Alors que se clôt à Marseille le 51ème congrès de la CGT, au moment où son secrétaire général Philippe Martinez s’interroge sur la place de sa centrale dans le paysage syndical français, paraît « Le bourg et l’atelier ». Sociologue et directeur de recherche à l’INRA*, Julian Mischi y analyse les ressorts de l’engagement syndical chez des ouvriers cheminots.
Jean-Philippe Joseph – Votre livre, « Le bourg et l’atelier, sociologie du combat syndical » se penche sur le renouvellement des modèles militants. Quel fut le point de départ de votre recherche ?
Julian Mischi – la plupart des travaux, depuis les années 1980, mettent l’accent sur la crise du monde ouvrier et celle de l’engagement militant, avec les fermetures d’usines et l’évolution du salariat. Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre pourquoi des ouvriers, les jeunes en particulier, continuent de militer alors que de nombreux processus vont dans le sens de leur exclusion politique. Je voulais aussi travailler sur les campagnes françaises où la population ouvrière est plus importante qu’on ne le croit.
J-P.J. – Vous avez choisi pour terrain d’enquête un atelier SNCF situé dans un village du centre-est de la France…
J.M. – Oui, c’est un de ces anciens villages agricoles transformé en bourg ouvrier avec le développement du chemin de fer. Pendant des décennies, le militantisme ouvrier s’y est inscrit concrètement dans des relations sociales nouées sur les lieux de travail et de résidence. La CGT était très présente dans l’espace local, l’adhésion allait presque de soi, souvent concomitante à l’embauche, par fidélité aux valeurs familiales. Depuis les années 1990, on observe de nouvelles formes d’engagement. L’adhésion est plus tardive, souvent une dizaine d’années après avoir intégré l’entreprise. Beaucoup ne sont pas issus de familles militantes, voire viennent d’un milieu conservateur. L’adhésion au syndicat se construit grâce à des expériences de travail antérieures dans le privé, où sont expérimentés les statuts précaires, la pression du management, des conditions de travail difficiles, les inégalités… L’acquisition du statut de cheminot, synonyme de stabilisation professionnelle, apparaît encore plus dans ce cas comme une matrice de l’engagement.
J-P.J. – Vous parlez d’une prégnance des doutes chez les nouveaux syndiqués
J.M. – Les générations militantes passées étaient assez sûres de la légitimité de leur action. Il y avait une fierté à se dire ouvrier, à militer. Les militants actuels ont un besoin de réassurance. Ils se demandent s’il est légitime d’adhérer ou même, simplement, de faire du syndicalisme. Il faut dire que, dans les médias et ailleurs, les syndicats sont souvent présentés comme des organisations rétrogrades, passéistes, bureaucratiques. Un doute existe de la même façon à propos des débouchés
politiques. Avant, le syndicalisme pouvait s’adosser à des organisations politiques structurées qui parlaient du monde ouvrier et de l’intérêt des travailleurs, alors qu’aujourd’hui même les partis de gauche délaissent les questions du travail.
J-P.J. – Sur quels autres points les motivations sont-elles différentes chez les générations actuelles ?
J.M. – Le syndicat n’est pas vu uniquement comme un vecteur d’amélioration des conditions de travail ou des salaires. La CGT est associée à la défense de valeurs progressistes de gauche, la lutte contre le sexisme – le racisme ou l’homophobie, y compris au sein de l’atelier contre des collègues qui pourraient tenir des propos jugés réactionnaires. L’engagement syndical, pour un certain nombre, ne se limite pas à faire le plus de cartes possible pour créer le rapport de force. Il se place aussi, et peut-être avant tout, sur le plan des valeurs éthiques. Nous retrouvons la même exigence dans l’exercice des mandats, avec une réflexion sur les moyens de rester connecté au terrain et au monde ouvrier, quand bien même on prend davantage de responsabilités dans le syndicat. Plus encore, lorsqu’on en devient un dirigeant « permanent ». Propos recueillis par Jean-Philippe Joseph
*INRA : Institut national de la recherche agronomique
En savoir plus
Au dernier recensement en 2012, la population ouvrière représentait 6,7 millions d’individus, soit 22,7% de la population active.
Dans les campagnes françaises, la part des ouvriers s’élève à 31,7% contre 5,5% pour les agriculteurs.
Les départements français les plus ouvriers en proportion sont aussi des départements ruraux : la Mayenne, la Somme, les Ardennes, le Doubs.