Feuilles volantes ? Idées, impressions flottantes, subjectives, éphémères, jetées à la dérive pour faire venir le poème en nous… Comment l’esprit d’un lieu, un bruit, une image, des musiques, un texte, un film, un parfum – même, nous atteignent dans notre quotidien, nous altèrent et nous désaltèrent, nous invitent à renouveler notre présence au monde.
Il n’y a rien à espérer du désespoir ! C’est somme toute la bonne nouvelle que nous adresse encore une fois Aki Kaurismäki dans son dernier film. « L’autre côté de l’espoir » est une fable cinématographique. À l’opposé de tout réalisme et naturalisme mais tellement juste, vrai. La fable, un peu autrement que le conte, dit la vérité, mais par beaucoup d’invraisemblances, c’est sa force. C’est la force de la pure fiction de s’affranchir du réel, sans toutefois se réfugier dans le rêve. Réel que l’on retrouve pourtant, mais alors retourné comme un gant. En fait, ce film est une parabole.
Voir autrement. Voir avec d’autres yeux, voir avec l’imagination d’un « réalisateur ». Mot magique que celui de réalisateur. Il n’est pas ici seulement que le créateur d’un objet, le film, d’une histoire mais d’un « monde », d’un univers enfin habitable à l’homme, il nous aide à réaliser qu’il est possible de l’entrevoir. Mieux, qu’il est déjà en promesse dans la simple rencontre ou dans la musique, le rock ou la country par exemple. La musique ici, dans ce film, c’est la rencontre.
En se libérant formellement des contraintes du réel – mais est-ce bien le réel ou ce que notre esprit paresseux prend pour tel lorsqu’il sommeille – il nous fait naitre justement et très précisément au réel. Il nous fraie un chemin vers lui. Il ne le représente pas, il l’offre et nous y rend présent. L’autre côté de l’espoir, l’autre côté du miroir. Il nous réveille… Regardez, tout est là !
Mise en abime alors. Si Aki Kaurismäki est bien le réalisateur d’un film, il nous montre un autre réalisateur : Wiiksstrôm qui, changeant de vie, quittant femme et travail, multiplie sa fortune en la jouant et la risquant (foi et force intérieure) au Casino d’Helsinki pour racheter et diriger un restaurant. Il veut donner de la joie au monde, à tous les mondes d’ailleurs, vous verrez. Il s’ouvre à la rencontre hospitalière avec une équipe de bras cassés, qu’il sait manager et mobiliser sans démagogie, dont il se rend le complice exigeant, et qui vont retrouver du pouvoir d’agir sous sa coupe. Savoureux et laconiques dialogues du patron et de ses employés.
Ce film nous délivre de la peur. Nous traversons la peur avec Khaled, Khaled traqué. Oui, cette fiction nous permet de réaliser que le monde est, et donc peut être autrement que nous le voyons, dangereux, menaçant. On est alors délivré de cette idée mortifère qui nous pèse tant si souvent aujourd’hui au cinéma, nous anesthésie, nous asphyxie d’une « reproduction du réel » pour entrer dans la fiction opérante. Nous passons du voyeur au voyant. On aime ce film parce que précisément ce cinéma-là n’est pas un cinéma qui nous montre les choses selon notre entendement mais comme il faut et qu’il est possible de les espérer et que l’amour que nous portons aux choses et aux êtres nous précède. Il nous indique les voies d’un bonheur recouvré : la confiance ou la foi, la force du destin peut-être, l’intelligence, la ruse, l’humour, un cœur musical et hospitalier ; bref , la poésie qui, comme le suggère Paul Celan, n’est guère différente qu’une poignée de mains.
Ce pourrait n’être qu’une aimable fable humaniste, bien pensante et très ennuyeuse, moralisante, mais qui ne donne rien à penser du tout. Les bons sentiments faisant les mauvais films, comme ils font, on le sait, la mauvaise littérature. Parfois, souvent même, on aime les films méchants, cruels, ou tout simplement tragiques. Et curieusement, lorsqu’ils sont bien pensés et réussis, c’est assez rare car la méchanceté est un art difficile – n’est pas Reiser qui veut !- ils portent la même espérance que celui-ci. C’est alors qu’ils nous y acheminent par d’autres sentiers de création. Mais ici c’est tellement sensible, intelligent, drôle, musical et bien fait. Tellement épuré, tellement loin de tous effets, de tout pathos. D’une esthétique tellement libre, apportant tant de nouvelles émotions brutales ou tellement tendres. On est rendu libre aussi par l’emprunt d’images surréalistes.
La leçon ? On ne peut peut-être pas faire LE bien (ce serait présomptueux et peut-être justement que le tout bien, qui ne serait donc pas ouvert à l’aléa, à la surprise, à l’errance et même à la mort serait un enfer complet. L’enfer est pavé des meilleures intentions… Il y de ces bonheurs redoutables !…), mais on peut toujours faire DU bien. Pour cela, il suffit tout simplement de prendre sa place et d’agir, de répondre à l’appel de la rencontre, de parier son salut dans la présence amicale et dans une compassion sans effusion, qui laisse libre. Tous les films de Kaurismäki disent cela. La dernière fois l’annonce venait du Havre, là elle nous arrive d’un autre port, Helsinki, de la Finlande, son pays. C’est par la mer et par l’étranger, le clandestin surtout, que l’annonce s’adresse à tous, à nous spectateur comme elle l’est aux personnages dans le film. Parabole.
L’autre côté de l’espoir, c’est d’abord un port. Un port magnifiquement filmé, d’abord de nuit puis à l’aube, aimé, chéri. Aki Kaurismäki aime les ports, les bateaux. Il nous en donne les bruits et les silences, les images, les formes. Il réveille en nous les effluves acides de ces lieux de transits, de travails, de commerces, de jeux et de trafics, de triches, terrains de castagnes et de solidarités. Mais pour accueillir l’étranger la triche peut être honnête et le trafic, lui, être la voie d’un don sans prix. Espaces étirés du port, étroitesse des chambrées, des caches.
Et dans ses plis le port, cargos, camions, caves et entrepôts offrent des lieux d’abris de niches et de caches. Mirja, la sœur, arrive véritablement enchâssée telle une relique au visage d’icône qu’on sort de la caisse – on dirait un cercueil- d’un camion venu du pays, de l’origine donc, qu’elle partage avec Khaled son frère. Sa sœur, on l’aura compris, c’est son âme même. Force retenue, alors, d’une rencontre sans effusion mais aimante.
L’autre côté de l’espoir, c’est aussi une quête, la recherche d’une place, d’un travail, bien plus que celle d’une identité attestée par un papier. Nous revient en tête à la projection cette phrase si belle de Rainer-Maria Rilke, lue dans « La mélodie des choses » et que je retrouve là ce soir : « La certitude tranquille née de la simple conviction de faire partie d’une mélodie, donc de posséder de plein droit une place déterminée et d ’avoir une tâche déterminée au sein d’une vaste œuvre où le plus infime vaut exactement le plus grand ; ne pas être en surnombre est le condition première de l’épanouissement conscient et paisible ». Ce film dit aussi cela. Très précisément il montre force d’agir que c’est d’avoir un travail et la quête que c’est, dans le travail, de pouvoir donner de la joie. Dialogues magnifiques et si drôles de Wiiksstrôm avec ses employés !
L’autre côté de l’espoir, c’est encore une fuite de la guerre, des désastres de la guerre pour trouver un havre de Paix. Le tragique de l’existence, mais un tragique jamais désespérant. C’est aussi une foi, c’est d’abord une foi. Plus forte encore ici que l’espoir, que l’espérance même peut-être, une foi qui d’ailleurs demeure, même s’il n’y a plus de dieux, de prophètes, de Dieu. Il n’y a plus personne. Cela ne répond plus, mais on croit tout de même, on marche. Dialogue ente Khaled et l’administration pour ses papiers « Athée alors ?- Si vous voulez… -… ? – Je ne suis pas athée – Alors je marque : sans religion ».
C’est également un parcours initiatique, un passage du noir à la lumière. Du noir, au début du film où Khaled nait, dans la crainte et clandestinement, de nuit, à la Finlande, émergeant sale et noir de poussières d’un fond de cale d’une cargaison de charbons. À l’aube claire sortant de sa planque, au terme de son trajet Khaled retrouvera Mirja qu’il guidera jusqu’au bureau de l’administration pour qu’elle régularise sa situation. La veille, il aura été poignardé, mortellement peut-être, par un groupe de néo-nazis. Pourtant, il nous est montré maintenant comme réfléchissant toute la lumière poudrée d’un midi doucement ensoleillé, assis et apaisé, appuyé à un arbre. C’est alors un paysage d’aquarelle. Le reste du film est géométrique, cubiste, l’espace est mesuré, souvent clos. Là il ouvre sur un infini, sur la mer telle qu’elle était sans doute avant les ports. Sur la plage, l’eau est d’émeraude, translucide. La mer, face à lui, on la devine juste comme une voile caressée par un vent léger.
Figure triomphante d’abandon déterminé d’acquiescement à la vie ? Et donc aussi à la mort. Il a deux taches écarlates à l’abdomen. Jean-Pierre Burdin
Elle est retrouvée.
Quoi ?- L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil
(Arthur Rimbaud)
J’ai beaucoup hésité à publier cet article qui dévoile ce qu’il vaut mieux toujours découvrir par soi-même, à la projection, mais j’ai voulu inviter à aller voir ce film avant qu’il ne disparaisse des écrans. J’ai voulu dire également pourquoi il compte pour moi, et j’ai voulu le dire dans Chantiers de culture. J’avais le désir de comprendre comment ce film fonctionne -frictionne en moi. Une sorte de besoin naïf mais irrépressible de le penser et d’en parler.
Ce que je dis du film en dit aussi beaucoup sur moi, ou tout du moins sur ma conviction, sur ce que je recherche…. Chantiers de culture est évidemment un espace collectif mais mes contributions, notamment mes « Feuilles volantes », veulent être une invitation à voir autrement, à retrouver de la force d’agir en entrant dans une aventure singulière qu’il est certainement bien prétentieux de qualifier de spirituelle, et qui pourtant ambitionne de l’être.
Être saisi en nous par le poème. Trouver la force d’agir et d’aimer en construisant le poème toujours singulier en nous. Ce n’est pas un regard critique, c’est un dialogue amoureux, une poignée de mains… Tous les films d’ Aki Kaurismäki offrent ce même transport poétique, tous ils nous offrent un havre-de-grâce, tous ils hébergent la poésie.
Je n’ai aucun « système » pour écrire, et d’ailleurs j’écris peu. Et mal… Je me débrouille quand j’aime, en cela je suis comme le commun.. Éros pousse à écrire ! J’ai seulement la chance que Chantiers de culture, avec qui j’entretiens de bonnes complicités, ait la gentillesse d’accueillir avec indulgence, et de temps en temps, quelques-uns de mes feuillets… et d’avoir un ordinateur. Écrivez et partagez.
Bien à vous et merci de votre mot. J-P B
Suite à votre analyse du film il me semble dommage de tout dévoiler ainsi !!!
Heureusement,je l’avais vu avant de lire votre feuille volante ! J’ai été en feeling complet avec ce film :
– picturalité, jeux, intrigue
– les larmes !
– la haine des nazis, bien sûr !
– la musique décalée !
– l’actrice, extraordinaire, et ce jeune qu’on aimerait tant voir vivre !
Avez-vous vu « l’homme sans passé » ? Il y a encore cette femme décalée, genre année 1960 (soviétique dans l’esthétique).
Un clin d’œil à Kustorica pour les musiques à accordéons, mais celui du Havre était super aussi !
Bonne continuation à vous, cela me brancherait de faire des critiques : quel est votre système ? Je n’ai pas d’ordi à domicile, mais je consulte de-ci de-là l’écran.
Au revoir, merci. K. Vincent