À la Manufacture des œillets d’Ivry (94), Nasser Djemaï présente Vertiges. L’histoire d’une famille française d’origine maghrébine, à l’heure où Nadir revient à la maison après une longue absence. Une chronique sociale et politique, à la fois sensible et drôle, au ton juste, qui le rappelle à chacun : tous, nous sommes nés quelque part !
Nasser Djemaï, l’auteur et metteur en scène de Vertiges, nous raconte simplement, et d’abord, l’histoire de Nadir qui, après une longue absence, revient voir ses parents. Il décide de rester quelques jours pour remettre de l’ordre dans les affaires de la famille. Les factures en souffrance, le père malade des poumons, le petit frère au chômage qui passe le plus clair de son temps sur les réseaux sociaux, la sœur cadette employée de cantine un peu frivole, la voisine du dessus qui erre comme un fantôme dans l’appartement de jour comme de nuit… Au plan médical, le vertige, c’est la peur ou le malaise ressenti au-dessus du vide, ou la sensation que les corps et les objets tournent autour de soi. Aîné d’une fratrie de trois, Nadir est respecté et écouté. Tout semble lui avoir réussi : propriétaire, chef d’entreprise, marié, deux enfants.
Dans la cité où il a grandi, les choses ne sont plus comme avant. Les gamins qui squattent au pied de l’immeuble, la présence marquée des barbus, l’ascenseur en panne… À bien y regarder, la vie de Nadir, non plus, n’est pas aussi limpide qu’il n’y paraît. Son épouse a demandé le divorce, les sourires de sa petite sœur sont de plus en plus forcés, derrière les paroles bienveillantes de sa mère et de son frère pointent l’amertume et les reproches. Progressivement, tout se dérobe. Il a beau se débattre, vitupérer, réclamer de l’ordre, il est hors de lui, comme s’il ne s’était jamais appartenu. Enfant d’un pays qui n’est pas celui de ses parents, Nadir ne cultive pas le mythe du retour. Lassé des faux-semblants et des chimères, il lance à son père : « Qu’est-ce qu’il t’a donné ton pays, à part l’envie de fuir ? ». À travers l’histoire d’une famille française d’origine maghrébine, Nasser Djemaï parle d’identité, de quête intérieure. Il montre sans volonté de démontrer, d’imposer un discours. « Vertiges nous invite simplement à prendre place dans la vie d’une famille orpheline de sa propre histoire, essayant de colmater les fissures d’un navire en plein naufrage », confie le metteur en scène. Un huis-clos familial parfois doux-amer où l’humour, l’amour, la poésie ne sont jamais absents.
Vertiges, c’est un double retour ! Celui de Nadir après une longue absence, celui d’une pièce originellement créée en 2017. Près de dix ans plus tard, Nasser Djemaï en donne une version enrichie d’intuitions nouvelles qui ouvrent le texte à de nouveaux imaginaires. Fable contemporaine, une re-création comme une mise en perspective pour raconter au temps présent cette odyssée intime où s’invitent les chimères, où le réel se teinte de fantastique. Yonnel Liégeois, photos Christophe Raynaud de Lage
Vertiges, Nasser Djemaï : jusqu’au 30/11. Du mardi au vendredi à 20h, le samedi à 18h et le dimanche à 16h. La Manufacture des œillets, Centre dramatique national du Val de Marne, 1 place Pierre Gosnat, 94200 Ivry-sur-Seine (Tél. : 01.43.90.11.11).
Aux Presses du réel, Yannick Butel publie Le gai théâtre, essai d’histoire sociale et politique du phénomène théâtral contemporain. Un diagnostic aigu sur le théâtre dans la société ultralibérale propre à la « postmodernie ». Une sensibilité frémissante, doublée de l’emportement d’une auscultation théorique étayée.
Yannick Butel est professeur en arts de la scène à l’université d’Aix-Marseille. En 2008, il fonde le site insense-scenes.net, où il est affirmé, sans ambages, que « le théâtre facile est objectivement bourgeois, le théâtre difficile est pour les élites bourgeoises, le théâtre très difficile est le seul théâtre démocratique ». Dans la foulée de ce stimulant paradoxe paraît son dernier ouvrage, le Gai Théâtre, sous-titré Pour un théâtre de la contre-addiction, avec, pour précision : Essai d’histoire sociale et politique du phénomène théâtral contemporain. On saisit d’emblée que l’auteur va passer au crible un diagnostic aigu – comme obtenu par scanner – sur un impensé d’assez longue date quant aux tenants et aboutissants du théâtre et de ses spectateurs, réels ou putatifs, dans la société ultralibérale propre à la « postmodernie ».
Au long cours d’une réflexion constamment dialectique, Yannik Butel, fort d’une culture philosophique fertile, dialogue à distance avec Olivier Neveux et Dany-Robert Dufour, à qui l’on doit, respectivement, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui et le Divin Marché. La révolution culturelle libérale.Le livre tout entier est d’ailleurs placé sous le sceau d’un entretien infini où prennent part, à l’improviste, aussi bien Nietzsche que Bernard Noël, Jean-François Lyotard, Bernard Stiegler, Deleuze, Heiner Müller, Herbert Marcuse, Derrida, Foucault et tant d’autres fiers irréguliers de la pensée. Impossible, avec la meilleure volonté du monde, de rendre compte de façon exhaustive, en si peu d’espace, d’un ouvrage aussi dense, écrit d’une main sûre qui sait jouer sur les mots et qui, finalement, a valeur de manifeste, pour ne pas dire de brûlot.
Au sein de ce vaste panorama où s’analyse sans merci le rôle des industries culturelles dans le décervelage généralisé, Yannick Butel, fin critique, fait part de ses préférences de spectateur assermenté. Où l’on rencontre notamment le Théâtre du Radeau de François Tanguy, le groupe T’Chang de Didier-Georges Gabily, les Marchands de Joël Pommerat, Beckett, Claude Régy, Gatti, etc., ainsi que la figure essentielle d’Hamlet auquel il a jadis consacré une thèse mémorable. Une sensibilité frémissante, doublée de l’emportement d’une auscultation théorique étayée, caractérise ce livre, dont l’élaboration court au moins sur plus d’une dizaine d’années d’observations assidues, rapportées avec un ton de voix extrêmement personnel. Raison de plus de s’y confronter en toute spontanéité, en faisant fi de son apparente complexité. Jean-Pierre Léonardini
Le gai théâtre, Yannick Butel (Les Presses du réel, col. « Al Dante », 248 p., 18€). Un précédent ouvrage : Regard critique (Les solitaires intempestifs, 128 p., 13€).
Sur France 4, le 16/11 à 22h20, la metteure en scène Catherine Schaub propose Le village des sourds. Sous la plume de Léonore Confino, un conte d’une naïveté déconcertante mais d’une puissance fulgurante ! Entre perte des mots et découverte des signes, une sourde histoire de langue en terre polaire.
Au pays d’Okionuk, village du bout du monde perdu dans la blanche froidure, une tradition perdure : pour braver les six mois de la longue nuit, les habitants ont coutume de se se réchauffer collés-serrés sous la yourte collective. Pour écouter histoires du jour et contes ancestraux, partager ces paroles qui fondent une communauté… Sur cette terre inconnue des routes commerciales, l’argent n’existe pas, le langage est seule richesse, les mots seule monnaie d’échange. Youma, une gamine de quatorze ans, s’étiole pourtant de tristesse, confinée dans la solitude et un silence mortifère : elle est sourde ! Jusqu’au jour où son grand-père, tendrement aimant et ému, parte à la conquête du langage des signes dans un village reculé et l’enseigne à sa petite-fille.
Bien emmitouflée et campée au faîte de l’igloo, Youma nous conte alors une bien étrange histoire. En langue des signes évidemment, hypnotique danse des mains et des lèvres, traduite par son complice lui-aussi hardiment perché : son bonheur d’abord de pouvoir communiquer sensations et émotions, sa douleur ensuite de voir son Village des sourds sombrer dans la violence et la cupidité. Un vil marchand d’illusions s’est installé depuis peu sur la place, proposant « marchandises inutiles mais indispensables » contre une liste de mots plus ou moins fournie. Cinquante « gros mots » payés par un enfant contre un train électrique, cent mots du quotidien en échange d’un grille-pain, deux cent mots compliqués mais peu usités contre un poêle de maison : avec interdiction de les prononcer à nouveau, sous peine de lourdes sanctions ! Et tout à l’avenant au point que les habitants, en manque de vocabulaire, ne parviennent plus à se parler. Pire, faute de mots, ils en viennent aux mains…
Formidables de regards complices à ne point devoir se quitter des yeux, Ariana-Suelen Rivoire et Jérôme Kircher nous comblent de plaisir en ce pays des trolls. Entre la comédienne sourde et son partenaire de jeu, du naturel glacé au feu des mots, le conte aussi naïf que déconcertant impose sa vérité, fulgurante, à l’oreille de l’auditoire : quel avenir pour une humanité en manque de dialogue ? Quel appauvrissement culturel pour un peuple qui perd sa langue et ses coutumes ancestrales ? Quel déclin de civilisation, lorsque la parole ne parvient plus à exorciser les conflits ? Des questions à forte teneur philosophique, à hauteur d’enfants, qui interpellent ô combien les grands… Créée en résidence à la Maison de la culture de Nevers (58), une mise en scène de Catherine Schaub joliment dessinée, un texte puissamment évocateur de Léonore Confino, l’une et l’autre solidaires pour enchanter et embrasser la différence : sourds ou entendants, d’ici ou d’ailleurs, florilège de peaux et de mots, frères et sœurs en humanité, la diversité nous enrichit ! Yonnel Liégeois
Le village des sourds, Catherine Schaub et Léonore Confino : Le 16/11 à 22h20, France 4. Disponible jusqu’au 30/05/26, sur le site france.tv. Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers (96 p., 15€).
Au studio des Mathurins (75), Ismaël Saidi présente Jérusalem. La pièce, mise en scène et interprétée par l’auteur, est un plaidoyer pour la paix. Dans la lignée de Djiad, son précédent spectacle à succès.
Sur le plateau nu, un homme se lamente. Il a perdu son procès, il doit dans quelques minutes remettre les clés de la demeure à sa nouvelle propriétaire. La vieille petite maison se trouve à Sheikh Jarrah, quartier de Jérusalem-Est. Shahid et Delphine Lachance (Ismaël Saidi et Inès Weill-Rochant en alternance avec Fiona Lévy) sont des inconnus l’un pour l’autre. Et chacun se dit convaincu de ses droits car il s’agit, clament-ils en chœur, de la maison de leurs ancêtres. Sur ce canevas souvent drôle, Ismaël Saidi a imaginé, à l’occasion d’une éclipse du soleil, une aventure assez fantastique. Le texte est de 2022, mais le drame actuel qui plonge cette partie du monde dans une actualité incertaine, dans le désespoir, lui confère une force supplémentaire.
Sur la scène, le dialogue permet de se comprendre, de s’entendre. Et du passé jaillit la lumière du présent. Voilà que deux revenants prennent la parole. Ruth et Al Qodsi, par la bouche de Delphine et Shahid, donnent à comprendre le passé sombre qui d’une certaine façon les unit. Tous deux se souviennent de la bonne entente des hommes et des femmes d’alors, qui partageaient les mêmes terres à défaut d’avoir épousé la même religion. Mais le respect de chacun faisait que tous vivaient en bonne harmonie.
Shoah et Nakba
Ruth est une rescapée de la Shoah, et Al Qodsi un exilé de la Nakba (l’exode palestinien de 1948). Tous deux ont souffert, et espéré la paix et la fraternité humaine. À travers ces personnages, explique l’auteur, « deux douleurs s’affrontent mais ne se hiérarchisent pas ». Loin de toute « compétition victimaire ». Né en 1976 à Bruxelles, Ismaël Saidi a été policier avant de se laisser séduire par l’écriture. Son premier grand succès dans les pays francophones, Djihad en 2014, mettait en présence trois garçons enrôlés par des fanatiques et se retrouvant armes au poing à Homs en Syrie, sans comprendre grand-chose à leur aventure. Agissant au nom, tentaient-ils de dire, de la défense d’un coran… qu’ils n’avaient jamais lu.
Avec un humour dévastateur, Saïdi démontait la mécanique. Ont suivi d’autres temps forts de cette saga, comme Géhenne ou encore Tribulations d’un musulman d’ici. Avec Jérusalem, la visée est toujours la même : contribuer à dire avec conviction combien le dialogue et la connaissance sont nécessaires, mais aussi que « sans mémoire il ne peut y avoir de paix ». Gérald Rossi
Jérusalem, Ismaël Saidi : Jusqu’au 31/12, les mercredi et jeudi à 19h. Théâtre des Mathurins, 36 rue des Mathurins, 75008 Paris (Tél. : 01.42.65.90.00).
En diverses communes de la Somme, sous l’égide de la Maison de la culture d’Amiens (80),Jean-Pierre Bodin interprète Le banquet de la Sainte Cécile. En complicité avec François Chattot, l’histoire de la fanfare municipale de Chauvigny en Poitou-Charentes ! Entre humour et humanité, un spectacle hautement festif et hilarant.
Une grande table à la nappe blanche, quelques verres de bon rouge posés de-ci de-là, d’autres en attente d’être remplis : à n’en point douter, la soirée sera bien arrosée ! D’un concert l’autre, de pause en pause, l’évidence s’impose : outre un gosier souvent à sec, ils ont la descente facile, les membres de la fanfare de Chauvigny ! Ce n’est point un souci pour le chef de l’harmonie municipale. Son exigence première ? « Vous faîtes ce que vous voulez pendant le morceau, mais à la fin on s’arrête tous en même temps », les adjure-t-il ! Depuis la représentation du spectacle au festival d’Avignon en 1994, le temps a filé, crinière et barbe blanches désormais, Jean-Pierre Bodin n’a pourtant rien perdu de sa verve enjouée. Ni les souvenirs de sa jeunesse poitevine quand lui-même, sax alto au bec, déambulait dans les rues de Chauvigny (chef-lieu de canton, département de la Vienne, 7000 habitants) et jouait de concert, chaque 11 novembre, devant le monument aux morts… Une histoire fort patriotique, mais quelque peu éthylique entre fausses notes et vraies chienlits, dont il nous narre l’épopée collective à grandes rasades de rire. Pour fêter son trentième anniversaire, après plus de 1000 représentations à guichet fermé, le spectacle s’était posé en son lieu de création : le théâtre Charles Trenet de Chauvigny ! Un succès jamais démenti, c’est encore et toujours avec bonheur que le public trinque à cette randonnée musicale et langagière !
Ses copains d’avant, Jean-Pierre Bodin nous en dresse un portrait aussi hilarant qu’attachant. Le verbe cru, à défaut d’être bien bu (!), ne masquant aucune de leurs faiblesses mais tissant une belle bordée de camaraderie, tous fiers de défiler, tous derrière et lui devant, fiers de s’en venir répéter pour mieux picoler et rigoler. Manque juste à l’appel monsieur le curé… Se retrouvent là le boucher, le pharmacien, le boulanger, l’épicier et bien d’autres qui, sans oublier femmes et enfants, embellissent les amours et nourrissent les querelles entre citoyens d’une petite ville de province. Pour rien au monde pourtant, ils ne manqueraient le banquet de la Sainte Cécile, cette soirée festive en l’honneur de la patronne des musiciens ! L’occasion pour notre conteur émérite de s’épancher sur les dons incertains de ces compères instrumentistes à la technique douteuse et au solfège rebelle dont répétitions et prestations ressemblent à tout, sauf à un long concert tranquille ! Toutes générations entremêlées, un portrait de groupe qui sent bon le terroir : gilets jaunes au rond-point, rassemblement place de la mairie ou au champ de foire, voisins-voisines conviés à la salle des fêtes, « celle qui sert à tout, qui sert à rin » selon un autre conteur poitevin, Yannick Jaulin…
Perclus ou fringants, vieux croûtons ou jeunes enfants, pressez-vous à la table du banquet, une soirée mémorable entre humour et convivialité à l’écoute d’un comédien de haut vol ! Qui déploie sa folle partition du marais poitevin en baie de Somme avec une extrême tendresse, dévoilant une portée de rêves et délires qui est nourriture terrestre à tout humain, même s’il n’est pas musicien. Citadine ou rurale, une chronique des terres profondes. Fanfare locale sur le plateau pour clore les ébats, sans hésiter, un spectacle à déguster cul sec ! Yonnel Liégeois
Le banquet de la Sainte Cécile, Jean-Pierre Bodin : Jusqu’au 22/11. Glisy – Salle Saint Exupéry, le 13/11 · 20h30. Molliens-Dreuil, le 14/11 · 20h30. Nibas – Salle Pierre Wattebled, le 16/11 · 17h. Boves – salle des fêtes, le 18/11 · 20h. Albert – Zèbre, le 21/11 · 20h30. MCA/New Dreams, le 22/11 · 18h30. La MCA, 2 place Léon Gontier, 80000 Amiens (Tél. : 03.22.97.79.77).
Le banquet de la Sainte Cécile, de Jean-Pierre Bodin et François Chattot, préface de Jean-Louis Hourdin (Association des publications chauvinoises, 59 p., 9€90).
« Au début, nous croyions qu’il ne portait en lui qu’une génération de Chauvinois, l’ambiance d’une petite ville du Poitou, certes de belle manière. Aujourd’hui, nous savons que le monde de Jean-Pierre Bodin est universel, ses regards partagés par chaque harmonie du monde francophone. Il a réalisé dans son spectacle le rêve de tous les ethnologues : décrire, fixer le comportement d’une société. Le rêve de tous les poètes : donner à entendre un monde nouveau que chacun reconnaît. Le rêve de tous les comédiens : transporter ses sœurs et frères humains l’espace d’un moment, dans un temps hors du temps, celui de l’artiste. Nous devons à Bodin et Chattot un récit de bonheur, un regard amusé et sensible sur les joies et les peines estompées des musiciens du banquet de la Sainte-Cécile. L’humanisme dont se repaissent les politiques est ici montré et nourri avec simplicité, connivence, offert comme un cadeau aux lecteurs avides de joies simples ». Max Aubrun
« Conteur de génie et comédien généreux, Jean-Pierre Bodin dépeint avec plaisir le quotidien pittoresque de la fanfare municipale de son enfance. Saxophoniste, il était de toutes les fêtes, de tous les défilés, partageant l’amitié fraternelle et festive de ces musiciens au solfège approximatif. Le récit d’événements ordinaires racontés avec naïveté et sérieux, ingrédients d’un comique subtil, qui embarque le public jusqu’au bouquet final. Créé par l’auteur en 1994 sur des bases autobiographiques, Le Banquet de la Sainte-Cécile renoue avec une tradition orale, la mémoire d’une France dite profonde. Un spectacle tendre et cocasse, rempli d’une humanité bienfaitrice. Culte ! ».L’équinoxe, Scène nationale de Châteauroux
« Quelle malice pour ressusciter, avec verve et tendresse, ces figures villageoises rabelaisiennes. De l’humour rural. Cela existe. Avec quelle ruse ! […] Jean-Pierre Bodin a un charme fou, l’œil brillant, un sens irrésistible de l’effet dans l’art du conteur ».Jean-Pierre Léonardini – L’Humanité
« Jean-Pierre Bodin réussit parfaitement son solo riche en personnages attachants et agaçants (…) On est un peu de la famille, jamais tout à fait seul. De concert avec le destin peu ordinaire de ceux d’en bas et de ceux d’en haut ».Robert Migliorini –La Croix
« Quelle histoire ! Que Jean-Pierre Bodin égrène à merveille, lui qui tint réellement, de 6 à 26 ans, le saxo alto de l’harmonie de Chauvigny. Avec gourmandise, il se souvient de tout (…) Aller les rejoindre l’espace d’un soir réchauffe le cœur, réveille en chacun sa mémoire provinciale, ses racines familiales... » Fabienne Pascaud –Télérama
« Chaque personnage est campé avec courtoisie et insolence : une leçon de tolérance, voire de civisme, qui resserre les liens de la communauté de façon exquise ». Fabienne Arvers –L’Express
« Bodin, seul en scène et un verre de vin à la main, (…) a une façon aussi drôle que diabolique de nous croquer ces dizaines d’individus formant l’harmonie, chacun dans son jus. C’est merveilleusement écrit et joué ». Jean-Pierre Thibaudat – Médiapart
« Un théâtre pictural et champêtre. Bodin renoue avec une tradition orale, courroie de transmission de la mémoire d’une France dite profonde et surtout rurale. Les couacs de l’harmonie ne sont pas épargnés et rendent encore plus réjouissante la performance ». V. Klein – Les inrockuptibles
« Au banquet de l’harmonie municipale de Chauvigny, ils étaient tous là ! C’est un fragment d’humanité qui apparaît dans ce spectacle généreux, tendre et surtout terriblement cocasse (…) Jean-Pierre Bodin croque et raconte les gens qui ont rempli son enfance au détour des rues, au hasard des conversations de café, au sein de l’harmonie. Bref, ceux qui l’ont marqué en bonheur, en beauté ». Hugues Letanneur – Le Monde
« Bodin: le « raconteur » mirobolant. Il (Jean-Pierre Bodin) est au centre de l’histoire la plus incroyable qui se soit développée dans le monde du théâtre ces dernières années. Il est l’inventeur et l’acteur d’un spectacle culte ! »Armelle Héliot – Le Figaro
« Une merveilleuse et drolatique photographie de la France profonde. Tous ces gens-là, nous les connaissons, nous avons leurs doubles dans nos familles. Jean-Pierre Bodin brosse un tableau de la vie en province, dont le style oscille entre la gentillesse rieuse d’un Doisneau et la rosserie énorme d’un Dubout ».Gilles Costaz – Les Echos
« Le banquet de la Sainte Cécile avec l’ami Bodin, un grand moment de complicité, de tendresse, d’humour et de convivialité : l’histoire d’une fanfare dans un petit bourg, comme jamais elle ne vous sera narrée. Une soirée qui se termine habituellement en musique et autour d’un petit verre ! » Yonnel Liégeois – Chantiers de culture
Au théâtre du Pays de Morlaix (29), Charlie Windelschmidt présente …Et les sept nains ? Une déconstruction du célèbre et fameux conte des frères Grimm, un original et fantasque tribunal des flagrants délires revisité au temps de la belle époque sur les ondes de France Inter ! Loin des images doucereuses de Blanche-Neige à la Walt Disney, la troupe mord dans la pomme à belles dents.
Ils se nomment N1, N2, N3… Au final, ils ont bien grandi, les Sept nains du conte ! Pas si joviaux, sympathiques et innocents qu’ils en avaient l’air au détour d’un bel album pour enfants ou de leur gentille image colportée à foison sur petits et grands écrans… Tels des précurseurs, Bruno Bettelheim et Mélanie Klein, psychanalystes, avaient déjà fortement et intelligemment perturbé et interrogé le beau livre d’images. Charlie Windelschmidt, à la manœuvre de la compagnie Derezo, offre à son tour un original et truculent retour à la réalité. Il est vrai qu’il est coutumier de spectacles hors norme, loin des mises en scène stéréotypées !
Les garçons n’ont vraiment aucune raison de se plaindre. Quand ils rentrent du boulot, les lits sont faits, la vaisselle et la cuisine aussi, la maison balayée, la table dressée… À petite taille, grande fortune ! Sauf que la révolte gronde sur la scène de Morlaix, précédemment au Quartz de Brest où les garnements devenus grands furent convoqués en justice, le tribunal siège en appel selon la formule consacrée. Tour à tour, l’un après l’autre, chaque nain est invité à s’expliquer ou se justifier devant la procureure. Un procès en bonne et due forme, fort coloré en mots, lumières et musique, mimes et pantomimes, éclats de voix et dérobades incontrôlées. Rien ne va plus dans le meilleur des contes ! Les masques tombent, la boîte à rêves se fissure devant la force de la réalité. Devenus de jeunes adultes, encore assoupis dans le mythe et chaudement serrés en groupe, chacun est convié plusieurs fois à la barre pour témoigner et faire la vérité sur ses comportements passés.
Dans un rectangle lumineux surplombant la scène, montent les questions de plus en plus précises et pressantes : pourquoi avoir hier agi ainsi, qu’en est-il aujourd’hui ? Pour les évincer, plaisanter ou minauder, plaider non coupable ou rejeter la faute sur la société… « L’enfer, c’est les autres », mine de rien, ils maîtrisent les Belles Lettres, citent Sartre le sulfureux. Bien d’autres, sans gêne ni remords, ont croqué dans la pomme, ensorcelé leur belle qui n’est pas toujours blanche ! Ils sont du « populo », les nains d’aujourd’hui, ils causent la langue des bandes de quartier. Pas forcément coupables, le délit de faciès n’est pas loin, ils sont même instruits : Kafka et Montaigne ne leur sont pas des auteurs méconnus ! Des planches à la salle, l’interpellation percute le public : fantasmer ou assumer nos singularités de vie ? Prendre ses désirs pour des réalités ? Quelle place pour la femme librement acceptée ? Comment casser le poids des habitudes ? Accepter ou non de grandir en reconnaissant ses propres doutes et contradictions ? Entre humour décomplexé et vérités prononcées, la mise au jour de nos présupposés éclate sous la lumière tamisée des projecteurs.
Une mise en scène détonante et fragmentée, comme à l’accoutumée avec Derezo ! Sur l’Adagio d’Albinoni, voire de la musique punk, se déploie la narration dans une écriture à trois imaginaires : Garance Bonotto, Lisa Lacombe, Morgane Le Rest. Les ombres chinoises découpent en noir et blanc les lumières changeantes et démultipliées, les dépositions se suivent et se complètent à l’envie dans une mise en espace à l’identique, répétitive au risque de lasser l’écoute… Il est une qualité pourtant à reconnaître : l’imagination débridée et débordante de Charlie Windelschmidt. Entre rire et sérieux assumés, la troupe et le public mordent à pleines dents dans ce nouveau livret d’images. Yonnel Liégeois
… Et les sept nains ?, Charlie Windelschmidt et la compagnie Derezo : le 12/11 à 19h et le 13/11 à 20h au Théâtre du Pays de Morlaix, 20 rue de Brest, 29600 Morlaix (Tél. : 02.98.15.22.77). Le 11/12 à L’Atelier à Spectacle, scène conventionnée de Vernouillet (78). Le 02/04/26 à L’Archipel, pôle d’action culturelle, Fouesnant (29). Le 09/04/26 au Manège, Scène nationale de Maubeuge (59).
De Bressuire à Sète, jusqu’aux Bouffes du Nord à Paris, Estelle Meyer propose Niquer la fatalité. Un hymne passionné à la mémoire de Gisèle Halimi, un plaidoyer passionnant en faveur de l’égalité femme-homme. Du théâtre à la chanson, un spectacle électrique, une comédienne et chanteuse envoûtante au propos percutant.
Entre piano et batterie, en la salle du théâtre à l’ambiance surchauffée, Estelle Meyer s’avance face à la foule des hommes et femmes, toutes générations confondues, qui ont répondu à son appel… Longue crinière noire et lèvres rouge sang, elle s’apprête à chanter et crier, rire et pleurer à l’évocation de la relégation féminine au fil de l’histoire ! Révolte en bouche, main sur le cœur et chanson de douleur pour toutes celles qui l’ont précédée : maltraitées, répudiées, violées, assassinées, condamnées à ne pouvoir disposer de leur corps sous le diktat de la gente masculine. Au nom de la déesse grecque Niké-Victoire, l’heure est donc venue de Niquer la fatalité. La preuve est là, clamée et certifiée, « depuis des millénaires, le deuxième sexe a accouché le premier, le deuxième sexe a accouché l’humanité » ! D’entre les cuisses d’une femme, de tout temps, l’homme est né.
Lovée en un large fauteuil, dans son micro cravate, la femme soliloque. D’abord à mots couverts puis, levant les yeux, pudique, directement avec le public… Pour nous conter l’enfance de Gisèle Halimi, la célèbre avocate et féministe née en Tunisie, née femme et condamnée à servir, à obéir. Et d’emblée, enfant pourtant, la rébellion, la révolte, le refus de perpétuer les traditions et de consentir aux injonctions d’une société inégalitaire. Plus tard, jeune femme inscrite au barreau, s’adressant au général de Gaulle, le président de la République qui l’interpelle sur le « Madame ou Mademoiselle ? », elle lui répond avec aplomb « appelez-moi Maître » !
Estelle Meyer le confesse, en parole et chanson, « le combat de Gisèle Halimi, sa route, ses forces me devancent, me donnent du courage et du sang pour faire battre mes pas ». Et de la voix, tantôt langoureuse tantôt plantureuse, clins d’œil et battements de paupière au rythme de la batterie, s’élève un chant d’espoir, caressant et enveloppant homme-femme, main dans la main. Du vieux monde pourtant, il faut secouer les oripeaux, que le mâle conquérant laisser advenir sa part féminine, oser croire et reconnaître que le corps peut être beau, que la sexualité peut être belle, qu’il ne faut avoir peur ni de l’un ni de l’autre…
En dialogue constant avec son auditoire, Estelle Meyer s’avoue sœur complice de l’inoubliable Halimi, l’avocate et la femme. De la plaidoirie pour l’une à la partition pour l’autre, de mots en notes, une militante confiante hier pour l’aujourd’hui et une artiste rayonnante scandant ces lendemains, beaux jours d’humanité où chacune, chacun, enfin, trouvera et prendra place, toute sa place.«Tout le travail de Gisèle part d’une cause intime pour faire avancer le tout. Le combat, la défense d’une femme devenant celui de toutes les femmes et faisant avancer la société entière », déclare-t-elle de sa voix lumineuse et ensorceleuse. Qui en joue, autant que de son corps virevoltant en surprenant derviche tourneur, une interprète à la parole libérée, déshabillée mots autant que de ses vêtements carcans.
En robe d’avocate ou tenue légère, debout ou à genoux, féline ou mutine, battant tambour Estelle Meyer bat le rappel. Avec grâce, sensuellement, poétiquement, une invite à chanter et changer la vie, commun commune ! Yonnel Liégeois, photos Emmanuelle Jacobson Roques/Caroline Deruas Peano
« Niquer la fatalité est un récit parlé, chanté, hurlé, sur le chemin qu’est vivre (…) Avec Gisèle Halimi pour miroir, pour Mère, pour amie, pour protectrice et puissance de vie, nos chemins s’entrelacent pour créer une multitude de témoignages sur ce qu’est être femme, sur la façon dont tout ce continent a été transmis et vécu, sur comment survivre et renaître. Avec pour issue la liberté. La liberté d’être. Pour les hommes et les femmes ». Estelle Meyer
Niquer la fatalité, chemin(s) en forme de femme, Estelle Meyer dans une mise en scène de Margaux Eskenazi. Piano et clavier : Grégoire Letouvet, en alternance avec Thibault Gomez. Batterie et percussions : Pierre Demange, en alternance avec Maxime Mary.
Le 13/11, Scènes de Territoire, Bressuire. Du 18 au 19/11, SN Les Quinconces, Le Mans. Du 25 au 26/11, SN Le Théâtre, Saint-Nazaire. Le 17/01/26, SN Théâtre Molière, Sète. Le 03/03, Le Safran, Amiens. Le 06/03, Théâtre JF Voguet, Fontenay-sous-Bois. Le 08/03, Sud-Est Théâtre, Villeneuve-Saint-Georges. Le 10/03, Le Moulin du Roc, Niort. Les 12 et 13/03, La Blaiserie, Poitiers. Le 20/03, Espace culturel Odyssée / L’Autre Rive, Eybens. Du 2 au 11/04, théâtre des Bouffes du Nord, Paris. Disponible, la version radiophonique du spectacle, réalisée par Laurence Courtois.
Au théâtre de l’Arlequin à Morsang-sur-orge (91), Guy-Pierre Couleau propose Rossignol à la langue pourrie. Un « seule en scène » d’Agathe Quelquejay, belle et persuasive lorsqu’elle s’empare des textes de Jehan Rictus. Le poète des pauvres dans la langue des miséreux, d’une étonnante modernité.
Elle s’avance dans la pénombre, seules quelques bougies éclairent la scène. Claudiquant nu-pieds, désarticulée, comme égarée sous le poids de la misère et des gifles que lui assène sa mère… Les mots sont pâteux, goûteux en ce parler populaire des années 1900, une poésie rebelle dont s’empare Agathe Quelquejay avec gourmandise, bouleversante de naturel et de sincérité. Un spectacle incisif et persuasif, qui ne dure que le tour du cadran, mais quelle prestation : flamboyante dans sa simplicité, foudroyante dans sa vérité ! De la gamine maltraitée à la mère qui geint sur la tombe de son gamin guillotiné, nous est offerte la déclamation de cinq poèmes extraits du Cœur populaire, le second recueil de Rictus.
Gabriel Randon, sous le pseudonyme de Jehan Rictus, avait déjà publié en 1897 Les soliloques du pauvre, la dérive d’un sans-logis dans Paris. Ayant déserté le domicile familial à sa prime jeunesse, expérimenté la vie de vagabond, l’homme sait de quoi il parle, il ne joue pas au « borgeois » qui causerait sur les sans-le-sou. Il s’affiche naturellement comme le poète des miséreux, s’exprimant dans la langue du peuple, l’argot des fortifs et des faubourgs, scandant plaintes et sanglots sur les planches des cabarets montmartrois… C’est fort et puissant, sans fioritures ni détours, d’un réalisme poétique à mouiller les yeux, écarteler cœur et poumons ! S’accaparant ce Rossignol à la langue pourrie, récits d’amour et de misère en langue populaire, créé à l’Essaïon-Théâtre de Paris puis repris au festival d’Avignon 2025, Agathe Quelquejay ne force jamais le trait.
D’un poème l’autre, dans une économie de gestes superbement éclairés, la magie opère. Slameuse ou rappeuse des temps présents, la comédienne s’improvise Cour des miracles : petite fille gémissante ou consolante, gamine en quête d’amour, jeune prostituée en mal de rédemption ou mère éplorée… Le « petit peuple » mis en partition par Guy-Pierre Couleau, les multiples facettes d’un monde où c’est d’abord l’enfant qui trinque, égaré dans le monde des adultes, victime en première ligne de la pauvreté et de l’oisiveté ! Lumière braquée sur tous ces gens de peu aujourd’hui miséreux, égarés ou paumés, que tout le monde voit mais que personne ne regarde. D’une sidérante modernité, un envoûtant spectacle pour qu’émerge un rayon de soleil sous un ciel de poussière. Yonnel Liégeois
Rossignol à la langue pourrie, mise en scène de Guy-Pierre Couleau avec Agathe Quelquejay : le 09/11 au théâtre de L’Arlequin, 35 rue Jean-Raynal, 91 390 Morsang-sur-Orge (Tél. : 01.69.25.49.15). Le 14/11 à 20h30 aux Atypiques d’Ales, Salle Biosphera, 18 rue Vincent Faïta, 30480 Cendras (Tél. : 04.66.07.39). Les 21 et 22/11 à La station théâtre, 1 Rue de Rennes, 35520 La Mézière (Tél. : 02.99.69.28.09).
« Lire Jehan Rictus, comme lire Villon, Couté ou les slameurs d’aujourd’hui, c’est affirmer que c’est le poète qui fait la poésie, et non la langue qu’il emploie ».
« Tant qu’il y aura des pauvres, il faudra toujours lire la poésie de Rictus à haute voix pour bien les comprendre, car c’est une poésie qui doit s’entendre et se scander ».
« Tant qu’il y aura des pauvres, il faudra dénoncer la misère avec les mots de ceux qui la subissent ».
Au théâtre La Flèche (75), Claire Lasne Darcueil présente Petit traité de toutes vérités sur l’existence. La mise en espace du texte de Fred Vargas, au titre éponyme… Prétendument sérieuse, entre humour et dérision, la plainte de tout cœur en manque ou mal d’amour.
Devant son panneau de feuilles blanches, comme désemparée et prenant l’auditoire à témoin, la femme hésite puis se ravise. Griffonnant au feutre noir les mots-clefs de la conférence dont elle va nous abreuver… Pour l’heure, aux aguets mais l’instrument toujours silencieux, un saxophoniste veille au bon déroulé de la soirée.
Les paroles fusent, des propos tenus avec le sérieux scientifique qui en impose, l’affaire est entendue, historiens et chercheurs en attestent, « le sens de la vie déboussole l’homme depuis l’origine et son isolement dans le néant ». La conférencière n’en démord pas, convaincue et convaincante ! Feuillets en main, le regard concentré mais, semble-t-il, tout de même quelque peu perdu ou égaré face à son public fort attentif, Claire Lasne Darcueil déclame son Petit traité de toutes vérités sur l’existence avec aplomb ! Noircissant les feuilles de phrases ou mots aussi foireux que sentencieux, d’une évidente vérité comme relevant d’une phraséologie fort verbeuse !
La leçon première, essentielle, capitale de tout ce beau discours ? Apprendre à être aimé de l’être aimé, conserver l’amour envers et contre tout, « comment éviter de le rater »… Une tâche qui n’est pas de tout repos, y compris pour la conférencière qui paraît en souffrances de cœur, interrompant régulièrement son énoncé pour s’en aller quérir d’un ailleurs : un interlocuteur manquant, un amour absent, nul ne sait, respiration bienfaisante, le saxophone couvre le silence. Tombe l’oracle au final, Socrate et Nietzsche en ont débattu sûrement, comme l’ombilic qui aère la terre, il nous faut respirer et nous libérer de la bouse qui sèche le sentiment amoureux, l’empêche de fleurir !
Espiègle, tendre ou mutine, Claire Lasne Darcueil subjugue son auditoire entre esprit de sérieux, humour et dérision. Entre emballements et échecs, nature à la dérive ou souffles au cœur, hasard et nécessité, empressons-nous d’aimer, homme ou femme il n’est nullement interdit de rêver debout ! Yonnel Liégeois
Petit traité de toutes vérités sur l’existence, Claire Lasne Darcueil et Bruno Texier au saxo : jusqu’au 18/12, les mercredis à 21h. La Flèche, 77 rue de Charonne, 75011 Paris (Tél. : 01.40.09.70.40). Le texte de Fred Vargas est disponible aux éditions Flammarion (96 p., 3€).
Au théâtre Jean Vilar de Vitry (94), Lucie Nicolas présente Le dernier voyage (Aquarius). Du pont d’un bateau aux planches d’un théâtre, l’épopée de 629 réfugiés en quête d’une terre d’accueil. Du théâtre documentaire de belle facture.
« Il y a trois sortes d’hommes, les vivants, les morts
et ceux qui sont en mer »
Anacharsis, philosophe, VIème siècle avant J.C.
La sirène retentit, stridente. Le bateau reçoit l’ordre de couper les moteurs, interdiction lui est signifiée d’entrer dans les eaux italiennes… L’Aquarius, le fameux navire humanitaire affrété par S.O.S. Méditerranée, erre de côte en côte en ce terrible mois de juin 2018. Dans l’attente d’une réponse positive d’un port d’accueil, au risque d’une pénurie alimentaire et de graves conséquences sanitaires pour les 629 migrants à son bord…
Pour tout décor une forêt de micros haut perchés, en fond de scène un comédien-technicien-musicien ( Fred Costa) s’active entre lumières, bruits et sons. Sur les planches du théâtre Jean Vilar de Vitry, pas encore chahutés par les vagues de la haute mer, s’embarquent trois matelots peu ordinaires. Bénévoles engagés dans une mission humanitaire à grands risques, ils changeront de rôles au fil de la représentation : membre d’équipage, secouriste, capitaine, journaliste… Embarquement terminé, destination la mer Egée, et vogue la galère ! Avec force convictions et dotés d’une folle énergie, les trois comédiens (Saabo Balde, Jonathan Heckel, Lymia Vitte) nous content de la voix et du geste cette dernière mission de l’Aquarius à l’heure où les autorités italiennes lui refusent le droit de débarquer les centaines de rescapés à son bord.
Une tragique odyssée qui, entre émotion et réflexion, navigue dans les remous de questions en pleine dérive : comment justifier ce manquement au droit maritime international de prêter assistance à toute personne en détresse ? Comment expliquer ce silence des autorités européennes sous couvert de protéger les frontières des états membres ? Pourquoi criminaliser les actions des humanitaires et laisser croire que des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants embarquent sur des canots de fortune au titre d’une immigration sauvage ? L’angoisse monte sur le pont, les conditions de sauvetage sont toujours périlleuses, naufragés – matelots et bénévoles croulent de fatigue et d’épuisement. Le bonheur explose en cale lorsque une femme sauvée des eaux retrouve son mari, une mère son enfant, un frère sa sœur. Point de discours lénifiant ou compatissant au cœur de ce spectacle conçu par le collectif F71, qui s’inspire du travail du philosophe Michel Foucault pour qui l’année 1971 fut celle d’un engagement résolu aux côtés des détenus et contre les violences policières ou racistes, juste un rappel des propos tenus par les diverses autorités gouvernementales avant que l’Espagne n’accepte avec ferveur d’accorder accueil et assistance aux migrants rescapés d’une mort programmée.
Une superbe épopée qui, entre musique et chants entremêlés, offre vie, lumière et couleur à ces hommes et femmes de bonne volonté qui osent engager leurs existences, planche ou bouteille à la mer, sur des voies d’eau solidaires. Qui interpellent chacune et chacun, au travers d’une création artistique de belle et grande facture, sur la place à prendre ou à trouver à la sauvegarde de notre humaine planète, océan de vivants aux valeurs partagées. Yonnel Liégeois
Le dernier voyage (Aquarius), Lucie Nicolas avec le Collectif F71 : Le 06/11 à 20h. Théâtre Jean Vilar, 1 place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine (Tél. : 01.55.53.10.60). Les 04-05/02/26, au Moulin du Roc, scène nationale de Niort (79). Du 19 au 21/03/26 au Théâtre Aimé Césaire, Fort-de-France (972).
Au théâtre de la Passerelle, à Saint-Brieuc (22), François Gremaud présente Phèdre !. D’après Jean Racine, avec un point d’exclamation et Romain Daroles en formidable vulgarisateur : de la pédagogie théâtrale d’excellence ! Une manière pernicieuse, et délicieuse, de nous apprendre rudiments et subtilités de la langue française.
François Gremaud, par la bouche de son interprète Romain Daroles, a bien raison de nous prévenir qu’il y a dans son spectacle deux Phèdre distinctes, celle de Racine, bien évidemment, à laquelle ensuite il rajoute un point d’exclamation au titre et devient ainsi celle de sa propre proposition. Côté Phèdre de Racine, Romain Daroles s’empare tranquillement de tous les rôles, dresse leur portrait physique au point qu’on les reconnaît aisément sans qu’il soit besoin d’entendre une seule de leur parole. C’est à mourir de rire avec Théramène en vieillard cacochyme, Oenone en manipulatrice marseillaise, Phèdre en grande évaporée et Thésée en fier à bras. Le prodige ? Avec cette galerie de personnages hauts en couleurs, nous sommes quand même piégés. Nous nous retrouvons pris dans les rets de la tragédie.
Le texte, à la fois raconté et lui aussi gentiment caricaturé, est régulièrement mis en perspective et donné dans une énonciation des vers parfaitement correcte et conforme à la manière de les faire chanter. Il ne manque pas le moindre petit pied aux alexandrins ! Rien de plus naturel, puisque l’orateur nous aura fait un fort savant cours sur la question (sur l’hémistiche, la rime féminine et la rime masculine, etc., qu’il aura redéfini…). De même qu’il aura auparavant disserté sur la généalogie des protagonistes. Une mise au point ou mise à niveau de nos connaissances sur la question qui se révèle fort utile. Tout cela finalement réalisé de la manière la plus pédagogique possible. Une pédagogie qui ne dit pas son nom, mais quand elle en arrive à ce point d’excellence (liée à la drôlerie), on est prêt à en redemander. Ce que réalise Romain Daroles, gaillard longiligne avec le sourire aux lèvres et à l’articulation soignée afin que nous ne perdions pas une miette de ce qu’il est en train de nous apprendre, tout cela est prodigieux, parfaitement pédagogique en fin de compte !
L’Éducation nationale devrait le recruter. Romain Daroles n’aurait pas devant lui des élèves bâillant d’ennui, mais des jeunes spectateurs en redemandant toujours plus pour parcourir le répertoire, contemporain et classique… François Gremaud et Romain Daroles ou une manière pernicieuse, et délicieuse, de nous apprendre rudiments et subtilités de la langue française. Jean-Pierre Han
Phèdre !, François Gremaud : les 3-4/11, à 20h. La Passerelle, Scène nationale de Saint-Brieuc, Place de la Résistance, 22000 Saint-Brieuc (Tél. : 02.96.68.18.40).
Les 4-6/12 au Maillon, Théâtre de Strasbourg. Le 13/12 au Théâtre de Saint-Maur, Saint-Maur-des-Fossés. Les 15-16/12 au Gallia, Théâtre Cinéma Saintes. Les 12-14/01/2026 à L’Etincelle, Saint-Dié-des-Vosges. Les 22-23/01 à la SAT, Société des Amis du Théâtre, Porrentruy (CH). Les 28-29/04 à L’Archipel, Perpignan. Le 7/05 au Théâtre de l’Usine, Saint-Céré. Les 13-16/05 au Théâtre de Namur (BE). Le 19/05 à la Scène de Bayssan, Béziers. Le 21/05 à l’Espace James Chambaud, Lons. Le 26/05 aux Arts, Théâtre Cinéma de Cluny. Les 28-31/05 au Douze-Dix-huit, Le Grand Saconnex (CH).
Au Fort d’Aubervilliers (93), le théâtre Zingaro présente Les cantiques du corbeau. La mise en selle du recueil au titre éponyme de Bartabas, le metteur en scène et grand maître de la troupe équestre. Quand les mots dansent sur la croupe des chevaux, la poésie fait un flamboyant tour de piste.
Il tourne en rond, droitement dressé sur le dos de son fier destrier ! Tel un sphinx, il veille à la pureté de l’eau qui submerge la piste circulaire. Le cycle du temps est engagé, immuable, imperturbable : contre vents et marées, séismes ou intempéries, la nature est calme, reposée. La quiétude envahit l’espace, quelques lumières vacillent dans la minuscule fosse aquatique. Le cheval tourne, fait une pause, repart. Bride relâchée, le cavalier se révèle tête-corbeau. En d’autres temps lointains, d’autres cultures, d’autres mythes, cet oiseau-là est vénéré en terre Inuit comme créateur de l’univers. Le cheval, le volatile et l’homme : entre vie et mort, protecteurs et prédateurs, l’osmose, les rôles s’inversent seulement au fil des saisons et des besoins. Le corbeau s’envole, les Cantiques tourbillonnent, les lumières s’étiolent.
Alors s’élève du haut des cintres, perdue dans les étoiles, la voix de la femme-enfant. Cristalline, tantôt pressante tantôt chuchotante… La chevauchée poétique est engagée : est-ce l’homme ou l’animal qui fait résonner les mots ? Peu importe, l’histoire de l’humanité se fait entendre. Le verbe haut, épique, chevaleresque, femme ou homme récitant. Presque deux heures durant, les paroles vont tambouriner dans le superbe décor du Fort d’Aubervilliers. Et entonner quelques longs extraits des Cantiques du corbeau, le livre-poème du maître céans. Il n’est point question de s’attarder sur les attendus scientifiques de l’apparition de l’univers. L’essentiel est ailleurs, le tout est partie de chacun, chacun est partie du tout dans cette fantasmagorie des quatre éléments : le feu et l’air, l’eau et la terre. De la bactérie flottante à la bête rampante, de l’animal rugissant au sapiens se redressant…
Sur les petites tables disséminées autour de la piste, bougie, vin chaud et petits gâteaux accueillent le public. Tendre la main à l’aveugle pour ne point quitter des yeux la sérénade verbale et musicale ! Dans l’eau, au milieu de l’eau s’enchaînent tableaux vivants et scènes de vie, superbement parées et mises en lumière. Le minotaure minaudant avec l’enfant, la danse envoûtante d’une belle féline qui roule et s’enroule autour d’elle-même, jusqu’au bout des doigts et les pieds dans l’eau, des torches vivantes et virevoltantes mais aussi des squelettes caracolant sur la croupe des chevaux… La vie est là, la mort aussi, l’homme a rompu le pacte avec le vivant, sa bestialité a coloré l’eau rouge sang, asservir l’animal et la terre conduit inéluctablement au néant. Le dépaysement est complet, tambours, chants et instruments balinais scandent le tempo de cette originale chorégraphie naturaliste. De temps à autre, le cheval entre dans la danse, toujours aussi libre de ses mouvements. Chez Zingaro c’est lui qui dicte la cadence, le dressage est caresse, assentiment.
Le verbe a libéré le galop du bel équidé : une césure, un saut qualitatif et inattendu dans l’imaginaire de Bartabas ! Comme présent-absent, la cendrée poétique supplante la rythmique du sabot et s’empare de la piste, tel un message prophétique. D’une parole l’autre, les animaux se font langage, aigles et lions, petits ou puissants vertébrés déclament l’alphabet de leurs silhouettes sous les arcades de bois. Goûtons les battements d’ailes des oies, le chant des brins d’herbe au vent couchant, l’appel du corbeau croassant, le parfum et la saveur du vivant. Ils sont bien plus que bruissements aimants. Yonnel Liégeois, photos Sacha Goldberger
Les cantiques du corbeau, Bartabas : Jusqu’au 31/12. Ouverture des portes à partir de 18h (spectacle à 19h30) les jeudi/vendredi/samedi, 16h (spectacle à 17h30) le dimanche. Théâtre équestre Zingaro, 176 avenue Jean Jaurès, 93300 Aubervilliers (Tél. : 01.48.39.54.17). Le livre est disponible chez Folio-Gallimard (96 p., 7€).
Au théâtre de Sartrouville et des Yvelines (78), Abdelwaheb Sefsaf présente Si loin, si proche. Un concert-récit sur son enfance, un spectacle plein d’humour et de tendresse quand ses parents, immigrés algériens, rêvaient du retour en terre promise. Sous le regard avisé d’Amélie Meffre et Jean-Pierre Han, deux fidèles critiques de Chantiers de culture.
Un spectacle à fleur de peau
Avec une belle constance, Abdelwahab Sefsaf poursuit son chemin avec Si loin, si proche, creusant le même sillon avec la même générosité. Ce n’est pas pour rien que la compagnie qu’il a créée en 2010 porte avec ironie le nom de Cie Nomade in France… Après le beau et mérité succès de Medina Merika, le voici à une autre station de son parcours. Une autre étape qui le mène cette fois-ci à l’évocation d’un retour (momentané) au pays, l’Algérie, pour cause de mariage de son frère aîné. Petite et très folklorique épopée de toute la famille réunie – parents, enfants et ami de toujours très cher – embarquée dans l’aventure vers cette maison que le père passionné par la politique et… l’Algérie, s’est acharné des années durant à faire construire. Mais, par-delà l’anecdote familiale, c’est encore et toujours la recherche dela mère, de la terre mère, de la langue maternelle dont il est question chez Abdelwahb Sefsaf, lui, l’enfant d’immigrés né à Saint-Étienne !
Cette thématique se retrouve ici comme elle apparaît dans les chansons qu’il compose et chante dans toutes les langues. On en avait déjà un bel aperçu dans le spectacle Quand m’embrasseras-tu ? consacré avec Claude Brozzoni au poète palestinien Mahmoud Darwish. Elle se développe ici et comme toujours entre récit et chant, Abdelwahad Sefsaf a l’art de passer de l’un à l’autre avec une belle aisance, il habite de sa forte présence le bel espace que lui a aménagé sa femme Souad Sefsaf et qu’éclaire avec subtilité Alexandre Juzdzewski. Comme toujours dans ses spectacles, le spectateur se retrouve dans un univers chaud propice à la rêverie et à qui l’accompagnement musical et sonore (Georges Baux et Nestor Kéa avec Sefsaf bien sûr) donne toute son ampleur. On n’aura garde d’oublier la présence de Marion Guerrero qui partage avec Abdelwahab Sefsaf, tout comme dans Medina Merika, le travail de mise en scène que l’aisance sur le plateau de ce dernier ferait presque oublier. Tout le spectacle oscille entre ce que le titre Si loin si proche induit : dans le balancement douloureux entre deux pôles opposés et dans le recherche d’une difficile réconciliation. Jean-Pierre Han
L’éternel retour d’Abdelwaheb Sefsaf
« Le monde arabe est un cimetière ». La première scène du spectacle où trône un immense crâne et des tombes aux calligraphies arabes, ne donnent pas le la du récit, loin s’en faut. Bientôt, les tombes se transforment en fauteuils fleuris et la tête de mort s’ouvre, ornée de boules à facettes. Abdelwaheb Sefsaf nous plonge dans son enfance à Saint-Étienne et le rêve de ses parents de retourner en Algérie. Son père Arezki, commerçant ambulant de fruits et légumes, après avoir trimé à la mine, se saigne pour faire construire sa maison du côté d’Oran. « Pour construire la maison témoin, l’immigré algérien des années 70/80, se saigne à blanc et vit en permanence dans du « provisoire ». Vaisselle dépareillée, ébréchée, meubles chinés, récupérés, rustinés, voire fabriqués ». Car, selon les termes de Lounès, l’ami de la famille qui a réussi, « un centime dépensé en France est un centime perdu ».
Entrecoupé de chants en français et en arabe, le récit nous enchante. Qui prend toute sa force avec la voix puissante d’Abdelwaheb Sefsaf, accompagnée par Georges Baux aux claviers et à la guitare et de Nestor Kéa aux claviers électroniques. Et le chanteur comédien de nous conter l’interminable voyage vers Oran, à onze dans une camionnette surchargée, pour célébrer le mariage du fils, un temps reparti au bled. Le joint de culasse lâchera en Espagne et la famille attendra, dix jours durant, sur le parking du garage que la pièce de remplacement arrive. Il évoque avec tendresse et ironie le malaise de ces immigrés, tiraillés entre deux cultures et cette « maison témoin » en Algérie dont les meubles resteront emballés à jamais pour éviter les tâches. Un texte très fort porté par une musique orientale, rock et électro à savourer. Amélie Meffre
Si loin si proche, Abdelwaheb Sefsaf : Jusqu’au 14/11 (les 5-7 et 14/11 à 20h30, les 6-12 et 13/11 à 14h15, les 6 et 13/11 à 19h30). Le Centre dramatique national de Sartrouville et des Yvelines, place Jacques Brel, 78500 Sartrouville (Tél. : 01.30.86.77.79).
Au théâtre Essaïon (75), la metteure en scène Elisabeth Chailloux propose Camus/Casarès, une géographie amoureuse. D’après leur correspondance (1944-1959), avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio. La mise en espace de leurs lettres, théâtralisées avec art et subtilité.
La publication par Gallimard, en 2017, de la Correspondance Albert Camus-Maria Casarès 1944-1959, a révélé au grand jour, sur l’initiative de Catherine Camus, fille de l’écrivain, l’histoire d’un amour entre deux êtres d’exception, d’autant plus ardent que contraint par les aléas de leur vie. Mis en scène par Élisabeth Chailloux avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, le spectacle Camus-Casarès, une géographie amoureuse suggère à la perfection les affres désordonnées de la plus brûlante passion dans des circonstances historiques imposées.
Pour ce faire, sur la petite scène judicieusement baignée dans les lumières de Franck Thévenon, des nouvelles du temps d’alors nous parviennent grâce à la radio (indicatif de Radio Londres, voix de Camus recevant le Nobel, trompettes du Festival d’Avignon, bruits de la guerre d’Algérie, musiques d’époque…), le tout dû au savoir-faire de l’ingénieur du son Thomas Gauder. Après cela, tout n’est plus qu’affaire de jeu, car il n’était pas question de simplement lire au micro, debout, ces lettres dignes d’une carte du Tendre contemporaine. Il fallait théâtraliser avec art. Les deux interprètes s’y emploient subtilement. Jean-Marie Galey invente un Albert Camus à l’élégance crispée, romancier fêté dès la parution de l’Étrangeren 1942, soit à deux ans de sa rencontre avec la jeune actrice qui monte, à peine âgée de 21 ans. Plus tard, on verra l’homme rongé de doutes, l’auteur de théâtre sollicité par Vilar qu’il n’aime guère, le « pied-noir » ravagé par les événements, en proie à la concurrence larvée avec Sartre, l’amant qui est un homme marié non sans mauvaise conscience.
Le portrait dessiné par Jean-Marie Galey, d’une facture classique approfondie, s’impose avec rigueur face à Teresa Ovidio, à qui revient l’emportement passionnel sans frein. Elle ne singe pas Maria Casarès, elle en propose une version tourbillonnante, comme dansée, en déployant toutes les ressources d’un instinct sûr. Elle offre une interprétation proprement physique, face à l’intériorité anxieuse de son partenaire. Ici aussi, outre les mots du désir en alerte, on saisit des bribes de la biographie du modèle : évocation de ses rôles dans des pièces de théâtre, son premier triomphe au Festival d’Avignon, elle rapporte un de ses rêves où figure Serge Reggiani… Ainsi, face à l’amant tourmenté, elle déploie toutes les armes de la séduction en toute liberté. Le spectacle se clôt sur leur rupture et la mort tragique de Camus. Jean-Pierre Léonardini
Camus/Casarès, une géographie amoureuse, Elisabeth Chailloux : jusqu’au 17/11/25, les lundi et mardi à 20h50. Du 18/11 au 06/01/26, le lundi à 20h50 et le mardi à 19h. Du 12/01 au 31/03/26, les lundi et mardi à 20h50. Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-Lard, 75004 Paris (Tél. : 01.42.78.46.42).
À lire : les quatre volumes des Œuvres complètes publiées dans la Pléiade chez Gallimard, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi. Tous les titres sont disponibles aussi chez le même éditeur en Folio dont La mort heureuse présenté par Agnès Spiquel. Cahier Camus, dirigé par Raymond Gay-Crosier et Agnès Spiquel (Ed. de L’Herne, 376 pages, 39€). Œuvres d’Albert Camus, dans la collection Quarto Gallimard avec une préface de Raphaël Enthoven (1536 p., 29€). Le monde en partage, itinéraires d’Albert Camus, de Catherine Camus (Gallimard, 240 p., 35€)
À découvrir : Dictionnaire Albert Camus, sous la direction de Jeanyves Guérin (Robert Laffont, collection Bouquins, 975 p., 30€). Dictionnaire amoureux d’Albert Camus, par Mohammed Aïssaoui avec la complicité de Catherine Camus (Plon, 528 p., 28€)
À écouter : La peste, lue par Christian Gonon, de la Comédie Française (CD Gallimard, 26€40, deux CD MP3 à 18€99)
À savourer : La postérité du soleil. Sous le regard de René Char, les textes de Camus et les photos d’Henriette Grindat (Gallimard, 80 p., 28€)). L’étranger, illustré par José Munoz (Futuropolis-Gallimard, 144 p., 24€). Avec Le premier homme (272 p., 30€), les deux volumes en coffret (416 p., 54€)
Au théâtre de La reine blanche (75), Laurène Marx présente Jag et Johnny. L’auteure et metteure en scène inaugure un style théâtral nouveau genre, le « stand-up triste ». Où l’on rit cependant en compagnie de Jessica Guilloud, lors de retrouvailles avec son chien Johnny et sa famille d’origine rurale.
Jessica, dite Jag, préfère ne pas prévenir ses parents lorsqu’elle décide de leur rendre visite à la ferme familiale. Pour éviter les refus ou remontrances, juste un coup de fil à sa mère pour qu’elle la récupère en voiture… Le dialogue entre les deux femmes se réduit au minimum, l’état de santé du cousin ou de la grand-mère, les potins du village… Jessica retrouve frère et sœur sans émotion particulière, ravie surtout de batifoler avec son chien Johnny malade du cœur. Une « famille de beaufs », comme elle la qualifie elle-même, sa famille dont l’immersion en épisodiques allers-retours lui permet de mesurer décalage et distance entre ce qu’ils sont et ce qu’elle est devenue.
Une transfuge de classe, selon l’expression consacrée, qui se remémore l’ambiance familiale dont elle est l’héritière : un beau-père qui ne cesse de la harceler, une grand-mère raciste et une tante homophobe… Elle raconte aussi l’alcoolisme d’un cousin, la maladie mentale d’un autre, les fêtes d’anniversaire à la salle communale, les rires grossiers et les histoires insipides narrées par les uns les autres. Un univers terne entre bouses de vaches et chemins boueux, sans éclaircie ni lueur d’avenir, des hommes et des femmes engoncés dans un quotidien sans relief. La seule embellie pour Jessica ? La tendresse et l’amour dans les yeux de son chien au cœur trop gros, qui va bientôt en crever. Un texte âpre, violent, sans concession, qui frappe là où ça fait mal : le désespoir d’une ruralité abandonnée des gouvernants et des pouvoirs publics, le mépris affiché à l’encontre des classes populaires, la misère sociale et la déchéance morale d’une population sans perspectives d’un ailleurs autre.
Laurène Marx orchestre la partition avec justesse. Seul un micro sur pied, des gestes mesurés, de judicieux clins d’œil au regard du public, quelques chansons fredonnées, Johnny le chien très présent dans l’imaginaire de la récitante… Le rire, bienvenu, évite de sombrer dans le pathos le plus morbide, la flûte traversière de Jessica Guilloud scande avec grâce ce « seule en scène » qui donne fort à penser. Sur le désir de « raconter toutes les histoires et pas juste celle qui nous arrange », sur les questions de classe et de féminisme, sur l’enjeu impérieux de ne point oublier d’où l’on vient sur le chemin où l’on va. Yonnel Liégeois
Jag et Johnny, Laurène Marx : jusqu’au 15/11, les mardi et jeudi à 21h, le samedi à 20h. La reine blanche, 2bis passage Ruelle, 75018 Paris (reservation@scenesblanches.com). Le 16/04/26, au théâtre Jean Vilar de Montpellier.