Dernier dimanche de septembre, un beau ciel d’automne enveloppe Paris et le marché couvert de La Chapelle. Baignées de soleil, les rues piétonnes invitent les gens du quartier à la flânerie. En compagnie de leur fils Thomas, Joëlle et Mathieu sortent du marché. À deux pas, une chanteuse et son orgue de barbarie : au répertoire, Édith Piaf ! Sa voix forte et rauque résonne dans la ruelle.
– « Je crois que nous avons tout ce qu’il nous faut », lance Joëlle, « je vais en face acheter le pain ».
– « Je t’attends ici, j’écoute la chanteuse », répond Mathieu, « tu restes avec moi, Thomas ? » En guise de réponse, le bambin prend la main de son père.
Soudain, une main sur l’épaule, Mathieu se retourne.
– « Salut, comment vas-tu depuis le temps ? », demande l’homme d’une quarantaine d’années.
– « Euh, bien, merci ».
– « Tu habites le quartier, alors ? »
– « Euh oui. Ça fait un moment ».
– « Ah bon. Moi, c’est tout récent. J’ai emménagé en juin dans un petit studio. Je viens de divorcer. Le quartier a l’air sympa ».
– « Euh, oui oui, ça s’est pas mal amélioré depuis quelques années. Des nouveaux commerces, la rue piétonne, tout ça… »
– « Dis voir Mathieu, justement, tu n’aurais pas un bon restaurant à me conseiller dans le coin ? »
– « Bah, il y a un resto Hindou rue Philippe de Girard, à deux ou trois rues d’ici. Un couscous rue Pajol, pas loin non plus et le roi du café en face de la bouche de métro. Sinon… »
– « Bon, merci. Écoute, je ne m’attarde pas, je dois récupérer des gens à la gare du Nord. Je les accompagne au restaurant à midi. Bien content de t’avoir revu. On va peut-être se croiser de nouveau, maintenant que nous sommes voisins. A bientôt, Mathieu ! »
– « Euh, oui, bien sûr. Au revoir, bon dimanche ».
Mathieu observe l’individu s’éloigner, puis il se retourne pour écouter la chanteuse. Joëlle le rejoint. Une autre chanson et puis, la pause. L’interprète présente le creux d’une casquette aux spectateurs.
– « Bon, on y va », souffle Joëlle, « on a des invités à midi »
– « Euh, oui, bien sûr », répond Mathieu.
– « Tu as rencontré un copain ? »
– « Pourquoi tu me demandes ça ? »
– « Bah, je t’ai vu discuter avec un type pendant que je patientais pour le pain »
– « Ah oui, alors ça c’est drôle, impossible de me rappeler qui est ce mec. Pourtant il a l’air de bien me connaître, il m’a appelé par mon prénom ! »
– « Arrête, tu plaisantes ? »
– « Non, non. Je t’assure, sa tête me dit vaguement quelque chose, mais pas plus »
– « Mathieu, tu déconnes, j’espère », réplique Joëlle, l’air inquiet.
– « Ah non, pas du tout. En plus, ce n’est pas la première fois que ça m’arrive, ce genre de truc. C’est marrant »
– « Comment ça, c’est marrant ? Tu rencontres un type, tu discutes avec lui, tu n’es pas foutu de savoir qui c’est et tu trouves ça marrant ? »
– « Bah ouais, c’est drôle. Je pense que c’est dû à la surcharge d’informations. Au bout d’un moment, y’a saturation ! »
– « N’importe quoi », s’emballe Joëlle. « Tu te rends compte de ce que tu dis ? À cause de trop d’informations, ce serait normal de ne plus savoir à qui on parle ? »
– « Ça va, Joëlle, je n’ai pas dit ça. La vie moderne est tellement chargée, ce n’est pas étonnant que parfois on ait de petites absences ! »
– « En tous les cas, les effets de la vie moderne ne se font pas sentir sur tout le monde ! Ton copain, il t’a bien reconnu, lui ! »
– « Oui bien sûr, je suis parfois un peu rêveur »
– « Et tu te contentes de ça comme explication ? Mais c’est grave, Mathieu. Il faut absolument que tu consultes. Des maladies sérieuses commencent toujours par ce genre de symptômes ! »
– « Ah ça y’est. Tout de suite. Tu veux que je réserve une place dans un établissement de traitement d’Alzheimer ? », lance Mathieu en riant.
– « Vas-y, rigole. Moque-toi de moi »
– « Allez Joëlle, détend-toi. Tu accordes trop d’importance à des détails insignifiants »
– « Tu es complètement inconscient, Mathieu. On en reparlera avec Pierre et Monique tout à l’heure. Je suis certaine qu’ils seront de mon avis »
– « Si ça te chante. Et après, si le diagnostic est confirmé : on appelle les urgences dès cet après-midi ou on attend pour voir si ça se dégrade ? »
– « Bon, ça va. On ne parle plus de ça. Il n’y a pas moyen de discuter avec toi »
Sur ces derniers mots, la petite famille quitte le passage piéton. Ils marchent en silence. Soudain, Mathieu s’arrête, net. Il prend le bras de Joëlle, la regarde droit dans les yeux.
– « Depuis un moment, il y a un petit garçon qui nous suit », lui dit-il d’un ton grave. « Il me tient par la main et m’appelle papa. Tu le connais, ce gamin ? »
– « Ce que tu peux être con, quand tu t’y mets ! »
Philippe Gitton