Jean-Bernard Pouy, le créateur du « Poulpe » revient, en cette année de 70ème anniversaire de la Série Noire, sur l’évolution du roman noir français depuis 30 ans. Indissociable, selon lui, de la critique sociale.
Jean-Philippe Joseph – La Série Noire réédite un recueil de cinq de vos titres, « Tout doit disparaître ». Pour certains écrits en 1986 et 1990, en plein renouveau du roman noir français.
Jean-Bernard Pouy – Jean-Patrick Manchette a réveillé le polar français, il lui a donné une spécificité par rapport au polar américain.Mais celui qui lui a donné une légitimité, c’est Didier Daeninckx avec « Meurtres pour mémoire ». Tout d’un coup, il y avait un récit qui concernait l’Histoire de France, la société française, le massacre de plusieurs dizaines d’Algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1961, dont personne, sauf quelques journalistes, ne parlait. Vingt ans après les faits, quelqu’un s’emparait de l’affaire et faisait toute la lumière sur le rôle de la police et du préfet Papon. La presse a encensé le livre, alors qu’elle tenait jusqu’alors le genre pour crétin. Le néo-polar français est né à ce moment-là, autour de 10-15 auteurs, certains tournés vers le social, d’autres vers le politique.
J.-P. J. – Et vous ?
J.-B. P. – Moi, c’était plus la déconne. Je suis attiré par la littérature jouissive. Il faut lire « Les enfants du limon » de Queneau. C’est à mourir de rire ! J’ai commencé à écrire parce que je devais du pognon à un type qui était éditeur. Il lançait une collection de romans. J’ai écrit « Spinoza encule Hegel ». Je me suis tellement marré en le faisant, que j’ai continué. Mon second livre a été pris à la Série Noire. C’était « Nous avons brûlé une sainte ». Le Front National commençait à l’époque à faire de Jeanne d’Arc son égérie, ça me faisait chier parce que c’est une héroïne qui n’a rien à voir avec ce que représente le FN.
J.-P. J. – Vous parlez de « déconner », mais vos romans sont très ancrés dans la réalité sociale…
J.-B. P. – C’est pour ça qu’on écrit : pour raconter des histoires d’aujourd’hui. Je suis un auteur de roman noir. Le roman noir est un roman de critique sociale. On peut y parler de lutte sociale sans que ce soit purement journalistique. L’idée, par exemple, que l’on se fait du travail, me révolte. Quand j’entends le patronat gueuler contre les 35 heures, quand je vois la manière dont on enferme les gens dans leur temps libre ou travaillé, dans leur fatigue… Sous De Gaulle et Pompidou, les conditions de travail étaient peut-être plus dures, les salaires peut-être moindres, mais le corpus social était plus solidaire, et surtout, les syndicats plus forts.
Les vraies luttes se situent, à mon avis, au niveau du syndicalisme, je pense en particulier à Sud et à la Cgt. La vraie parole est chez les gens qui bossent, qui se font taper sur la gueule et cherchent à ne pas trop se faire arnaquer par le pouvoir et les patrons.
J.-P. J. – Ce recueil est préfacé par Caryl Ferey, auteur remarqué de « Utu » et de « Zulu ». Qui lisez-vous dans la génération actuelle ?
J.-B. P. – J’aime beaucoup Marin Ledun, qui s’est fait connaître avec « Les visages écrasés », un livre sur la violence à France Télécom, qu’il a vécu de l’intérieur pour y avoir travaillé, Nicolas Mathieu, également, qui a écrit « Aux animaux la guerre » sur les conséquences d’une fermeture d’usine dans les Vosges, ou encore Chantal Pelletier pour « Tirez sur le caviste ». Parmi ceux que j’ai lancés, il y a Tonino Benacquista, et plus récemment, Pascal Dessaint. J’ai particulièrement apprécié son dernier livre, « Le chemin s’arrêtera là », où il revient à des personnages cassés, limés par la société. C’est très, très bien écrit. Propos recueillis par Jean-Philippe Joseph
Ancien professeur de dessin, Jean-Bernard Pouy a publié son premier roman en 1983. Depuis, il en a écrit plus d’une centaine, ainsi que des nouvelles (350), des pièces de théâtre ou encore des essais. Il est également le créateur du « Poulpe », collection démarrée en 1995 avec « La petite écuyère a cafté ». Défenseur du roman populaire, J.-B. Pouy aime à s’imposer des contraintes d’écriture et narratives, souvent imperceptibles du lecteur.
Les 70 ans de la Série Noire
Fondée en 1945 par Marcel Duhamel, la collection s’impose d’emblée comme référence pour les amateurs de polar. Les premiers auteurs publiés ? Les américains Chase, Chandler, Hammett, Himes, McBain, Thompson et tant d’autres… Jusqu’à cette année 1971 où Jean-Patrick Manchette publie « L’affaire N’Gustro » qui signe la naissance du roman noir à la française : quand la description de la réalité sociale l’emporte sur la résolution de l’énigme ! Au point de faire école (Daeninckx, Jonquet, Pennac, Vilar…) et d’assister aujourd’hui à l’éclosion d’une nouvelle génération avec des auteurs tels Chainas, Férey, Leroy, Pécherot. Une véritable intrigue, une qualité d’écriture et un style qui n’ont rien à envier à la littérature « blanche », d’authentiques romanciers qu’une factice classification en genre littéraire prétend reléguer trop souvent en seconde zone. Le roman noir est littérature à part entière. Pour preuve, deux nouvelles parutions à mettre en exergue en cette année anniversaire : « Or noir » de Dominique Manotti et « Pukhtu Primo » de Doa… L’une nous guide dans les méandres d’une nouvelle mafia marseillaise branchée sur les marché pétroliers, l’autre nous offre une plongée ahurissante dans cet Afghanistan en guerre où forces régulières côtoient milices et mafias de tout poil. Un roman de facture classique pour Manotti, un volumineux bouquin pour Doa dont la précision chirurgicale dans l’accumulation des références et descriptions, qui n’a d’égale que la justesse meurtrière des drones, ne doit pas décourager le lecteur… Deux ouvrages à lire d’urgence, deux grands romanciers couronnés en 2011 du Grand Prix de littérature policière pour « L’honorable société » écrit en commun. Y.L.