Qui ne connaît « Roméo et Juliette », le chef d’œuvre de Shakespeare ? Une bande de jeunes, issus de quartiers populaires, le revisite avec talent tandis que le héros de David Lescot compte son blé, cherche « Mon fric » comme d’autres leur cassette… Un troisième larron, Jean-Pierre Siméon, fait son « Cabaret » poétique pour unifier cette quête commune : notre soif d’amour.
Quartier « Les montots – La grande patûre » de Nevers (58), dans les coulisses de la salle Stéphane Hessel l’effervescence est à son comble ! Une quarantaine de jeunes, troupe éphémère constituée de garçons et filles en provenance d’Auxerre et de Nevers, se prépare à entrer en scène. Larmes, stress, trac… L’enjeu est de taille, parents et copains-
copines garnissent les gradins, à l’affiche un classique du répertoire, le « Roméo et Juliette » de Shakespeare revisité par le metteur en scène Serge Sandor.
Comme si le rôle était trop lourd à porter, elles sont deux « Juliette » à endosser le costume de l’héroïne, Camille et Assia. L’une au collège des Loges, l’autre au lycée agricole… Depuis de longs mois déjà, de réunions en ateliers théâtre chaque mercredi ou week-end, elles répètent, apprennent, goûtent le texte et règlent leurs déplacements. L’angoisse de la première représentation publique ne leur fait point oublier l’enjeu du message qui doit passer la rampe : hors les querelles et conflits entre Montaigu et Capulet, l’amour doit triompher de la haine et de la violence ! Sandor se fait complice des uns et des autres, il réconforte et encourage sa troupe avant les trois coups, au fil du temps il connaît bien ces gars et filles issus des quartiers populaires. Il est vrai que l’homme est coutumier du genre, il y a deux ans il montait « La dispute » de Marivaux au Théâtre de la Tempête dans la même démarche… Des convictions, le metteur en scène n’en manque point pour mettre tout le monde à l’action. Qu’ils soient édiles, directeurs de maisons de quartier ou de centres sociaux, proviseurs : « La culture est un bien commun, tous les publics doivent pouvoir y goûter, en particulier les jeunes que l’on dit éloignés de l’institution ». Du
soutien des Tréteaux de France dirigés par Robin Renucci à celui de la P.J.J. locale (Protection Judiciaire de la Jeunesse), de la ville de Gurgy à celle de Coulanges-sur-Yonne, chacun a mis la main à la pâte. Pour les costumes, les décors, la réalisation des masques.
A entendre les réactions des uns et des autres, Nassim-Chemiti-Benjamin et Inès en Roméo (!), les protagonistes de Shakespeare semblent n’avoir plus de secrets à leurs yeux ! Les querelles de familles rejoignent les querelles de quartiers, la haine d’hier l’intolérance d’aujourd’hui. D’où l’enjeu d’apprendre à « connaître l’autre » soutient Assia, de « respecter nos différences » surenchérit Camille. Tous le reconnaissent, le vide sera grand quand l’aventure va s’arrêter. Il n’empêche, à des degrés divers, l’horizon s’est ouvert pour d’aucuns : apprendre à s’écouter, faire œuvre commune, construire un collectif, conduire un projet jusqu’à son terme. Des victoires au quotidien, aussi capitales dans la vie que d’ouvrir un livre et monter sur scène. Après trois représentations au théâtre de l’Aquarium à Paris, avant la tombée finale du rideau, un dernier défi : la grande scène de la Maison de la Culture de Nevers les 29 et 30 octobre, le 05 novembre à Monéteau (89) !
Comme bien des héros shakespeariens, celui de David Lescot dérive lui-aussi entre drame et comédie dans cette quête permanente à subvenir à ses besoins ! Lui, l’enfant du peuple élevé à l’originale école des colonies de vacances organisées par les juifs communistes de France (ça ne s’invente pas, un fait authentique dans la vie du dramaturge !), il frappe à la porte des adultes à l’aube du libéralisme sauvage où l’argent devient roi ! Le fric, du fric, « Mon fric » selon le titre explicite de la pièce très prochainement en tournée nationale avant de revenir dans le Pas-de-Calais, devient alors sa seule ligne d’horizon… « Le théâtre se mêle souvent de parler de la famille », commente Cécile Backès, la metteure en scène et directrice de la Comédie de Béthune, « il le fait rarement sous l’angle de l’argent et pourtant, de l’enfance au soir de la vie, la préoccupation de l’argent rythme le quotidien ».
Avec l’humour dont est coutumier Lescot et les trouvailles scéniques dont est friande Backès, nous voilà donc emporté dans une saga peu commune : celle de « Moi » le héros avec sa cassette sous forme d’un livret d’épargne peu garni, ses amours et ses emmerdes, ses coups de cœur et ses coups de blues…
Une balade sentimentalo-réaliste entre l’hier et l’aujourd’hui, les rêves de réussite sociale et les échecs au quotidien, les désillusions professionnelles et les aspirations à une vie meilleure : pas de leçon d’économie pompeuse au tableau noir, pourtant un regard lucide et quelque peu désenchanté sur la société d’aujourd’hui ! Pour « Moi » le petit prof, en situation précaire dans un établissement privé, il sera dit qu’il ne bénéficiera jamais du fameux ascenseur social, ses tourments bancaires sont à l’égal de ses désillusions affectives ! Au soir de sa vie, il résistera cependant à la tentation de partir en Inde aider encore plus pauvre que lui, il se contentera du petit pactole en sommeil depuis l’enfance sur son livret d’épargne : pour l’offrir illico, signe qu’envers et contre tout perdurent des valeurs autres que le fric… Le temps d’une vie, l’évocation sans didactisme de « gens de peu » qui ont pourtant beaucoup de rêves et de désirs à combler, d’amour surtout à donner et partager. Un spectacle rondement mené, entre humour et dérision, par une bande de jeunes comédiens au mieux de leur forme.
Entre piano et vocalises, un troisième larron tente de prendre de la hauteur. Pour nous l’affirmer, tout de go, « l’amour n’y a qu’ça d’vrai » ! Il nous l’avait bien caché, l’ami Siméon, Jean-Pierre de son prénom et poète à la qualité du verbe saluée unanimement, qu’il écrivait aussi des chansons… Dont se sont emparés Isabelle Serrand et Wolfgang Pissors, l’une à la composition musicale et au piano, l’autre à la voix.
Pour nous offrir leur « Cabaret Siméon » au théâtre Essaïon : qu’on s’y frotte ou qu’on s’y pique, les deux artistes nous déclinent ainsi avec tendresse, sur des airs finement léchés, les mots d’amour que le troubadour a composé au fil de l’eau ou sur un coin de table. « S’il n’y a pas toujours de la poésie dans les chansons, il y a toujours du chant dans les poèmes », commente avec humour et justesse le directeur artistique du Printemps des Poètes ! Et de citer, fin connaisseur de ses classiques, Carco, MacOrlan, Desnos, Prévert, Vian, Andrée Chedid, une liste dans laquelle ne déparerait pas le nom d’Aragon en mémoire de Ferrat et Ferré. Que nous raconte le poète Siméon, que nous chantent ses interprètes ? La vie au quotidien, ses grandes heures et ses petits riens, le temps de l’absence comme celui de la rupture, le manque de tendresse qui dehors tue plus que le froid, le baiser volé sur le trottoir ou le collé-serré dans le métro…
L’amour en un mot, ici enrubanné de mille mots et mélodies. En un savoureux cabaret comme au temps d’antan, l’abécédaire de la carte du Tendre. Yonnel Liégeois