Monumental « Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français », le Maitron est maintenant prolongé d’un « Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone ». Qui s’impose d’emblée comme outil de travail universitaire autant qu’invitation à découvrir les individus d’un mouvement anarchiste qui véhicule caricatures, idées reçues et préjugés. Quoi de commun entre Joseph Proudhon, Louise Michel, Jules Bonnot ou Léo Ferré…? Pas de réponse univoque à la fin de ces milliers de notices biographiques, un passionnant voyage intellectuel.
En 1967, en hommage à ses compagnons présents et disparus, Léo Ferré compose la complainte « Les Anarchistes ». Vision assurément poétique et sans doute mythologique de cette nébuleuse humaine, irréductible à toute définition politique trop précise tant les divergences, voire les oppositions, peuvent être considérables en son sein. Il peut même paraître a priori fort surprenant qu’un groupe somme toute historiquement assez réduit en nombre – en regard des millions de communistes ou de socialistes, par exemple – ait connu de telles disparités de visions du monde mais aussi une empreinte historique aussi forte en irriguant la pensée et l’action politiques de ces trois derniers siècles.
Ainsi, durant l’été 1887, un agent infiltré de la préfecture de Police rend-il compte de ces divisions au sujet de ce qu’il nomme l’« extrême gauche du parti révolutionnaire ». Il estime à environ 150 le nombre de groupuscules anarchistes actifs à Paris, divisés en deux courants « qui n’ont aucune cohésion », unis cependant par des « aspirations idéales de suppression de toute autorité gouvernementale, politique, économique et philosophique ». Et si le policier considère que le mouvement libertaire est composé « d’autant d’anarchistes que de malfaiteurs », il relève, non sans un certain respect, qu’une cinquantaine de personnes « de tempérament » l’animent, dont Pierre Kropotkine et Élisée Reclus .
Inévitablement, ce Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone renforcera d’abord l’image d’éclatement de la constellation anarchiste puisque son exploration se fera par la lecture des milliers de notices sur plus de 500 pages. Celles-ci sont néanmoins introduites par des indispensables avant-propos et une courte chronologie, extrêmement utiles et qui font regretter au lecteur leur ampleur restreinte, même si ce n’est évidemment pas l’objet, ni le projet d’un dictionnaire. Il faudra donc aller lire dans d’autres ouvrages des développements analytiques plus conséquents . Et c’est bien l’un des mérites de ce livre que de donner envie d’en connaître plus sur ce qui unit philosophiquement et culturellement ces femmes et ces hommes par-delà leurs différences intellectuelles, parfois profondes. Les portraits des anonymes de cette ambitieuse galerie rompent avec l’assimilation hâtive des anarchistes aux seuls assassins que furent Santo Caserio – le meurtrier du président Sadi Carnot en juin 1894 –, Émile Henry, Ravachol ou Jules Bonnot. À propos de ce dernier, il est dommage d’en être resté à une vision trop rapide et complaisante des faits commis par sa « bande » et de perpétuer une mythologie d’actes sanglants, en premier lieu désavoués par la grande majorité des anarchistes à la veille de la Première Guerre mondiale.
L’ouvrage prolonge les 43 volumes du Dictionnaire biographique sur le mouvement ouvrier, dont l’entreprise fut entamée puis longuement coordonnée par Jean Maitron. En effet, l’anarchisme puise ses origines dans les socialismes du XIXe siècle, avec pour figure éminente Pierre-Joseph Proudhon. À son sujet, comme des milliers d’autres hommes et femmes dans son cas, on s’aperçoit d’un engagement fort – quoique souvent problématique et parfois rejeté – dans la franc-maçonnerie. Ces liens attendent encore leur historien pour retracer, par-delà les trajectoires individuelles, la nature de ces rapports qui ne vont pas de soi, leurs influences réciproques, l’entrecroisement des réseaux de sociabilité qu’ils induisent et les conflits qui peuvent surgir lorsque, par exemple, le Grand Orient de France prête allégeance à tous les régimes qui se succèdent aux XIXe et XXe siècles alors que les anarchistes paraissent refuser obéissance à toute autorité autre qu’individuelle, qu’elle soit étatique ou obédientielle. On attend donc que cet ouvrage, qui constitue autant un outil universitaire qu’une occasion de découverte pour le grand public, soit prolongé par un dictionnaire thématique pour mieux saisir l’histoire des idées et des pratiques du « végétarisme », de l’« écologisme », du « naturisme », du « libertarisme », de l’« autogestion » ou de l’« illégalisme », par exemple, qui se sont prolongés dans des partis politiques, syndicats ou mouvements associatifs jusqu’à aujourd’hui. On ne peut ainsi comprendre l’évolution radicale de la CFDT de ces dernières décennies ou l’émergence et les transformations du militantisme écologique constitué en parti sans remonter aux ferments anarchistes des deux siècles précédents.
Au total, ce « Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone » offre un panorama inédit et indispensable. Espérons qu’il trouvera d’autres prolongements pour compléter les interstices du paysage foisonnant dessiné et mieux saisir toutes les implications du projet d’un géographe anarchiste comme Élisée Reclus désirant « la fusion de tous les peuples. Notre destinée c’est d’arriver à cet état de perfection idéale où les nations n’auront plus besoin d’être sous tutelle d’un gouvernement ou d’une autre nation ; c’est l’absence de gouvernement, c’est l’anarchie, la plus haute expression de l’ordre ». Laurent Lopez