Nées en banlieues, elles s’emparent de la scène pour témoigner de la réalité de leur existence. « F(l)ammes » ? Un spectacle plein de fougue où brillent dix filles en béton armé sur les planches du Théâtre de La Tempête, un récit mis en scène par Ahmed Madani. Sans oublier « La 7ème fonction du langage » mis en scène par Sylvain Maurice à Sartrouville et « Tous des oiseaux » par Wajdi Mouawad au Théâtre de La Colline.
Madani prend « F(l)ammes » !
La pièce s’ouvre sur un énoncé, celui de ces lieux refuges où l’on se retire pour se sentir bien : la médiathèque anonyme, l’intérieur capitonné d’une voiture… Des lieux hors les murs des chambres féminines, trop souvent ouvertes aux quatre vents et aux regards extérieurs. Dans « F(l)ammes », dix filles des quartiers populaires s’approprient un nouvel espace, celui de la scène, pour explorer des fragments de leurs vies intimes et dynamiter les regards. Lancée en novembre à Sevran, cette deuxième création d’Ahmed Madani s’inscrit dans un triptyque artistique impliquant des jeunes des quartiers populaires. Après avoir donné la parole aux garçons dans « Illumination(s) » en 2013, le metteur en scène a sillonné la France afin d’auditionner des jeunes filles. Au terme de deux ans d’ateliers d’écriture et de jeu dramatique, où elles ont appris à chanter et à danser face à un public, a jailli « F(l)ammes », un projet cathartique porté par des comédiennes non professionnelles aux identités singulières. Aujourd’hui, sur les planches du théâtre de La Tempête.
Dérouter les jugements, déroger aux clichés, rejeter les tâches et places qu’on leur assigne. Sur scène, ces filles venues de Vernouillet, Garges-lès-Gonesse ou Bobigny déconstruisent les discours politiques et médiatiques, réfutant toute relégation identitaire. Invoquant « Race et histoire » de Claude Lévi-Strauss, « un livre où j’ai compris que je venais de la forêt » dit l’une des comédiennes, elles refusent d’être renvoyées « au monde du sauvage ». « Si je suis arabe, africaine, asiatique, je ne cesse pas pour autant d’être de France », clame l’une d’elles. Car la honte d’être soi, elles s’y confrontent dans le regard des autres. Plus blancs, mieux dotés, soit disant plus éduqués… Leurs dix tranches de vie se font aussi récits de bagarres face à la violence des hommes et des rôles sociaux qu’on leur impose. « Tu vois, quand un homme a peur, il se rassied », glisse une maman à sa fille qui a tenu tête à son père malgré la menace des coups. « Cette création partagée est un acte esthétique et poétique qui fait entendre une parole trop souvent confisquée », souligne à juste titre Ahmed Madani, le metteur en scène. Quête de reconnaissance, chroniques d’existences, « F(l)ammes » dresse le portrait collectif d’une jeunesse tout simplement en mal… d’égalité. Cyrielle Blaire
L’irrévérence de Sylvain Maurice
Du roman savoureusement sardonique de Laurent Binet, La 7e Fonction du langage (Grasset), prix Interallié 2015, Sylvain Maurice a tiré des séquences qui constituent un récit scénique haletant, pulsé avec du nerf par trois comédiens (Constance Larrieu, Sébastien Lété, Pascal Martin-Granel)
et deux musiciens (Manuel Vallade et Manuel Peskine, auteur de la musique) avec leur fourniment de part et d’autre du plateau.
Le livre à sa sortie avait fait du bruit, dans la mesure où il met en jeu, en toute causticité, l’ensemble des figures de l’intelligentsia française des années 1970 et 1980. Tout part du postulat selon lequel Roland Barthes, renversé par une camionnette le 25 février 1980, aurait été assassiné après avoir déjeuné avec François Mitterrand. Un flic mi-obtus, mi-finaud, flanqué d’un jeune professeur de lettres familier de la fac de Vincennes, mène l’enquête un peu partout. Polar sémiologique où tout fait signe avec irrévérence, la 7e Fonction du langage brocarde à qui mieux mieux, aussi bien Philippe Sollers et Julia Kristeva, traités tels quels aux petits oignons, qu’Umberto Eco, Foucault, Derrida et tutti quanti. Si Binet maîtrisait la donne de son Da Vinci Code linguistique, le théâtre, dans son immédiateté expéditive, court sensiblement le risque de tympaniser à la va-vite la « prise de tête » dont il est sempiternellement fait grief aux intellectuels. Ce péril n’est pas évité, mais on peut rire de tout, et même rire jaune. Jean-Pierre Léonardini
Wajdi Mouawad tel qu’en lui-même
Avec la création de Tous des oiseaux, Wajdi Mouawad signe la véritable ouverture de son mandat à la tête du théâtre de la Colline. Une ouverture éclatante en forme de retour, celui de l’auteur-metteur en scène tel que nous l’avons connu autrefois, du temps de sa tétralogie du Sang des promesses avec ses grandes épopées intimes et familiales au cœur d’un monde en pleine déréliction. Il y revient après de vastes détours par le tragique grec et des propositions plus personnelles au cœur du noyau familial comme dans Seuls ou Sœurs. Il y revient surtout avec une plus grande maturité tant au plan de son écriture que de celle de son travail scénique, même s’il affirme n’avoir « jamais fait de mise en scène » mais n’avoir fait qu’écrire. L’écriture de Tous des oiseaux, en tout cas, est le prolongement de la description des déchirures intimes, à commencer par la sienne propre, d’une terre à l’autre, d’une langue à l’autre, du Liban en pleine guerre civile au Québec via la France où la famille n’aura été autorisée à rester que quelques années. Cette déchirure originelle vient nourrir la fable qu’il a inventée et qui met au jour les déchirures profondes que vivent ses personnages au cœur du Moyen-Orient, de l’Europe et de l’Amérique mis dans l’impossibilité, pour le couple principal, de pouvoir vivre pleinement et ensemble l’amour qui les
unit. Lui, Eitan, est un jeune scientifique d’origine israélienne, elle, Wahida, prépare aux États-Unis une thèse sur Hassan Ibn Muhamed el Wazzan dit Léon l’Africain, un diplomate et explorateur arabe qui vécut au XVIe siècle et qui, livré au pape Léon X, fut contraint de se convertir au christianisme.
Wajdi Mouawad se saisit à bras-le-corps de son sujet, de l’histoire du Moyen Orient, dessine à grands traits le parcours éclaté de ses personnages aussi bien dans l’espace que dans le temps, d’Allemagne où vit la famille du jeune homme, aux États-Unis où il étudie tout comme Wahida qu’il rencontre là, et surtout à Jérusalem où il cherche à percer le secret de sa famille… Éclats de langues aussi (quelle place pour la langue maternelle arrachée et abandonnée ?), avec au plateau, l’allemand, l’anglais, l’arabe et l’hébreu assumés par des comédiens qui viennent de tous les horizons géographiques et qui parviennent sous la houlette du metteur en scène à trouver une unité et une cohérence assez extraordinaire. Ils sont 9 qu’il faudrait tous citer avec une mention particulière pour le couple formé par Eitan et Wahida, Jérémie Galiana et Souheila Yacoub, de véritables révélations. Wajdi Mouawad tend la situation à son maximum dans une histoire qui à y regarder de près pourrait paraître presque extravagante (comme toujours chez lui), mais n’est-ce pas l’Histoire elle-même qui l’est ? Il emporte l’adhésion grâce à sa force de conviction, grâce à son talent d’écrivain (et de romancier). L’état de tension extrême de tous ces personnages que des traits d’humour ou d’auto ironie viennent à peine détendre saisit le spectateur emporté dans un véritable maelstrom. Celui de la douloureuse Histoire d’aujourd’hui. Jean-Pierre Han