa mère : comment dit-on « colonisation » en arabe ? « Koulounisation », lui répond-elle ! Un mot qu’il accueille, avec humour certes mais surtout avec circonspection, qu’il récuse ensuite et l’incite à mener l’enquête. En Algérie, en Belgique, en France pour égrener alors un récit où le langage perd de son innocence, le vocabulaire de sa banale existence… En visite au bled, il reçoit la même réponse de l’une de ses tantes, décidé alors à dénicher des livres et des interlocuteurs aptes à percer l’énigme entre parler populaire et arabe classique. La surprise sera de taille !
Des plaques de polystyrène, trois bouts de ficelle et des épingles pour y accrocher photos et papiers administratifs, nous voilà embarqués dans un périple au long cours au pays des mots… D’abord, dans la plus grande librairie d’Alger, point de bouquins sur le sujet, les livres sur la colonisation et l’indépendance sont classés au rayon « révolution » ! Ensuite, son dialogue avec intellectuels et universitaires, experts en langue arabe, lui ouvre d’autres perspectives. Ici, le mot se traduit par « s’approprier sans autorisation », voire même « ordonner », ordonner que tout vous appartient, que vous avez le droit de changer le nom des rues, pire celui des gens. Un exemple ? « Celui de mon grand-père, Ahmed Ould Ahmed Ould Ahmed Ould Ahmed (Ahmed fils d’Ahmed fils d’Ahmed fils d’Ahmed) est devenu Ahmed Djellal. L’administration française a fait accoler son prénom à son lieu de naissance ! ».
Ni plainte ni ressentiment dans le propos de Salim Djaferi, l’humour met chacun à bonne distance pour bien comprendre comment les maux sont pris au mot, différemment selon les berges de Méditerranée d’où l’on parle. Une leçon fort éclairante et pertinente sur l’usage du langage, sans grammaire ni dictionnaire, qui donne à penser sur les difficultés à s’approprier une culture et une histoire par les enfants d’immigrés, deuxième ou troisième génération. Yonnel Liégeois
Koulounisation, Salim Djaferi : Jusqu’au 12/05 à 19h, les samedi et dimanche à 17h. Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011 Paris (Tél. : 01.43.57.42.14). Du 21 au 24/05, à la Comédie, Place Jean Dasté, 42000 Saint-Étienne (Tél. : 04.77.25.14.14) .
Poète et romancier d’origine béninoise, Barnabé Laye est décédé en ce mois d’avril. L’ancien médecin des Hôpitaux de Paris se voulait désormais guérisseur par les mots. Une langue aux couleurs de sa terre d’Afrique : ocre mais bariolée, lumineuse et incandescente.
Natif de Porto-Novo au Bénin, le poète fut longtemps médecin le jour et écrivain la nuit avant de consacrer tout son temps à l’écriture. Un verbe nourri de ses racines africaines, planté en terre ocre quand l’arbre-fétiche tutoie les étoiles et la flûte de roseau le chant du vieux calao. « Ô toi mon enfant je t’ai attendue si longtemps telle une idée fixe, une étoile dans le labyrinthe de ma vie », écrit le poète en hommage au bébé qui voit le jour. « Comment fêter la naissance d’un premier enfant ? », s’interroge Barnabé Laye, ce père d’un nouveau genre. Une naissance que les mots chantent dans Une si longue attente comme un hymne à la vie dans la nuit tombante en pays Yoruba, Adoukè Adoukè ! « J’aurai pu réaliser des photographies mais que peuvent-elles lorsqu’il s’agit d’exprimer les sentiments, l’attente de l’enfant à naître ? Alors, j’ai pris mon crayon et mon cahier d’écolier pour tracer à la hâte ces mots dans leur simplicité et leur enfantine nudité ».
Comme il le raconte lui-même, non sans humour, l’envie d’écrire le surprend en pleine jeunesse. À la lecture de Pleure, ô pays bien-aimé, du Sud-Africain Alan Paton… Un choc, une révélation à l’aube de ses quinze ans, « c’est cela qu’il faut faire, écrire dans une langue simple et dépouillée : laisser la musique des mots épouser l’ardeur des sentiments, traduire la fragilité des existences et la détresse au cœur de l’homme ». Les lignes d’écriture se révèlent parfois lignes de crêtes sinueuses, il deviendra d’abord sauveur des corps avant de muer en guérisseur des âmes, « je trouvais que la médecine était un métier très poétique ! ». Publiant alternativement romans et recueils de poésie, l’écrivain aujourd’hui disparu est reconnu comme l’une des signatures majeures de la littérature africaine contemporaine. En 2015, il recevait le prix Aimé Césaire de la Société des poètes français pour son livre Fragments d’errances.
La plume de Barnabé Laye ? Un cri d’espérance poétique qui se mue en rugissement politique quand « le monde s’en va à vau-l’eau, tableau en rouge et noir. Rouge comme le sang des Afghans et des rebelles, noir comme les longues femmes du Sahel et le ventre des enfants d’Érythrée »… « La plume d’un humaniste, à la recherche de l’homme dans sa quête d’identité », témoigne la plasticienne Franceleine Debellefontaine, « elle est aussi regard sur le monde avec les soubresauts de son histoire, ses aspirations à plus de justice ». Ainsi en va-t-il dans Poèmes à l’absente, ce recueil où Laye laisse exploser son sens du verbe acéré. « Incandescent », affirme Robert Jainin dans la préface de l’ouvrage. Un verbe qui caracole dans le clair-obscur, entre vision enchanteresse de l’univers et désolation de l’amour absent ou en perdition.
Des mots justes et limpides, Je prie pour que la nuit vienne avec sa pirogue de rêves/ Nous écouterons le vent et le chant des colious, à l’image de ces peintures afros prétendument naïves et pourtant si expressives. Yonnel Liégeois
La cérémonie religieuse sera célébrée le 12 avril à 14h30 à l’église Notre Dame de la Gare, place Jeanne d’Arc (Paris 13ème). L’inhumation aura lieu au cimetière des Batignolles dans l’intimité.
Jusqu’au 16/03 pour l’un et le 24/03 pour l’autre, à Rouen (76) et Limoges (87), deux festivals mettent la langue française à l’honneur : le Festival des langues françaises et les Francophonies, des écritures à la scène. De l’Afrique à la Belgique, du Canada au Liban, le parler et l’écrit de France au défi de la mondialité.
Au pays de Guidée, vraiment, il ne fait pas bon vivre sous la férule de sa Guidance, son maître dictateur ! L’auteur du Petit guide illustré pour illustre grand guide va en faire l’amère expérience ! Convoqué par le fameux tyran, traqué par un général à la botte du pouvoir absolu, il apprend la sentence : lecteurs ou diffuseurs, imprimeurs et colporteurs, tous ceux qui ont mouillé dans l’affaire sont brisés, enchaînés ou tués, à son tour il lui faut s’expliquer avant que ne tombe la sentence ! Mis en espace par Sara Amrous, magistralement interprété par l’expérimenté Jacques Bonnaffé et Eytan Bracha le débutant, le texte du camerounais Edouard Elvis Bvouma révèle toute sa puissance et sa férocité sur les planches du Théâtre des Deux rives de Rouen. Une dénonciation de tous ces régimes mortifères d’Est en Ouest, dans une langue savoureuse et d’une incroyable inventivité, nourrie de subtils et fantasques jeux de mots entre Devos et Ionesco ! Entre lectures et autres mises en espace, la sixième édition de cet original Festival des langues françaises affiche sa belle diversité et ses potentielles richesses.
Une langue aux mille visages
« La langue française dépasse les nationalités et les frontières », commente Ronan Chéneau, le programmateur de la manifestation, « elle embrasse des habitudes et des réalités très différentes ». Entre Liban et Bénin, une langue déclinée au pluriel, forte d’une étonnante puissance créatrice qui se donne à entendre durant cinq jours. Gratuitement et pour tout public, entre formes courtes et sorties de résidence. Pour se conclure, le 16/03 au soir, avec Les Histrioniques, le texte du collectif MeTooThéâtre qui dénonce les violences sexuelles et sexistes.
Les Francophonies de Limoges, sous la responsabilité de Hassane Kassi Kouyaté, ont la primauté de l’ancienneté. Du 19 jusqu’au 24/03, les Zébrures du printemps, son original festival d’écritures, invitent à découvrir dix projets en provenance du Burundi et des Comores, du Sénégal et du Canada, de bien d’autres rives encore… « Des dramaturgies qui évoquent tumultes et fracas de notre monde ainsi que ses bouleversements sociétaux », souligne Corinne Loisel, la responsable des activités littéraires et de la Maison des auteurs, « des écritures qui ne refusent aucune créolisation de la langue française ou compagnonnage avec d’autres langues »… Du Bois diable (Guyane/Congo) à La naissance du tambour (Rwanda/Burundi), sans omettre Fadhila (Burkina Faso) ni Wilé ! (Cameroun), autant de lectures et mises en espace qui squatteront en un futur proche la scène des Zébrures d’automne. Pour égayer nos papilles, à déguster sans modération sur les places publiques ou dans les collèges, du centre culturel Jean Gagnant jusque dans l’enceinte du Théâtre de l’Union, le CDN de Limoges, à savourer du bout de la langue ! Yonnel Liégeois
À vous tous, lectrices et lecteurs au long cours ou d’un jour, en cette époque toujours aussi troublante et troublée, meilleurs vœux pour 2024 ! Que cette année nouvelle soit pour vous un temps privilégié de riches découvertes, coups de cœur et coups de colère, passions et révoltes en tout domaine : social et artistique, culturel ou politique.
D’Israël en Ukraine, de Palestine au Niger, ils seront plus de 10 000 participants, originaires de 206 comités nationaux olympiques, à concourir en 2024 aux J.O. d’été à Paris ! Au menu des épreuves où les athlètes sont invités à se mesurer en toute équité et fraternité, 28 sports olympiques et 4 sports additionnels sont inscrits au panthéon de l’événement ! Dans cet original concert des nations, où chauvinisme et populisme rivalisent parfois de mauvais goût au lever des couleurs, les argentiers de la grand-messe sportive brandissent une bannière neutre pour apaiser les esprits des dissidents, satisfaire les appétits des nantis et des puissants. Au palmarès d’un monde en déshérence, une épreuve à haute valeur symbolique manque toujours à l’appel : la course à la paix !
D’Israël en Ukraine, de Palestine au Niger, il est un secteur qui bat tous les records et ne connaît pas la crise : sans crainte de disqualification pour cause de dopage, jamais les industries de l’armement ne se sont aussi bien alignées sous les ordres du starter ! Les chiffres explosent au tiroir-caisse des ventes : 592 milliards de dollars en 2021, un montant en hausse pour la sixième année consécutive ! Grâce à ses canons Caesar et à ses avions de combat Rafale, un grand cocorico pour la France : la part de l’hexagone sur le marché mondial des exportations d’armes est passée de 7,1% sur la période 2013-2017 à 11% sur la période 2018-2022. Loin derrière les États-Unis, le pays des Lumières décrochera peut-être une belle médaille d’argent en 2024 ! Au prix d’un remarquable effort dans la dernière ligne droite, la patrie de Voltaire, Rousseau et Diderot au temps d’avant, Ernaux et Chamoiseau au temps présent, est en passe de surclasser la Russie, numéro deux du secteur depuis des décennies.
Vers la fin d’un discours extrêmement important le grand homme d’État trébuchant sur une belle phrase creuse tombe dedans et désemparé la bouche grande ouverte haletant montre les dents et la carie dentaire de ses pacifiques raisonnements met à vif le nerf de la guerre la délicate question d’argent.
D’Israël en Ukraine, de Palestine au Niger, de conflits en conflits, les objectifs seront-ils homologués au final de la XXIIIème olympiade : l’intégrité de son territoire pour les uns, la conquête de sa souveraineté pour les autres ? La peur de mourir, l’horreur du souvenir, la douleur du partir, la négation de tout avenir colorent rouge sang le ciel d’Olympie : le poète a dit la vérité, il doit être exécuté. Fervents défenseurs et combattants du droit à la terre, à la dignité, souvenons-nous pourtant : quelle connerie la guerre, disait Prévert ! Yonnel Liégeois
Jusqu’au 22/12, à Nanterre (92), le metteur en scène Christophe Rauck présente Richard II. Au festival d’Avignon 2022, le directeur du théâtre des Amandiers s’attaquait à l’une des pièces les plus denses de Shakespeare. Succès public et critique, une reprise à ne pas manquer ! Dans une impressionnante scénographie, Micha Lescot campe un monarque imprévisible et mélancolique.
Pleins feux sur Bolingbroke et Mowbray. Plantés dans leur rond de lumière, ils s’accusent mutuellement de trahison. Dans l’ombre, le roi écoute, interrompt, tente de calmer le jeu, en vain. Devant l’imminence d’un duel dont l’issue est incertaine, Richard II prend la décision de bannir à vie Mowbray et condamne son cousin Bolingbroke à six années d’exil en France. Un an plus tard, Jean de Gand, le père de Bolingbroke, qui fut l’un des précepteurs de Richard, meurt. Richard s’approprie tous les biens de son oncle pour alimenter les caisses du royaume et partir guerroyer en Irlande. Mal lui en prit. Bolingbroke revient avant l’heure de son exil. Soutenu par une partie des nobles qui craignent de se faire dépouiller à leur tour, acclamé par le peuple exsangue, il se débarrasse des derniers alliés de Richard qui se retrouve isolé. Capturé, Richard II abdique. Incarcéré, il sera assassiné par Exton, un proche de Bolingbroke, lequel devient ainsi Henry IV.
Assassinats, guerres et exils
L’histoire est un rien complexe avec ses trente personnages, ses assassinats, ses guerres et autres exils. La tragédie de Shakespeare, qui augure une tétralogie, si elle revêt un aspect historique évident, ne faillit pas à la règle dont sont porteuses toutes ses autres pièces. À savoir un questionnement permanent sur le pouvoir, sur ce qui fonde ou pas sa légitimité, auquel se greffent ses corollaires : trahison, conspiration, corruption, loyauté. Ce grand tout interroge de plein fouet la politique, le cœur de l’appareil politique et ses coulisses, hier et aujourd’hui. Voilà pourquoi Shakespeare nous est si contemporain.
Tel est le parti pris de Christophe Rauck dans sa mise en scène, nerveuse, énergique, qui s’approche au plus près de tous ces enjeux. À grande fresque, grand plateau. C’est comme si le metteur en scène avait repoussé les murs du gymnase Aubanel pour laisser à découvert un immense plateau où sont disposés des gradins amovibles manipulés à vue, où des tulles vont délimiter et ouvrir les aires de jeu, et sur lesquels seront projetées quelques scènes en gros plans ou une mer déchaînée aux mouvements hypnotiques (scénographie d’Alain Lagarde). Si les enjeux de la pièce nous échappent quelque peu au démarrage – il est vrai que nous ne sommes pas anglais et que nous connaissons mal cette histoire –, nous sommes très vite rattrapés par la force qui émane de cette intrigue dont la figure centrale, Richard II, est portée par un Micha Lescot majestueux dans son costume blanc qui, de sa longue silhouette, domine la pièce de bout en bout. Incroyable acteur qui se métamorphose à vue, tantôt mélancolique, tantôt colérique, à la fois monarque qui inspire le respect pour soudain se comporter en enfant gâté. Imprévisibles, ses décisions prennent de court ce qui lui reste de cour, lui-même naviguant à vue au milieu des trahisons qui sont légion.
Un monarque entre failles et trahisons
Il se pensait invincible, monarque de droit divin, il ne comprend que trop tard que le retour de Bolingbroke scelle à jamais son destin de roi soudain maudit. Car Bolingbroke va tirer sa légitimité du peuple et de ses alliés. Pour Rauck, ce combat presque fratricide entre ces deux-là, qu’un lien sanguin lie à jamais, annonce la fin d’un cycle, la légitimité n’étant plus d’ordre divin. La scène d’abdication de Richard II est fulgurante à bien des égards. Le roi prend soudain conscience des trahisons, mais aussi de ses propres failles, de son incapacité à avoir su anticiper ce qui allait advenir. Alors, il joue avec sa couronne, l’enlève, la remet, la tend à Bolingbroke et la lui reprend. À cet instant, on sent un Bolingbroke hésitant, qui doute de sa légitimité, qui voulait juste récupérer ses biens, pas la couronne, mais poussé par le vent de l’Histoire, n’a pas d’autre choix que de succéder à son cousin. Dépouillé de ses habits de roi, Richard, « ce monarque plus malheureux que le malheur », comme l’écrivait Aragon, ce roi « unkinged » (non-roi), disait Shakespeare, ce roi qui embrassait la terre d’Angleterre à pleine bouche, renonce et son corps porte tous les stigmates de la mélancolie et de la perte.
Aux côtés de Micha Lescot, Thierry Bosc, qui interprète d’abord Gand puis le duc d’York, est incroyable de lâcheté et veulerie ; Éric Challier dans la peau de Bolingbroke, d’abord tout en force, parvient à trouver le juste équilibre ; Emmanuel Noblet, Aumerle, le fils de York sans cesse ballotté entre son père et sa mère (formidable Murielle Colvez), est terriblement humain. Si Cécile Garcia Fogel revêt avec majesté les habits de reine, chante sublimement dans son jardin, son jeu, sa voix si particulière semblent moins compatibles avec les deux autres personnages qu’elle joue, Salisbury et Exton. Nous ne pouvons citer toute la distribution, mais saluons les jeunes acteurs issus de l’École du Nord, qui furent à Lille vraiment à bonne école. Marie-José Sirach
Richard II, mise en scène de Christophe Rauch : jusqu’au 22/12, du mardi au vendredi à 19h30, le samedi à 18h et e dimanche à 15h. Théâtre des Amandiers de Nanterre, 7 avenue Pablo-Picasso, 92000 Nanterre (Tél. : 01.46.14.70.00).
En date du 14 septembre, la missive du ministère des Affaires étrangères est tombée : pas de visa pour les artistes du Mali, du Niger et du Burkina Faso ! Une décision incompréhensible, une première dans toute l’histoire des rapports entre la France, le monde culturel et les pays en guerre. En ce jour d’ouverture du 40ème festival des Francophonies à Limoges, stupeur et colère.
Ce n’était jamais arrivé. Malgré les guerres et les tensions, la France pouvait s’enorgueillir jusqu’ici de maintenir un lien, une coopération avec les artistes. Ceux-là mêmes qui sont les premiers visés, incarcérés, molestés par les dictatures dans leur pays. En sommant les directeurs de théâtres de suspendre « sans délai et sans aucune exception les projets de coopération qui sont menés par vos établissements ou vos services avec des institutions ou des ressortissants de ces trois pays. (…) Aucune invitation de tout ressortissant de ces pays ne doit être lancée. À compter de ce jour, la France ne délivre plus de visas pour les ressortissants de ces trois pays sans aucune exception, et ce jusqu’à nouvel ordre ». Un précédent dont les conséquences pourraient s’avérer désastreuses.
La guerre « diplomatique » à laquelle se livre la France avec le Mali, le Burkina Faso et le Niger, trois pays où l’armée a pris le pouvoir, impacte pour la première fois les artistes. C’est une grande partie de la programmation des Francophonies en Limousin (du 20 au 30 septembre) qui est menacée ; celle du Festival C’est comme ça, à Château-Thierry, qui accueille des chorégraphes et danseurs Burkinabés du 16 septembre au 7 octobre ; celle du festival Sens interdits à Lyon qui du 14 au 28 octobre consacre une place importante à des artistes en provenance du Rwanda, du Cameroun, de Palestine… et du Mali.
La missive est tombée tel un couperet
Quid d’un des plus grands festivals de musique du monde, Africolor, qui se déroule en Seine-Saint-Denis tous les mois de décembre ? Que va-t-il advenir de la nouvelle création de Thomas Guérineau, les Basketteuses de Bamako, avec des comédiennes maliennes, programmé le 13 mars 2024 au festival de cirque Spring à Elbeuf ? Les six comédiennes de ce spectacle devaient arriver en France pour une résidence artistique du 21 septembre au 4 novembre. Thomas Guérineau, dont les spectacles nécessitent beaucoup de travail de répétition tant ils impliquent une maîtrise du jonglage, de la musique comme de la danse, a tout essayé pour faire venir ses actrices, y compris avec des visas de pays de l’espace Schengen. Rien n’y fait, quand bien même l’Institut français, qui dépend du Quai d’Orsay, figure parmi ses nombreux partenaires institutionnels.
La missive est tombée tel un couperet. Passé le premier instant de stupeur, les réactions ne se sont pas fait attendre. Pour le Syndeac (Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles), le syndicat des directeurs des centres dramatiques et chorégraphiques nationaux et des scènes nationales, « ce message, écrivent-ils dans un communiqué commun, est totalement inédit par sa forme et sa tonalité. Cette interdiction totale n’a évidemment aucun sens d’un point de vue artistique et constitue une erreur majeure d’un point devue politique. C’est tout le contraire qu’il convient de faire, poursuivent-ils. Cette politique de l’interdiction de la circulation des artistes et de leurs œuvres n’a jamais prévalu dans aucune autre crise internationale, des plus récentes avec la Russie, aux plus anciennes et durables, avec la Chine ».
« Pourquoi museler ceux qui veulent mettre en lumière la réalité de la situation dans leurs pays ? »
Joint au téléphone, Hassane Kouyaté, directeur des Francophonies en Limousin, exprime sa perplexité : « Comment la France, pays des droits de l’homme, qui a toujours accueilli les artistes du monde entier en difficulté dans leur propre pays, comment la France, qui est aussi mon pays, a-t-elle pu prendre une telle décision ? Pourquoi museler ceux qui veulent mettre en lumière la réalité de la situation dans leurs pays ? Depuis quand les artistes sont-ils une menace ? C’est des questions que je ne cesse de me poser. Comme directeur des Francophonies, je reçois cette directive comme une ingérence dans ma programmation. Si je n’ai plus la liberté de choisir les artistes, si je dois faire valider ma programmation par le ministère de la Culture ou le Quai d’Orsay, quelle sera la suite ? »
Certes, cette interdiction ne vise pas que les artistes mais l’ensemble des ressortissants en provenance de ces trois pays. Mais qu’une telle mesure s’applique aux artistes, à ceux qui le plus souvent sont les premières victimes des régimes autoritaires, est incompréhensible. La France peut-elle de manière aussi violente couper les ponts avec ces voix de la francophonie et penser que cela n’aura aucune incidence ? Nul n’ignore les tensions qui existent aussi bien au Mali, au Burkina Faso qu’au Niger. Nul n’est dupe que le « sentiment antifrançais » agité par les juntes au pouvoir est un leurre démagogique. Interdire la venue des ressortissants de ces pays, est-ce la seule réponse ? Cela fait des années que la politique de visas, délivrés au compte-goutte, provoque un certain ressenti chez de nombreux jeunes Africains. La décision d’augmenter les frais d’inscription à l’université française pour les étudiants étrangers a provoqué la fuite de bon nombre d’entre eux vers la Chine ou la Turquie.
Joint par nos soins, le ministère de la Culture indique qu’« aucune déprogrammation d’artistes, de quelque nationalité que ce soit, n’est demandée ni par le ministère des Affaires étrangères, ni par le ministère de la Culture. Pour des raisons de sécurité, la France a suspendu depuis le 7 août la délivrance de visas depuis Niamey, Ouagadougou et Bamako ainsi que la mise en œuvre dans ces pays de nos actions de coopération culturelle. Cette décision n’affecte pas les personnes qui seraient titulaires de visas délivrés avant cette date ou qui résident en France ou dans d’autres pays. » Sans commentaire. À quelques semaines de l’ouverture de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts, on se dit que l’Élysée joue un drôle de jeu.
La gauche dénonce la décision
Avec cette missive, la France ferme la porte à toute coopération. Pour Pierre Dharréville, député communiste, « cette injonction est profondément choquante. Rompre les liens culturels, empêcher des artistes de s’exprimer en France, est une faute lourde et une décision indéfendable. Non contente d’être inefficace, la diplomatie de la censure culturelle est une impasse ». Jean-Luc Mélenchon dénonce une « France abaissée par un comportement mesquin et borné », et Olivier Faure une « décision absurde. En quoi les artistes du Mali, du Niger et du Burkina Faso sont-ils responsables des coups d’État dans leurs pays » ? Enfin, au-delà du monde de la culture, cette missive concerne le monde sportif (va-t-on interdire aux athlètes maliens, burkinabés ou nigériens de participer aux jeux Olympiques ?) et le monde associatif. De très nombreuses associations d’amitié, de coopération, qui entretiennent des rapports de solidarité avec les habitants de ces pays-là, se voient, elles aussi, privées de tout lien. En agissant de la sorte, en fermant ses portes, la France condamne ainsi les citoyens de ces trois pays, qu’ils soient artistes ou simples voyageurs, à rester dans un face-à-face avec les juntes militaires au pouvoir dans leur pays et les djihadistes qui menacent et massacrent les populations. Marie-José Sirach
Que l’anthropologue travaille sur l’Iran, son pays d’origine, ou sur le statut des étrangers en France, Chowra Makaremi laisse dans ses recherches toute leur place à la subjectivité et aux émotions. Paru dans le mensuel Sciences Humaines (N°361, août-septembre 2023), un article d’Adèle Cailleteau.
Chowra Makaremi a sept mois quand sa mère, Fatemeh Zarei, opposante politique à la République islamique d’Iran est emprisonnée. Elle a sept ans quand elle disparaît au cours de l’exécution massive de milliers d’opposants, en 1988. Ce « massacre des prisons », aussi intime pour Chowra Makaremi qu’il est encore tabou en Iran, est le fondement du travail de recherche de l’enfant devenue anthropologue. « Comment l’absence des corps emprisonne-t-elle nos mémoires, là où le politique griffe au plus intime ? Là où seul l’intime reste en témoignage d’une politique ? », demande la chercheuse au CNRS dans son film documentaire Hitch, une histoire iranienne, sorti en 2019.
Cette enquête sur ce qu’il se passe « quand l’histoire a effacé les êtres » est l’aboutissement d’un travail commencé quinze ans auparavant grâce à une découverte fortuite : celle, à l’hiver 2004, des mémoires de son grand-père maternel. Aziz Zarei les a rédigées à partir de 1988 et la mort de sa seconde fille – la première avait été emprisonnée et tuée par le régime en 1982 – pour garder une trace de la tragédie. Chowra Makaremi s’attelle à leur traduction, en parallèle de sa thèse. La contestation populaire qui se met en place après les élections de 2009 – le pouvoir est accusé de fraude électorale par une partie de la population – motive la chercheuse. « Ce mouvement vert prodémocratique secoue toute une génération qui est la mienne, explique-t-elle. Réinscrire la mémoire des opposants politiques des années 1980, c’était une façon d’outiller les militants politiques face à l’État». Le Cahier d’Aziz*, publié en 2011 avec une longue postface qui décrit comment « l’histoire pénètre les vies individuelles », est nouvellement réédité chez Folio Gallimard avec une préface inédite de Chowra Makaremi.
La détresse d’une militante
Le sujet est intime, la démarche de la chercheuse subjective. Et elle l’assume, citant d’emblée le sociologue états-unien Howard Becker : « La question n’est pas de savoir si le chercheur prend parti mais whose side are we on ? (de quel côté sommes-nous ?) » C’est même son engagement qui l’a conduite à la recherche. Sa thèse visait à dénouer un paradoxe : alors que les militants gagnaient des combats juridiques en faveur des migrants, la situation de ces derniers se dégradait. Elle-même le vivait au quotidien : cette diplômée de Sciences po a travaillé de 2005 à 2008 avec l’association Anafé dans la « zone d’attente » de l’aéroport de Roissy, centre de détention pour les étrangers qui ne sont pas admis à entrer dans le pays. « J’ai commencé cette thèse à partir de la détresse vécue en tant que militante », souligne-t-elle aujourd’hui.
Son travail est récompensé en 2021 par la médaille de bronze du CNRS. C’était un peu avant que la mort de la jeune Mahsa Amini en septembre 2022, trois jours après son arrestation par la police des mœurs, éveille un mouvement majeur de contestation en Iran. Cet événement est le point de départ de son nouveau livre, Femme, vie, liberté*. Encore une nouvelle forme d’écriture, loin des articles scientifiques dans lesquels elle se sent « engoncée » : il sera sa chronique, presque au jour le jour sur les événements. « J’ai écrit le livre que j’aimerais lire plus tard, si je devais travailler dans dix ans sur le mouvement Femme, vie, liberté. Pour avoir la trace des micro événements qui ne font pas date, précise-t-elle. Un livre humble, qui nous introduit un monde ». Adèle Cailleteau
*Femme, vie, liberté (La Découverte, 352 p., 21€). Chowra Makaremi est anthropologue et chercheure au CNRS, spécialiste des nouvelles conditions migratoires.
*Le cahier d’Aziz, traduit et présenté par Chowra Makaremi, avec une postface de Christiane Vollaire (Folio Gallimard, 272 p., 8€70).
Dans ce même numéro d’août-septembre, Sciences Humaines propose un original dossier, fort instructif : Changer de vie, qu’est-ce qui influence nos choix d’existence ? « Au contact des penseurs et artistes, ce numéro invite à mettre de l’intelligence dans nos rêves et du rêve dans nos plans de carrière », écrit dans son éditorial Héloïse Lhérété, la directrice de la rédaction. Dès sa création, Chantiers de culture a inscrit le mensuel sur sa page d’ouverture au titre des « Sites amis ». Une remarquable revue dont nous conseillons vivement la lecture. Y.L.
Créée en 1923 sous l’impulsion de l’écrivain Romain Rolland, la revue littéraire Europe consacre son numéro d’été à Rubén Darío et Juan Rulfo. Sous la direction d’Alberto Paredes et Melina Balcazar, en compagnie des plus grands spécialistes, un numéro qui invite à découvrir deux écrivains majeurs, respectivement encensés par Jorge Luis Borges et Gabriel García Márquez.
Le Nicaraguayen Rubén Darío (1867-1916) est considéré comme le père du « Modernisme », premier mouvement de la littérature hispanique à trouver son origine hors des frontières de l’Espagne. Jorge Luis Borges, parmi tant d’autres, a souligné son importance majeure : « Lorsqu’un poète comme Darío a traversé une littérature, celle-ci en ressort complètement changée. Darío a tout renouvelé : la matière, le vocabulaire, la magie particulière de certains mots, la sensibilité du poète et de ses lecteurs. Son travail n’a pas cessé et ne cessera pas ; ceux qui parmi nous l’ont jadis combattu comprennent aujourd’hui qu’ils le continuent. On peut l’appeler le libérateur ». Rubén Darío fut le premier à sortir du cercle étroit des littératures nationales.
Il fut le premier à vivre partout, à abandonner son Nicaragua natal pour s’installer au Chili, en Argentine, puis en Espagne, en France et aux États-Unis. Le premier à impulser un mouvement littéraire international, à s’ouvrir avec une réceptivité maximale à toutes les stimulations, à absorber et diffuser un large éventail d’influences étrangères — de Baudelaire et Verlaine à Walt Whitman —, le premier à se sentir mondial, actuel et à pratiquer un véritable cosmopolitisme. Le premier également à abolir les censures morales, à assumer les crises, les ruptures et le déchirement qui caractérisent la conscience de notre temps. Ce dossier d’Europe nous offre de captivants éclairages sur son œuvre et sur sa vie.
On doit à Juan Rulfo (1917-1986) une œuvre intense et brève qui se compose essentiellement d’un recueil de nouvelles, Le Llano en flammes(1953) et d’un roman, Pedro Páramo (1955). Comme l’a observé Gabriel García Márquez: « Ce ne sont pas plus de trois cents pages, mais elles sont immenses et, à mes yeux, aussi durables que celles que nous connaissons de Sophocle ». J.M.G. Le Clézio a pour sa part évoqué en ces termes les nouvelles de l’écrivain mexicain : « Un monde réduit à l’essentiel, laconique, dénudé jusqu’à l’os, raconté à la première personne, d’une voix monotone, et pourtant chargée d’émotions comme un ciel d’orage, imprégnée de désespoir ironique et d’une rage vibrante de vie ».
Le substrat historique et la dimension mythique interfèrent inextricablement dans Pedro Páramo, roman inépuisable où les temps et les voix s’entrecroisent et où s’estompe vertigineusement la ligne de démarcation entre les vivants et les morts, comme si les spectres des damnés de la terre s’enracinaient dans « ce temps unique qu’est l’éternité ». Juan Rulfo fut aussi un remarquable photographe. Cet aspect de son œuvre, révélé tardivement, est aujourd’hui considéré comme une activité parallèle à sa pratique d’écrivain, mais en aucun cas subsidiaire ou subordonnée. Jean-Baptiste Para, directeur éditorial