Sociologue et historien des idées, professeur au Collège de France, Pierre Rosanvallon dirige avec Pauline Peretz une nouvelle collection qu’ils ont créée au Seuil, « Raconter la vie – Le roman vrai de la société française ». Une initiative éditoriale, couplée avec un site internet au titre éponyme. Un travail d’intelligence collective pour faire reculer la société de défiance par connaissance mutuelle.
Dans un ouvrage de quatre-vingt pages tout au plus, la journaliste Eve Charrin nous embarque dans le quotidien des chauffeurs livreurs, hommes et femmes, qui ravitaillent nos villes. Ici, Paris et sa périphérie… « La course ou la ville » est un petit reportage au ton vif. Ces chauffeurs livreurs, on les suit à toute vitesse, plus souvent encore nous les voyons pris dans les embarras de Paris qu’on leur reproche tant de provoquer. Ils sont sous le règne de l’urgence absolue, de la norme, du GPS, du carnet de route électronique, des contraintes de circulation et de stationnement, d’injonctions paradoxales. On entend leurs propos, on éprouve leur patience, on serre nos poings avec eux.
Nous sommes saisis par l’exercice difficile de leur métier : oui, c’est bien un métier avec ses savoirs, savoir-faire et savoir-vivre ! Pas facile. On entre en empathie. Tout simplement, on comprend. On découvre l’évolution actuelle de la profession, ses conditions d’exercices : nouveau gabarit des véhicules, réaménagements urbains, nouvelles technologies et normes. Il y a aussi le mouchard télé-électronique qui contrôle en temps réel itinéraires et horaires… Ce qui laisse peu de place à l’autonomie de pensée et de mouvement alors que, dans le même temps, elle est requise par le travail réel ! Bah…, avec tout ça on se débrouille et ça marche ! Pourtant on ne triche pas avec la consigne, on joue intelligemment avec elle ! Le lecteur sourit même parfois parce que c’est rusé : « tiens ça je n’y aurais pas pensé ! ».
On pleure peu en lisant ce livre. Nous apitoyer n’est pas son ressort. Ce qu’il veut nous faire éprouver, c’est d’abord la force de résistance : l’inventivité et l’imagination quotidienne pour bien « faire son boulot » quoiqu’il en coûte ! Et la souffrance vient que cela ne soit pas vu, reconnu et même parfois méchamment nié, d’être comme transparents, invisibles. Nous ne parlons pas seulement là de l’absence du regard que porte sur votre travail le patron, – d’ailleurs Farid Zeitouni, l’un des chauffeurs, n’est-il pas son propre employeur ? -, mais peut-être pire, de celui des clients et des populations des quartiers.
Imagination et réactivité dans des situations inattendues, rapidité et intelligence des gestes, attitudes et comportements revendicatifs nouveaux, expressions imagées et bien parlantes, transmissions de combines, ébauches de nouvelles solidarités, stratégies professionnelles, mais aussi syndicales plus malignes. L’action syndicale ici cadre heureusement peu avec le pesant et correct militantisme auquel nous nous sommes habitués ! Nous sommes loin du discours militant où l’on ne parle que la langue recuite, redondante d’une opinion reçue d’ailleurs. « Pour voir loin, il faut y regarder de près », professait Pierre Dac avec humour et intelligence. Voilà ce que justement nous offre ce livre : voir au plus près ! Il fut un temps où l’ancien ministre Jack Ralite, homme de culture, parlait de « l’expert du quotidien ». Nous y sommes. Ce texte nous livre l’expertise sensible des chauffeurs-livreurs. Cette expertise n’est pas destinée aux seules sociétés « savantes », politiques, syndicales ou médiatiques, elle s’adresse à nous tous, à tout un chacun. Elle est destinée à se tisser à d’autres textes venant d’autres espaces délaissés, de ces lieux auxquels on n’attache pas d’intérêt où vivent et travaillent des « invisibles ». Ceux dont on ne fait pas cas, par défiance ou méfiance, autrement qu’en les stigmatisant.
On l’aura compris, ce livre ne nous enferme pas dans le monde clos de la logistique urbaine et du « dernier kilomètre », qu’il nous faudrait examiner avec un regard d’entomologiste ! Il s’agit ici de mettre en mouvement le lecteur en le décentrant de son propre monde, en lui ouvrant l’ouïe et la vue sur des espaces et des mondes inconnus, en le libérant de préjugés pour qu’il en découvre les richesses insoupçonnées. Pour lui donner confiance et prise sur le réel. Et qu’il fasse société. Une puissance d’entrainement !« La course ou la ville » est parfaitement écrit. Une plume alerte, délivrée de tout préjugé, tout en demeurant au plus prés du langage immédiat de la vie. Ce qui l’éloigne des affres doloristes où tombent trop souvent les témoignages bruts, voire de nombreuses investigations, qui n’en sont d’ailleurs pas, à prétention journalistique lorsqu’elles se fondent plus sur une « vérité » préconstituée que sur le risque pris de la recherche. Grâce à cette prise du réel par l’écriture, à sa force sensible, l’ouvrage tient et nous emporte. On trouvera également en trois ou quatre pages, en fin de volume, quelques définitions et chiffres clefs présentant la profession de manière succincte, mais ici suffisante, pour permettre une nécessaire contextualisation.
Ce petit livre n’est évidemment pas exhaustif, il n’exclut pas d’autres apports que pourraient être ceux d’une approche plus littéraire ou d’une démarche de type plus scientifique. Le projet éditorial de la collection, au contraire, entend favoriser le croisement d’écritures et d’approches multiples : le langage immédiat du vécu, celui de la sociologie, de l’investigation journalistique, de l’enquête ethnographique, de la littérature. « Nous cherchons à que ces écritures se fécondent mutuellement. Notre objectif est d’abattre les murailles et les hiérarchies qui les séparent » livrait sur France-Inter, à peu de choses près, Pierre Rosanvallon, l’auteur du « texte-manifeste » de la collection, « Le parlement des invisibles ».
« Raconter la vie – Le roman vrai de la société française » s’articule d’ailleurs à un site internet interactif au titre éponyme, mis en ligne conjointement pour faire synergie et créer ce « Parlement des invisibles » en vue de rebondir, de poursuivre autrement et de multiplier les approches, les expériences, les savoirs. Et ainsi donner centralité et pleine dynamique démocratique au projet ! D’où l’objectif défini par Pierre Rosanvallon, dans les colonnes du quotidien Libération : contribuer « à produire véritablement du commun à partir d’un déchiffrement sensible du monde, de sortir de la terrible ignorance dans laquelle nous sommes les uns des autres. « Recréer du lien, de la confiance, c’est partager des expériences », pour reprendre le mot de Michelet ».
Le tout visant à l’essor de ce mouvement social d’un type nouveau qu’appelle de ses vœux Pierre Rosanvallon : écrire ensemble le roman vrai de la société française. Jean-Pierre Burdin
Excellent article, Yonnel, sur les « invisibles ». JPB nous donne envie de connaître, c’est-à-dire de rendre visible ces métiers et ce rapport au travail ; je vais de ce pas le chercher chez mon libraire préféré.
Il se trouve que j’ai fait il y a quelques jours un « café-philo » sur le thème du mépris (à partir de la représentation du Woyzeck de Büchner par JP Baro, que je recommande vivement pour le travail de lecture et l’engagement des acteurs), et que l’une de mes références a été l’analyse socio-philosophique d’Axel Honneth sur l’invisibilité sociale et « la société du mépris » : le mépris consiste à « regarder à travers » le travailleur, c’est-à-dire à ne pas le voir, parce qu’il est dans un monde d’objets (Sartre parlait de chosification). Pendant mon intervention on m’a montré l’ouvrage de Rosanvallon : thématique très actuelle donc. A suivre. Merci !