A lire ou relire, chapitre 3

Document, nouvelle, poésie ou roman : nombreux sont les ouvrages qui offrent aux lecteurs de quoi nourrir leur imagination ou leur réflexion. A la plage, à la campagne ou à la montagne, Chantiers de culture vous propose sa sélection. Forcément subjective, entre inédits et rééditions en poche.

 

 

 

Autant qu’un grand écrivain, l’italien Erri de Luca fut et demeure un citoyen engagé. Pour preuve, le procès que lui intentent les autorités transalpines dans le conflit qui oppose la direction du TELT (Tunnel Euralpin Lyon-Turin) aux habitants du Val de Suse, cette petite vallée dont ils veulent préserver l’écosystème. Le romancier est accusé d’incitation au sabotage, il risque une peine d’un an à cinq ans de prison.

Co Daniel Maunoury

Co Daniel Maunoury

Lors de la première audience en mai 2015, à la demande du procureur du tribunal de Turin, Erri de Luca a pris soin d’énoncer l’étymologie du mot incriminé. « Si vous regardez dans le dictionnaire de la langue italienne, « sabotage » a plusieurs significations: causer des dommages significatifs, certes, mais également empêcher, gêner, faire obstacle… Je peux inciter à la lecture, à la limite à l’écriture, mais pas au sabotage », affirma l’alpiniste chevronné, de longue date défenseur de l’environnement.

Dans « La parole contraire », un pamphlet paru quelques mois plus tôt, il affirmait déjà son droit à utiliser le verbe « saboter » selon le bon vouloir de la langue italienne. « Les procureurs exigent que le verbe « saboter » ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens », écrivait-il à juste titre, concluant qu’il accepterait volontiers « une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire ». En marge de ces péripéties judiciaires, l’ancien ouvrier du bâtiment publie « Histoire d’Irène ». Comme à son habitude, un recueil de trois courtes nouvelles d’une élégance et d’une finesse d’écriture presque aphrodisiaques. Notamment la première qui donne son titre au livre… Le portrait d’une jeune rebelle, égarée sur une minuscule île grecque et complice des dauphins. Un hymne à la liberté, un éloge de la nature indomptée, une vague poétique entre le ressac de la mer et l’écume des mots.

lire8Une balade en versets nullement sataniques, selon Jean-Pierre Siméon pour qui, tel le titre de son dernier essai, « La poésie sauvera le monde »… Parce que la parole du poète est par nature rebelle à tous les ordres établis, il clame l’urgence pour chacun de laisser advenir dans la cacophonie ambiante l’insoumission du Verbe propice à l’éclosion de tous les possibles. L’animateur du Printemps des poètes, lui-même poète associé au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, l’affirme, persiste et signe, depuis des temps immémoriaux les poètes au sein de la cité « ont toujours fait entendre le diapason de la conscience humaine rendue à sa liberté insolvable, à son audace, à son exigence la plus haute ». Non point que l’auteur place l’acte poétique au-dessus de tout soupçon, juste parce que la poésie pose le mot hors tout carcan et conformisme, grammaticaux comme sociétaux, qu’elle donne à voir le réel sous des angles inattendus ! Jean-Pierre Siméon en est convaincu, et nous signons avec allégresse sa pétition de principe, la poésie est authentique chemin de libération pour qui se veut « être-au-monde », comme l’affirmait naguère le regretté Édouard Glissant, signataire de la « Philosophie de la relation, poésie en étendue ».
lire2Une « poésie en étendue » que Bruno Doucey et Anne Sylvestre mettent en œuvre de la plus belle des manières… Le premier nommé, fondateur et directeur des éditions du même nom, nous propose ainsi « Le carnet retrouvé de Monsieur Max », la chronique romancée des ultimes moments de vie de Max Jacob, de 1943 à Saint-Benoît-sur-Loire jusqu’à ces dernières heures de mars 1944 au camp de Drancy. Qui l’imagine annotant dans un petit carnet, au jour le jour, ses impressions et désillusions devant la folie du monde. Lui, le peintre et poète juif converti au catholicisme, pauvre « animal tragique » qui fredonne lorsqu’on l’immole, qui psalmodie lorsqu’on le châtie ! Qui choisit un carnet de couleur jaune, par humour juif, pour chanter envers et contre tout sa foi en l’homme, son amour de la Loire et de l’abbatiale érigée là où il se plaît à se nicher, « adossé au sacré, les mains ouvertes comme des bancs de sable couverts d’oiseaux blancs »… Un vrai « faux journal » mais authentique méditation poétique pour célébrer la mémoire d’un juste, ami de Picasso et de Cocteau. Une musique de l’alphabet, une suite mélodique que la chanteuse Anne Sylvestre décline allègrement autour de son joli « Coquelicot et autres mots que j’aime ». La grande dame des petites « fabulettes », dans le désordre alphabétique le plus absolu, prend plaisir à nous conter les souvenirs marquants de sa vie à travers une sélection de mots parfois fort inattendus.Tels « Réaupol-Sébastomur », « Tomber d’énue », « Brunante »… Une liste à la Prévert, de la bonté entre les lignes pour les gens de peu, des mots dont elle joue avec pudeur et qu’elle rafistole pour le plaisir de la langue et du cœur.

Et du cœur, Haydée Sabéran n’en a point manqué pour tenir la chronique de « Ceux qui passent », l’épopée moderne et tragique de cette foule de clandestins en déshérence à Calais et alentours, en hypothétique partance surtout pour une Angleterre mythifiée… lire7Un témoignage de première main, fruit d’une longue enquête, qui donne la parole à tous les protagonistes (migrants, passeurs, bénévoles de tout bord, douaniers), qui relève avec force convictions et précisions les attendus d’une page tragique de l’histoire contemporaine : la mort ou la survie de milliers d’hommes et de femmes qui fuient leurs terres d’origine, sous le carcan de la guerre ou de la misère, pour un ailleurs supposé meilleur ! Des humains réduits à l’état de fantômes, ou de cadavres le plus souvent, au journal télévisé ou dans les chroniques de nos gazettes, sous la plume de la journaliste ils ont un nom, ils sont porteurs d’une histoire. D’anonymes dont nos gouvernants se rejettent le fardeau, ils reconquièrent ici leur statut d’humains, trop humains. Un document poignant qui déjoue les analyses réductrices comme les résolutions factices, qui ouvre avec franchise à la réflexion, individuelle et collective. Entre désespoir et solidarité, rejet de l’autre ou fraternité.
De la réflexion, voire des réflexions, Michel Winock en suggère aussi à son lecteur avec sa biographie fort bien documentée de « François Mitterrand » ! L’historien démêle avec talent et rigueur les fils d’une personnalité complexe. « Monarque de gauche » ou figure emblématique d’une conscience républicaine que la pensée jacobine et droitière n’a eu de cesse de façonner ? Que le lecteur, au fil des pages, en vienne sérieusement à douter de la sincérité de ses convictions socialistes, pour Winock le fait est indéniable mais pourtant, « honni ou adulé, Mitterrand reste un grand homme politique du XXe siècle, suscitant des fidélités inconditionnelles et des rancœurs indélébiles ». Au final, « un homme insaisissable » dont le spécialiste de l’histoire de la République française brosse le portrait entre doutes et certitudes, traits de lumière et parts d’ombre, convictions et reniements. lire1Une page d’histoire en tout cas passionnante, au même titre que celle, pourtant bien différente, proposée par Laurent Lopez dans « La guerre des polices n’a pas eu lieu »… Un titre alléchant, en écho à une expression fort usitée depuis quelques décennies, pour nous plonger dans l’analyse des rapports complexes entre gendarmerie et police sous la Troisième République (1870-1914). Complexes certes, mais non antagonistes entre militaires pour les uns et agents de l’Intérieur pour les autres, affirme l’auteur au terme d’une enquête fouillée dans les archives. Fruit d’une recherche universitaire, certes d’une lecture studieuse, un ouvrage qui ne manque pourtant ni de piment ni de style. Une étude surtout qui a le mérite de décortiquer, au fil des pages et du temps, les missions régaliennes de deux corps d’État si souvent décriés et rassemblés depuis 2009 sous la même tutelle budgétaire du ministère de l’intérieur.

Et d’enquête policière, sous la plume d’Arnaldur Indridason, il en est bien sûr question dans ces fameuses « Nuits de Reykjavik » ! En fait, la première enquête enfin disponible en langue française de son héros récurrent, le commissaire Erlendur, alors qu’il a conquis de longue date notoriété et succès en terre gauloise… Toujours dans la traduction remarquable d’Eric Boury, l’écrivain nous entraîne dans les bas-fonds de la capitale islandaise où gît le cadavre d’un clochard. Tenace voire obstiné, le jeune flic ne croit pas à la thèse de l’accident et ne se résout pas au classement de l’affaire.lire3 Entre nuit et jour sans fin, plus que la résolution d’une énigme, Indridason nous entraîne autant à la découverte d’une ville aux particularismes étranges qu’à celle d’un personnage au caractère singulier qui s’affinera au fil de ses enquêtes. Un personnalité attachante, hantée par un lourd et terrible secret dont « Étranges rivages » lève une part de mystère. Une lecture envoûtante, au même titre que « Le toutamoi » d’Andrea Camilleri. Le merveilleux auteur sicilien à l’imagination fertile n’en finit plus de nous étonner, tant à travers ses romans noirs qu’avec cette histoire inattendue d’une jeune femme quelque peu perturbée. Entre crimes passionnels et dérèglements mentaux, Camilleri déserte un temps le commissariat de Montalbano son héros pour la cabine de plage de la belle Arianna. Pour notre plus grand plaisir.
Enquête policière ou journal de bord, dérive ou délire, roman à tiroirs ou poème polyphonique ? « Barcelona ! » de Grégoire Polet est tout cela à la fois, et bien plus encore… La chronique singulière d’une ville en pleine crise économique et politique, entre 2008 et 2012, à travers le destin croisé d’une vingtaine de personnages qui déambulent d’un quartier l’autre ! Une incroyable saga romanesque, qui tient son lecteur en haleine de la première à la dernière page, quand s’affrontent des vies aux ambitions contradictoires, quand gauche et droite plantent leurs banderilles en terre catalane en la personne de citoyens au caractère bien trempé, quand les « indignés » tiennent la place du haut des Ramblas tandis qu’en bord de mer les illusions des uns et des autres prennent l’eau. lire6Un magistral roman, à la double veine poétique et politique, d’un auteur belge à découvrir de toute urgence. Des lignes d’une puissante saveur, à l’identique des souvenirs de jeunesse que Daniel Cordier, ancien secrétaire de Jean Moulin et historien de la Résistance, nous livre dans « Les feux de Saint-Elme » : la découverte de son homosexualité dans les années trente. Comme le précise la quatrième de couverture, « un récit autobiographique à la fois émouvant et inattendu » de la part de ce grand amateur d’art. Yonnel Liégeois

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Classé dans Documents, Littérature, Pages d'histoire

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