En compagnie d’Eric Bibb, son complice et chanteur de blues, l’harmoniciste Jean-Jacques Milteau rend un vibrant hommage à l’artiste noir américain Lead Belly. De la voix et de la guitare, l’ancien taulard des fermes pénitentiaires de Louisiane s’affirme dans les années 30 comme le symbole de la musique folk. Un album d’une rare qualité musicale, un message humaniste d’une brûlante actualité, une série de concerts à ne pas manquer.
« De son vrai nom Huddie William Lebetter, Lead Belly a connu la vie de tous les noirs américains de son époque, ses parents étaient employés dans une plantation de Louisiane, » raconte Jean-Jacques Milteau, « il était promis au dur labeur et aux lourdes contraintes inhérentes à sa condition au début du XXème siècle dans le Sud des États-Unis ». Entre esclavage et ségrégation, petits boulots et début d’une carrière de guitariste, violences raciales et diverses incarcérations en ferme pénitentiaire, Lead Belly ne sait pas encore, en ces années-là, qu’il restera à la postérité comme le chanteur folk afro-américain le plus célèbre de tous les temps !
Pénitencier d’Angola, 1933, en Louisiane. Belly purge une peine de vingt ans d’emprisonnement pour tentative de meurtre : difficile en ce temps-là pour un nègre de convaincre un jury de son innocence, « dangereux aussi en ce temps là de se faire respecter lorsque toute tentative de défense est synonyme d’actes de violence », ajoute Milteau… « Lead Belly aurait pu revendiquer notre devise républicaine, « Liberté-Dignité-Fraternité » ! Faute d’une illusoire égalité entre un homme pauvre, noir et peu instruit et son entourage, il luttera toute sa vie pour une reconnaissance de sa dignité en tant qu’être humain et surtout en tant qu’artiste ». Sa chance, il la saisit en 1933 lorsqu’il rencontre le musicologue Alan Lomax qui écume les pénitenciers du Sud, en charge de collecter chants et musique pour la Bibliothèque du Congrès américain.
Libéré grâce à son mentor, Lead Belly rejoint New York et rencontre alors une certaine célébrité, à défaut de l’aisance financière. Il multiplie concerts et enregistrements, se lie avec Woody Guthrie et Pete Seeger, rencontre les grandes figures de l’aile gauche américaine. Producteur de musique et historien reconnu des musiques populaires noire-américaines, Sébastian Danchin n’hésite pas à l’affirmer. « Il aura converti à la vérité du blues des millions de fans, tandis que des successeurs aussi hétéroclites que Frank Sinatra, Nirvana, les Beach Boys, les Red Hot Chili Peppers, Tom Waits ou Bob Dylan s’emparaient de son répertoire ». Lead Belly fut le premier musicien de blues à se produire en Europe dès 1949, peu de temps avant sa mort. « Il était un véritable jukebox humain », témoigne pour sa part Eric Bibb dont son père eut la chance de l’entendre en concert en 1940, « il connaissait des centaines de chansons recueillies lors de ses pérégrinations, certaines adaptées par ses soins et d’autres de sa plume ». L’émouvant et emblématique « Goodnight, Irene », interprété par les Weavers, s’imposa à la première place des hit parades américains en 1950, un an après sa mort.
L’héritage de Belly ? Il suffit d’entendre « Grey Goose », le premier morceau merveilleusement interprété par le duo Bibb-Milteau, ou « Midnight Special » ainsi que « Bourgeois Blues », pour se convaincre de la pertinence du propos : la dénonciation de l’ostracisme social, du racisme et de l’injustice, de la ségrégation raciale… Et Jean-Jacques Milteau de le marteler, le réaffirmer avec insistance, « la dignité ressort comme la préoccupation constante de Lead Belly, son répertoire est celui d’un conteur soucieux de témoigner : les sentiments, la souffrance, la religion, la vie sociale, les faits divers… ». Selon l’harmoniciste , « il aimait commenter ses chansons à la manière d’un éditorialiste ». Un géant de la musique populaire, un troubadour du blues qui adorait partager avec les enfants son bonheur de jouer et chanter.
De Bibb à Milteau, les deux artistes l’avouent à l’unisson, Belly « séduit avant tout par sa puissance et sa conviction ». Une voix qui ne peut laisser indifférent, un maître de la guitare à douze cordes ! Un plaisir renouvelé à l’écoute de ce CD qui fera date, un bonheur à partager en live quand l’harmonica de Milteau vibre de sons déchirants, quand la voix de Bibb pleure la complainte d’un temps point encore révolu où l’homme s’affiche loup pour l’homme… « Les deux hommes s’approprient les chansons de Lead Belly dans un mélange de force et d’humilité, comme si le vieil homme les écoutait depuis là-haut en tapant du pied », confie le chroniqueur Olivier Flandin.
De la première chanson à la dernière ligne, de cette harmonieuse pépite livrée avec un superbe livret historique à ce trop bref article, une conviction sans crainte martelée entre respect et sincérité : un album d’une rare qualité musicale, un message humaniste d’une brûlante actualité, une série de concerts à ne pas manquer ! Yonnel Liégeois
A écouter, et voir aussi :
– Jacques Schwarz-Bart et son sax « Jazz Racine Haïti », les 17/03 à Cenon (33) et 07/05 à Ris Orangis (91). Des rythmes gwoka de sa Guadeloupe natale au jazz vaudou haïtien.
– Céline Caussimon le 18/03 et Enzo Enzo en trio jazz le 19/03 au Forum Léo Ferré. Deux femmes, deux voix à (re)découvrir de toute urgence.
– Manu Lods et son envie de « Garder le fou rire », le 26/03 au Forum Léo Ferré. Du « Pigeon du 11 janvier », en hommage à la bande de Charlie assassinée à « La non-demande de mariage pour tous ».
– Lou Casa, le 30/03 au Café de la Danse. Une réappropriation « libre, juste, poignante » de quelques titres de Barbara. Poétique et sensible.
– Dominique Gueury, la chanteuse de bar et de rue qui bonifie « La vie secrète des Moches », les 01 et 07/04. Une belle et forte voix au service de Fréhel, Couté et consorts…
– Christina Rosmini et son nouvel album « Lalita ». La chanson aux couleurs de la Méditerranée, du Front Populaire aux compositions originales.
– Le groupe aux racines périgourdines Rue de la Muette et ses nouvelles « Ombres chinoises ». Des « Mendiants » à « La chanson de Craonne », paroles et musiques en toute liberté.
Merci d’être venu, et merci pour le coup de projecteur !
A bientôt, Dom.