Drôle de titre pour un livre, « Notre usine est un roman »… Qui, pourtant, porte bien son nom, disponible désormais en édition de poche ! Sous la plume de Sylvain Rossignol, l’histoire romancée des salariés de Sanofi-Aventis contre la fermeture de leur Centre de recherches pharmaceutiques installé à Romainville.
Annick est une femme heureuse. Émue de tenir entre ses mains le dernier né du centre de recherches de Romainville, bien après son démantèlement : un bouquin, « Notre usine est un roman », à la couverture estampillée d’une usine couleur rouge vif. Presque un emblème pour ces salariés, du bleu de travail à la blouse blanche, qui se sont battus éprouvette en main contre la fermeture de ce fleuron de la recherche pharmaceutique implanté en France depuis de longues décennies, en Seine Saint Denis plus précisément. Ancienne technicienne en labo de recherche, militante CGT peu de temps après son embauche dans les années 60, Annick Lacour était fière d’appartenir à la maison Roussel Uclaf. Une entreprise familiale et paternaliste, certes, mais une boîte cependant où les enjeux de la recherche pharmaceutique et de la santé publique passaient avant tout. Du scientifique au salarié employé à la “ ferme ” où vivaient chevaux, vaches, cochons et rats de laboratoire, le maître mot était à l’identique : “ le malade n’attend pas ” ! Jusqu’à ce que le groupe soit racheté par Sanofi-Aventis, jusqu’à ce que la course au profit l’emporte sur celle de la recherche de nouvelles molécules, jusqu’à ce que le site de Romainville et ses équipes performantes soient démantelées, les éprouvettes cassées, les salariés licenciés en 2006.
En l’honneur d’une date anniversaire de création d’une entreprise ou au lendemain d’une fermeture de site, il n’est pas rare que paraissent nombre d’ouvrages tentant de retracer l’histoire d’un lieu de production ou de la lutte de ses salariés. À l’initiative de la direction ou du comité d’entreprise, des livres illustrés parfois, instructifs souvent, bien documentés toujours… Et pourtant, outre la mise en pages qui laisse à désirer dans la majeure partie des réalisations, les succès éditoriaux sont rares car il leur manque fréquemment l’essentiel : la chair et la chaleur humaines, des acteurs vivants qui travaillent et luttent, rient ou pleurent au gré des circonstances et des saisons de labeur. Or, tel n’est pas le cas avec « Notre usine est un roman », telle est l’incroyable et incontournable bonne surprise à la lecture de cette épopée moderne ayant la zone industrielle de Romainville pour terrain de jeux et de luttes !
C’est l’association des anciens, “ RU ” comme Résistance universelle, mandatée par le comité d’entreprise, qui a eu l’idée de confier archives et paroles des salariés au jeune écrivain Sylvain Rossignol. Qui, de ce matériau d’une richesse insoupçonnée, a tiré un vrai roman, une authentique saga passionnante et émouvante de plus de 400 pages.
Comme le rapportait en son temps le quotidien Le Monde, dans son édition littéraire et non en pages « Social », l’auteur a su composer « une ample fresque qui, de 1967 à 2006, dessine les destins de Gisèle, l’émouvante conditionneuse – incarnation de « l’âme ouvrière » de l’usine -, mais aussi ceux de Franck, Dino, Marie-Laure, Isabelle et Chantal ». Ainsi, au prisme de quelques portraits choisis d’une intense humanité de laborantins, techniciens, chercheurs et acteurs syndicaux, Sylvain Rossignol tisse une fabuleuse toile d’une lecture envoûtante. « Ce n’est pas un livre de souvenirs, mais de rencontres et de solidarités. Je suis émue de retrouver entre les lignes mon Usine 4, l’ambiance des labos de recherche et de la lutte syndicale », reconnaît Annick avec fierté. « Sylvain a fait un vrai travail de romancier. De la belle ouvrage. Je vais proposer le bouquin à mes enfants, pour qu’ils portent à leur tour un regard sur cette tranche d’histoire ». Pas un banal document sur un territoire ouvrier, un vrai roman avec rebonds, suspens, coups de cœur et coups de gueule, grands drames et petits bonheurs, fous rires et pleurs…
« Mon projet, partagé avec les salariés de Romainville lorsqu’ils m’ont fait la proposition d’écrire leur histoire ? Montrer le travail, pas le démontrer », souligne avec justesse Sylvain Rossignol qui s’est lancé dans l’aventure sans trop savoir où elle allait le conduire. Expert « conseil » sur les conditions de travail, le jeune auteur n’avait publié jusque là que quelques nouvelles dans des publications collectives. Aussi, est-il étonné que l’on pense à lui pour cet exercice de plume… Créée en 2005 sous l’égide du comité d’entreprise, l’association « RU » lui confie officiellement la mission : raconter l’histoire de cette grande entreprise que fut Roussel Uclaf durant près d’un demi siècle à Romainville.
Tel le “ Dardenne ” du cinéma caméra à l’épaule, Sylvain Rossignol est donc parti à la rencontre des anciens de Romainville stylo en main. Réalisant une soixante d’entretiens, transformés en autant de fiches thématiques. « Leurs paroles étaient criantes de vérité. D’où mon idée d’en faire une histoire au présent, de traduire leurs mots en une œuvre de fiction en resserrant l’action et l’intrigue autour d’une dizaine de personnages, en mêlant affects et analyses plus élaborées ». Au final, pari risqué mais pari gagné, l’ouvrage n’occupe pas seulement les colonnes de la chronique sociale, « Notre usine est un roman » fait la une des suppléments littéraires et alimente l’enthousiasme des critiques spécialisés ! « Le travail, en tant qu’objet romanesque, est encore trop souvent absent de la littérature, je suis donc heureux et fier que le livre trouve aussi son public parmi les habitués des pages littéraires des journaux et magazines », reconnaît Sylvain Rossignol en toute simplicité. Quand le travail se révèle autant plaisir de lecture, d’aucuns sont autorisés à penser qu’ils ont croisé là une plume prometteuse. Qui récidivait deux ans plus tard, en 2010, en publiant « Carte de fidélité » : la vie contrariée de Noémie, caissière dans un supermarché. Le quotidien romancé de ces salariés aux horaires de travail éclatés, à la vie morcelée, à l’avenir en pointillé. De la littérature « sociale » selon le discours convenu, avant tout et surtout « le roman vrai de la société française » pour paraphraser Pierre Rosanvallon en sa collection des « Invisibles ». Yonnel Liégeois